La population resserrée des villages impose à chacun un rôle bien défini auquel s’attache une série de postures et surtout de fonctions à remplir assidûment si l’on ne veut déroger à la règle sociale de l’utilité. Or Claude manquait d’utilité. Des pieds recourbés, des bras cambrés, une colonne convexe : autant d’attributs qui lui donnaient un air de gros point d’interrogation. Cette ressemblance surprenante lui convenait, du reste, à merveille car Claude était bien plus un être de questions que de réponses.
Lorsqu’il promenait sa carcasse noueuse entre les étals du marché dominical, les enfants pressaient, à se faire mal, leurs yeux gonflés d’horreur. Mais leurs mains trop étroites ne leur épargnaient jamais un spectacle qu’ils voulaient repousser et observer tout à la fois.
—Buah maman, j’aime pas l’bossu… disait la petite Louizon en se réfugiant dans les jupons de sa mère.
—Oui t’as raison la bestiole, moi non plus j’l’aime pas ce grand lézard.
—C’est vrai qu’il est laid çui-là, on dirait qu’il est sorti du derrière d’un démon !
—Vous savez Pierrette que vous avez p’ête bin raison, reprit la bonne Françoise d’une voix toute bourrue. Regardez sa pauv’ mère, c’est qu’il lui a déchiré les entrailles ce p’tiot !
—Argh… en v’là une qu’a été bien punie pour ses péchés. Zwuiq ! ouverte du con jusqu’au nombril la grue. Une grosse dégoutante qu’avait pas besoin d’ça pour écarter les cuisses si vous voyez c’que veux dire… rhé ! rhé ! rhé !
Dame Marie parlait beaucoup et signifiait peu car ses mots, faits de colère contenue et de cruauté rieuse, ne parvenaient à se diversifier que dans les grognements féroces qui les ponctuaient. Ses auditeurs auraient pu se lasser et dénoncer la monotonie imbécile de cette perversité qui se repaissait de paroles méchantes. Mais le mal ne tente finalement que dans ses apparats les plus faibles. Lorsque Dame Marie colportait les commérages et prolongeait les humiliations vécues par les récits qui s’en dégageaient, les cervelles attentives se laissaient allègrement contaminer par cette agressivité stupide.
Les « cervelles »… le mot semble trop anatomique, n’est-ce pas ? Mais c’est que tout est corps, chères âmes. Idées et sentiments sont des affaires très organiques qui nous prennent aux tripes et nous parcourent les os et la moelle. Pensez tant que vous voudrez et surtout espérez de toutes forces qu’il ne restera plus rien à punir lorsque les petites machines qui vous composent se gripperont et cesseront de fonctionner. Que notre espèce est sotte puisqu’elle n’a le courage de souhaiter ce qu’elle ne peut désirer… car ce qui nous délivrerait enfin de tout ce mal, serait de n’avoir jamais existé. La mort elle-même ne suffit pas à nous en sauver et nous emportons dans la tombe notre chair putréfiée qui exige plus de saletés encore, plus de bêtes carnivores pour la dévorer et la remplacer…
Peut-on se délivrer du monde extérieur ? Observons de plus près la mécanique qui nous anime : l’estomac avale mais digère et dissout ce qui prétend le remplir ; l’oeil attrape les choses et les êtres puis il comprime leur épaisseur pour en faire des images nouvelles dont les lumières et les couleurs n’existent qu’à la surface de sa rétine ; l’oreille vibre, reproduit et, fatiguée d’écouter le bruit et la fureur de notre idiotie, elle se ferme peu à peu pour donner aux vieillards cet air d’hébétude heureuse. Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? C’est sûrement grâce à ces échecs de la communication, à ces brisures du lien social que nous acceptons de vivre si longtemps. Sommes-nous sauvés pour autant ? Non, nous sentons bien que non. Sous la peau, au creux de la nuque, une brise passe et signale une ouverture. Un courant d’air se faufile, quelque part… qui nous expose ainsi au tout-venant ? N’est-ce pas la cervelle qui préside et se retranche dans sa boîte crânienne pour rappeler qu’il faut protéger ses replis et ses couloirs labyrinthiques ? Oui, certainement puisqu’elle affiche sa supériorité despotique et rappelle qu’elle est la souveraine, qu’elle a des devoirs et des tâches de premier ordre. Impossible de se couper du monde qui l’entoure. Impossible. Ces fonctions sont bien trop indispensables au corps qui l’abrite et aux corps qui l’entourent. Et dans cet affolement perpétuel, elle dévoile, sans le savoir, qu’elle est l’organe le plus perméable qui soit.
