Il y avait bien eu une intrusion chez Maria, faite par des professionnels tel qu’Henri le précisa sans attendre, avant d’ajouter un détail tout aussi crucial : les intrus parlaient allemand, malgré tous leurs efforts pour le dissimuler à l’oreille fine d’un vétéran des insurrections polonaises. La Française du Conseil ne perdit donc pas une seconde pour accuser le Reich Allemand d’être derrière tout ça, d’une façon ou d’une autre, car la Prusse est mauvaise. Et elle allait pouvoir en avoir le cœur net, car en plus de chasser les voleurs, son oncle avait pu blesser puis attraper l’un d’entre eux. Henri n’était peut-être plus au sommet de sa forme, mais son arrivée aussi brutale que déterminée avait produit un sacré choc chez les trois voleurs.
Alors les trois malfaiteurs eurent à peine le temps d’entendre la porte être enfoncée d’un grand coup de pied, qu’un grand couteau jaillit de la pénombre pour venir se planter juste sous l’épaule de l’un d’entre eux. Aussitôt, celui qui était au panneau de commande sortit son pistolet, et mit le vieil homme en joue, tandis que son compagnon ressortait de la dernière cellule avec le tout petit singe dans les bras. Bien sûr, Henri avait déjà sorti son pistolet, mais le truand était plus rapide que lui, si fatalement qu’il se fit à l’idée de recevoir une balle lorsqu’il s’aperçut, surpris, que l’intrus ne tirait pas. La fusillade n’était visiblement dans l’intérêt de personne, ni des voleurs, ni du vieux majordome qui, à l’inverse d’eux, était encore loin d’être impuissant - il connaissait bien deux ou trois choses sur ce fichu laboratoire ultra-moderne. Tout en les menaçant de son pistolet, il activa le système d’alarme, un petit son qui résonnait dans tous les endroits de la maison, et notamment dans l’entrée où patientaient les vigiles – mais pas la chambre où jouait Anastasia. Ensuite, tout s’était enchaîné si vite que les deux cambrioleurs ne purent même pas s’enfuir avec leur compagnon, qu’Henri rattrapa aussitôt pendant que les deux gardes de sa nièce accourraient avec leurs armes. Malheureusement, il n’avait pas pu empêcher les deux aigrefins de détaler avec des chevaux amenés devant cette maison par un quatrième complice, forçant les deux vigiles à se presser d’enfourcher deux chevaux pour espérer les rattraper – comme Maria l’aurait sûrement exigé. Après tout, ils ne semblaient pas avoir seulement volé un cobaye précieux, ils avaient également dérobé du LM et des outils de laboratoire, du peu que son oncle en savait …
D’ailleurs, Henri était bien incapable de dire jusqu’où cette poursuite allait les conduire, ni ce que cherchaient ces pillards, seulement Maria ne pouvait se contenter de ça. Le majordome avait bien commencé à interroger le captif qu’il avait traîné dans le sous-sol, non sans lui casser quelques os lorsqu’il le balança dans l’escalier, mais ça ne l’avait pas rendu plus coopératif, à la grande colère de celle qui se dirigeait déjà vers ce dernier.
— Tu aurais pu te permettre des initiatives avec ce genre de cafard ! Je vais le faire parler, moi ! » grognait-elle encore lorsqu’elle s’arrêta sur l’une des dernières marches qui lui permettait de voir ses quatre mercenaires – toujours au milieu de la pièce. « Jasper ! Tu t’occupes de préparer nos chevaux. Alessandre et Théo vous vérifiez chaque recoin de la maison en vitesse à la recherche d’autres traces des voleurs. Raphaël, tu retournes surveiller l’entrée, et tu verrouilles toute la maison sans exception. » ordonna-t-elle d’une traite, avant de s’en retourner à son sous-sol, avec Henri dans sa suite, toujours impassible malgré la colère ou les critiques de sa nièce. « Qu’est-ce que vous lui avez dit pour le faire plier ? » reprit-elle froidement, en traversant ce petit couloir de béton tout éclairé et méticuleusement entretenu.
— Je lui ai rajouté quelques coups bien sentis après lui avoir fait goûter les marches de l’escalier, et je l’ai menacé de lui percer les genoux au burin. Il résiste encore mais je le ferai vite avouer, j’ai déjà préparé les outils. » lui résuma froidement son ancien aventurier d’oncle, pour qui la torture fut davantage une activité patriotique que professionnelle.
Il faut dire qu’il avait même toujours excellé dans cet art douloureux, même si lui aussi y avait toujours été forcé. Alors pour ses amis et son pays, il s’y était résolu et n’avait jamais manqué d’imagination, usant aussi bien de la douleur que de la peur, jouant des outils mais aussi du feu, du froid, du sel qu’il disposait sur les plaies ou des bris de verre qu’il faisait mâcher à ses victimes. Puis, avec le temps, comme pour la chasse qu’il n’aimait pas étant enfant, il avait fini par s’habituer aux larmes, aux cris, à la vue du sang. La vie était ainsi faite, il n’y avait pas à s’en vouloir, tout comme il n’y avait pas à y rajouter de sa cruauté, et Henri avait toujours essayé de faire parler ses victimes en évitant un maximum de douleur ou de blessures. Il avait toujours cherché d'en faire ressortir ses victimes en vies, ou d’abréger leurs souffrances quand ce n’était plus nécessaire. Cependant, Maria n’était pas comme lui, et il le savait bien.