Alors vous me direz qu’elle se détraque aussi. Elle épargne les plus usés et leur permet d’échapper à la médiocrité charogne du présent en les plongeant dans un monde reclus, un monde à part où tout n’est que passé, répétitions, inventions déjà consommées et phrases toutes faites. Quand j’étais môme… Ah de mon temps… Je t’ai déjà raconté ?… Tu veux pas, bah tu restes… Eh bin pleure, tu pisseras moins… C’est bon, dis donc, ça a un goût, un goût de reviens-y… Mais vous voyez déjà la différence n’est-ce pas ? À l’oreille des vieux, les paroles sont muettes. À l’oeil des vieilles, les silhouettes sont floues. Les bras s’alourdissent et ne saisissent presque plus rien. Les jambes se raidissent et n’amènent presque nulle part. Et tandis que le corps entier se retire, s’effondre terriblement sur lui-même, la cervelle sénile ne renonce jamais à produire. Elle frétille, elle fonctionne, elle s’agite comme une grosse larve rose et molle. Et parce qu’elle manque désormais de matière et d’énergie, elle tourne à vide et ressasse des idées prémâchées qui circulent et se figent encore davantage à chaque reprise. Elle regarde avec aigreur ses sujets qui l’abandonnent. Elle grogne et les appelle à plus de rigueur, plus de tenue. Oui, la cervelle est une drôle de reine qui ne meurt qu’en criant La reine est morte, vive la reine ! puisqu’elle croit à son éternité et à sa gloire, même lorsqu’elle feint d’ignorer que ses bas-fonds accueillent et abritent tout un tas de préjugés, de clichés, de haines, de peurs et de rejets qui attendent, là, un stimulus. Un stimulus pour surgir et prendre une autre cervelle d’assaut.
Voilà pourquoi personne ne songeait à contredire Dame Marie, à résister aux assauts de ses férocités triomphantes qui semblaient confirmées par l’impression d’une reconnaissance intime. Oui cette idée est juste puisqu’elle est en moi. Le bossu est un monstre puisqu’elle le dit et que je le pense, là, au fond de moi. Les nourritures spirituelles ont leurs excréments elles aussi. On peut les cacher, les enfouir dans la terre, les chasser comme des mauvais esprits. Mais la bataille est rude et les forces manquent contre ces ennemis de l’intérieur. Comme c’est agréable de lâcher prise. Comme c’est satisfaisant de se vautrer dans sa propre fange. Oh regarde, un peu de matière nauséabonde, vas-y, avale-la, digère-la, partage-la. Le voisin observe, il nous félicite d’une telle production. Superbe, j’ai la même, on échange ?
Les faibles et les malévoles savent éveiller les satisfactions mesquines des orgueils les plus médiocres. Moi, je n’ai pas le ventre ouvert du con au nombril. Moi, je n’ai pas un démon au derrière. Moi, je suis hors d’atteinte car aujourd’hui, je ris avec les rieurs. Moi, je suis bas mais je suis plus haut que lui là-bas, avec son dos courbés et sa nuque pliée. On croit toujours que le cruel est un solitaire dangereux, un reclus vengeur. Nous oublions qu’il est des cruautés très sociales qui ne grandissent que dans le désir d’appartenir à la communauté ou la crainte d’en être exclu.
Mais je m’égare et perds le fil de mon récit dans les coins obscurs de mes réflexions. J’en reviens donc à Dame Marie et à ses gesticulations amusantes qui faisaient la popularité de ses mots les plus piquants. La naissance monstrueuse de Claude méritait un mime qui plaça le pouce de cet histrion sur son bas-ventre pour le ramener au centre de sa panse où elle traça, sans même s’en apercevoir, un petit signe de croix. Et tandis qu’elle était à l’origine de cette convocation divine impromptue, elle s’alerta soudainement, arrêta sa pantomime et pressa un peu plus sa Louizon contre ses jambes. Un quelque chose avait frôlé son front et malgré la légèreté de cette sensation, elle avait pénétré jusqu’à son esprit pour y imprimer la trace d’une corruption menaçante.
Oui, Claude était le châtiment descendu tout droit de cet espace obscur qu’elle avait elle-même entre ses cuisses collantes. Le châtiment. L’endroit. Là, entre les cuisses où la honte surgit, vit et grandit. La honte et la haine des autres. Des autres femmes et de soi. Des autres femmes auxquelles il ne fallait surtout pas ressembler. Des autres femmes dont il fallait se distinguer vite, en se débarrassant de cette idée qui lui contractait l’estomac et lui soulevait le coeur. Alors, autant par réflexe que par réflexion, elle cracha au sol un glaire qui devait contenir toute la souillure dont elle espérait se délester en la déversant sur le trottoir baigné d’immondices et les épaules bombées du pauvre Claude.
—Fallait pas se laisser conter fleurette par un sagouin de républicain qui nous a laissé ses bâtards sur le dos. Moi j’dis qu’ils ont tout d’travers les enfants Woland. Parce qu’y a pas seulement l’affreux qu’est bizarre ! Cet’Alice qu’a toujours le nez dans ses fleurs, elle m’a pas l’air bin normale non plus…
—Parlez donc pas de ça les finaudes, vous allez nous attirer le Diable à force de parler de ses saletés.
Ce conseil avisé fut à peine murmuré par un Monsieur Henri au comble de sa superstition. Le gros boulanger de la place des Lices ne put d’ailleurs s’empêcher de ramener le pain à lui, comme s’il fallait accompagner ses paroles de prudence d’un geste de repli sur le bien premier de cette humanité froide qui vivait de seigle et de châtaignes.
—Mais M’sieur Henri, c’est pas avec des mots qu’on crée l’démon ! répondit la Mère Françoise d’une voix toute ronde qui se voulait aussi moqueuse que rassurante.
—Demandez au bossu, i’vous dira qu’c’est avec le derrière de sa mère qu’y faut s’y prendre pour faire un sabbat !
Un rire graveleux accompagna ces paroles où la haine de la liberté se mêlait au dégoût de l’originalité. Et si la Mère Françoise aimait le franc-parler de Dame Marie, elle ne put réprimer un petit élan de compassion qui dirigea son regard vers la face ahurie de Claude. Malgré son air hébété qui accompagnait en permanence sa physionomie interrogative, Claude avait entendu les brimades et il les comprit sans les saisir parce qu’il avait cette intelligence immédiate des bêtes et des petits enfants qui aiment et s’émeuvent sans savoir.
Est-ce l’éducation qui nous prive de cette clairvoyance toute repliée sur elle-même ? Les fous et les débiles nous prouvent chaque jour que la vieillesse est une maladie sociale. L’infection entre par l’oreille lorsqu’une interdiction arbitraire est prononcée et acceptée. Elle contamine l’oeil qui s’habitue à l’étrangeté du monde et n’y voit bientôt que des formes régulières ou des anomalies. Elle écrase nos désirs et les vouent aux fantasmes inactifs. Et dans cette béance, elle installe les certitudes arrêtées des prétentieux et les idées communes des craintifs. Mais elle laisse, dans les esprits les plus sensibles, l’impression d’un manque irréparable que le plaisir de l’analyse et de la réflexion ne comblera jamais. Car ces âmes nostalgiques passent leur vie à contempler les bibelots et les images de leur enfance, elles relisent incessamment les récits qui les faisaient rire et frissonner parce qu’elles cherchent à déplier les sensations perdues. À chaque plongée, elles n’attrapent qu’une infime parcelle de ce qu’elles recevaient autrefois, en un regard.
Claude avait su conserver cette omniscience aveugle des sages sans raison. C’est pourquoi il eût été l’un de ses fous médiévaux auxquels les bonnes gens confiaient leurs prières les plus intimes dans l’espoir qu’elles soient entendues par un Dieu plus sourd et impotent que tous les infirmes de la terre. Et quoique je voie poindre dans ces quelques remarques théologiques un objet de débats digne d’une énième théodicée, je m’abstiendrai de poursuivre ici ce portrait précipité d’un Dieu inerte. Nous connaissons déjà les termes de cette question. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? demande le fils souffrant, car celui qui sent la pesanteur de la terre, la sueur de son corps et la puanteur de ses excréments, voit bien qu’on s’est moqué de lui. Faut-il accepter que la matière soit vouée à la souffrance ? Faut-il consentir à vivre déjà mort et succomber à l’impossible envie de n’être jamais né ? Plus j’y songe, plus je sens qu’il faut être l’alchimiste qui consacre sa vie à la recherche de l’immortalité ou le fol-en-Christ qui renonce à toute individualité et trouve, dans le dénuement total, un semblant d’absolu. Mais à l’heure des machines et des manufactures, la pierre philosophale devint un caillou comme un autre. Quant à la vérité, elle délaissa l’oeil du sot ou la main du mendiant pour se loger sur la corne du Veau d’Or.
Désormais Claude n’était qu’une excroissance supplémentaire, un appendice infectieux qu’il fallait extraire du corps social pour l’assainir et le débarrasser de ses protubérances monstrueuses. Il aurait pu sauver les âmes des pécheurs et brader, avec ses mains molles et ses lèvres ballantes, un pardon à trois sous ; mais l’intelligence sociale avait préféré lui assigner le rôle paradoxal d’idiot du village car celui qui occupe une telle fonction se situe toujours en plein centre du groupe qui le marginalise. Et si on ne le croyait plus capable d’énoncer les vérités cachées, on craignait encore qu’une trace de sacralité funeste habitât cette cervelle d’oiseau.
Un sacré deuxième chapitre, qui reste dans l'exacte lignée du premier avec cette double narration assez particulière qui nous raconte tout d'abord et décortique dans les moindres détails la substance des choses par la suite.
Je suis définitivement conquis. J'aime vraiment cette "densité" qui ressort du texte. Elle n'est pas empreinte de lourdeur maladroite, elle est simplement riche et son côté peut-être légèrement encombrant ou étouffant, colle parfaitement à l'ambiance qui ressort de la scène.
J'aime aussi les thématiques abordées, l'intransigeance, la fatalité dans les déclarations. Ca se marie très bien à l'ambiance générale très noire et sinistre.
Je suis très curieux de voir où tu vas nous emmener en tout cas !
Bon courage pour la suite !
A bientôt :)
Il faut que je me mette au chapitre suivant, mon rythme d'écriture est un peu trop lent.
À très vite, ici ou sur ta propre histoire !
"Cette ressemblance surprenante lui convenait, du reste, à merveille car Claude était bien plus un être de questions que de réponses", bien que je pourrais en citer un paquet, j'ai particulièrement apprécié cette phrase. Au fond, ne serait-ce pas le lot de chacun? Des questions depuis toujours et pour toujours? La plupart sans réponses et pour celles qui en trouvent, il y a plus d'hypothèses qu'autre chose...
"Tout est organique", comme je te rejoins! Le roman dont je viens de commencer lentement l'écriture repose justement sur cela.
Un petit "hic" pour moi: je n'ai pas saisi "et rappelle qu'est la souveraine"...???
Une question: quand le narrateur parle au "Je", qui parle?
C'est encore un chapitre excellement rédigé. Ceci dit, j'y retrouve un côté peut-être un peu trop "scientifique" par moments. Bien que j'adore cela, je suis un peu dérangée par le contraste entre ces aspects "psycho-philo-sociologiques" et le chapitre précédent mais aussi avec celui-ci même... Tu passes d'une narration assez romanesque tout en utilisant l'humour, le décalé, à une analyse de pro mdr. C'est peut-être moi le souci, cependant lol. Il est quand même 4h du matin...
Bon! Au dodo avec ton histoire pour oreiller... ;-)
Je vais commencer par le plus simple, la coquille : "et rappelle qu'est la souveraine", il manque le "elle" ^^
Et je sais pourquoi... je suis vraiment absurde, je trouvais qu'il y avait trop de "elle" dans cette phrase. Je n'avais donc rien mis en me disant que je trouverai autre chose et voilà, ça fini avec une phrase qui n'a pas de sens ... J'ai donc corrigé, tant pis pour mes sonorités ! Je verrai si je trouve autre chose entre temps. Merci à ton oeil de lynx !
Je vois totalement ce que tu veux dire lorsque tu parles d'un "contraste" trop fort entre l'écriture romanesque et l'écriture, disons, scientifique. Je crois que c'est parce que je n'arrive pas à me décider. C'est plus fort que moi, j'ai besoin d'analyser mes personnages, mes situations.
J'ai hésité à retrancher ces paragraphes mais ça me paraît, comme dire .... artificiel. Lorsque je les enlève, j'ai l'impression de cacher quelque chose. Je me dis que je suis là, à cette frontière entre l'imaginaire, la fiction, le fantasme d'un côté et l'analyse, l'observation de l'autre. Alors j'ai la sensation que mon écriture doit, elle aussi, se situer là. Mais c'est vrai que je crains un effet de saturation pour mes lecteurs et lectrices. C'est un peu pénible, n'est-ce pas ? Ça brise l'immersion ? Le rythme ?
J'ai hésité parce que c'est démodé, c'est vieux ce narrateur qui dit "Je" (on le retrouve chez Scarron, chez Stendhal...) et qui n'est personne. Mais j'ai besoin de situer le point de vue, même si c'est imprécis, indécis. Il me faut une focale. Cette focale, ce sera ce "Je" un peu vide d'existence.