Le problème n’était pas tant qu’elle puisse mutiler à vie le voleur, mais plus ce qu’elle lui ferait subir une fois qu’il aurait avoué si jamais il s’entêtait à résister, car elle était plus rancunière que sadique en vérité. Malheureusement, elle insista sèchement pour mener l’interrogatoire, quitte à proposer à son oncle de rester à l’écart s’il craignait d’avoir des remords. Bien évidemment, il refusa sans hésiter, en se sentant presque insulté par l’idée qu’il puisse déroger à sa promesse de ne pas assister sa nièce quand elle en avait besoin, d’autant plus que cette dernière était bien au courant du serment qui les unissait tous deux. D’ailleurs, c’était sûrement pour cela que la Française du Conseil s’arrêta sur le seuil de l’annexe souterraine, pour lui confier d’un air plein de regret qu’elle ne voulait pas trop lui en demander après tout ce qu’il avait déjà fait.
Et aussitôt libérée du poids de cette confession fugace, elle franchit le seuil de sa salle d’autopsie où gisait le captif, en prenant soin d’y abandonner son attitude de nièce pour l’air impitoyable de la Lune Pâle du Conseil.
— L’état dans lequel tu sortiras dépendra de ta collaboration. Il ne tient qu’à toi de repartir chez toi ou de remplacer le singe que vous m’avez pris… jusqu’à ce que je n’aie plus rien à tirer de toi. Et tu ne veux pas savoir tout ce que tu pourrais me donner. » annonça-telle froidement à l’Espion sanglé sur la table, vêtu d’une tenue sombre on ne peut plus commune, tandis qu’elle se dirigeait déjà vers une étagère près de laquelle se trouvait un petit meuble à roulette.
Henri fut alors pris dans un élan de compassion lorsqu’il comprit à quel genre de torture sa nièce allait se livrer, et il essaya une dernière fois de convaincre le captif d’avouer, avant qu’elle n’utilise les outils de travail qu’elle faisait rouler vers sa table d’opération. Sans perdre de temps, Maria perça la plante des pieds de son prisonnier et usa d’un injecteur pour infiltrer un liquide qui le fit hurler de douleur si intensément, si fort que le vieux Polonais en restait interloqué, même en étant occupé à bâillonner ce pauvre homme. Pourtant, l’Allemand s’entêtait à résister, se montrait parfois insolent dans les opportunités de réponse qu’elle lui offrait, jusqu’à insulter Maria de tarée ou de putain, ce qui finit évidemment par la faire exploser de rage.
— Mais qu’est-ce que vous me voulez à la fin ?! Les Germains ne me laisseront donc jamais vivre ?! » s’écria-t-elle en lui plantant un gros scalpel d’acier dans le coude, avant de le faire crisser horriblement contre l’os de sa victime déjà en sueur. « Parle ! Où sont tes collègues ?! Qu’est-ce que vous comptez me faire pour que tu sois prêt à crever au fond d’une cave ?!
— Je ne te dirai rien ! Le RFA te fera croupir en taule, ou pire ! Il te fera encore pire ! Et même si j’avais un espoir de repartir, je préfère crever ici ! Tu me tueras de toute façon alors fais-le maintenant ! » lui répliquait-il encore en l’insultant de plus bel, lorsque Maria saisit brusquement sa main sanglée, puis la retourna d’un seul coup aussi net que précis, sous les regards dégoûtés d’Henri – paradoxalement, c’était encore pire d’assister à la torture que de la faire soi-même …
— Tant pis. Je vais devoir mettre fin à tout ça. » lâcha-t-elle en s’écartant de la table d’un air furieux pour quitter la pièce, laissant même ses outils plantés dans le corps de cet espion qui souriait légèrement à l’idée d’avoir gagné.
Mais il n’en était rien, Henri le savait bien, Maria n’allait pas tarder à revenir et elle allait triompher cette fois, c’était joué d’avance, le prisonnier n’avait aucune chance.
Alors le vieil homme profita de ce court instant de répit pour essayer de le raisonner, de le convaincre qu’il valait mieux craindre sa charmante nièce que le redoutable RFA. Avec un peu de bon sens, il pouvait encore s’en tirer relativement valide et négocier sa libération avec elle, puis avec un peu de chance, il pourrait rejoindre les Amériques ou tout autre continent pour y refaire sa vie loin du Département Impérial – s’il n’était pas déclaré mort entre temps. Malheureusement, l’espion était sûr de lui, il n’y avait pas de fuite possible à ses yeux, perdre ici c’était aussi perdre là-bas, puisqu’il ne luttait pas pour sa vie, une position sociale ou une bonne solde, mais pour un monde, une famille et un idéal. Et pour cet idéal du RFA, Maria était une menace planant sur le monde entier, il était prêt à mourir si son sacrifice pouvait protéger sa famille des actes de cette folle sanguinaire et zélée. Bien sûr, Henri insista comme il put, tant en arguant que sa nièce était loin d’être si mauvaise, qu’en le questionnant sur ce que pouvait bien valoir ces informations comparées à cette famille qu’il évoquait. Si l’Espion tenait vraiment à sa famille et ce monde, peut-être pouvait-il survivre ici pour continuer à se rendre utile pour eux, mourir ici n’était peut-être pas la meilleure chose à faire pour ce père de famille. Malheureusement, c’est sur ces mots que revint la Française du Conseil, arborant un petit air contrarié et une seringue de métal en main.
Et sans un mot, elle injecta le produit qu’elle contenait au prisonnier, puis commença à ranger ses outils ou scalpels sur le chariot qu’elle envoya ensuite rouler jusqu’à sa place, avant de toiser son patient d’un regard perçant. Surpris et assez inquiet de la suite, Henri demanda naïvement à sa nièce si c’était du LM qu’elle venait de lui injecter.
— Non, mais je lui en donnerai s’il répond aux questions vite, j’ai déjà perdu trop de temps. » lui répondit-elle sans lâcher l’Espion des yeux, pour reprendre aussitôt à l’encontre de ce dernier. « C’est un mélange de venin de fourmi flamande, de drogues et quelques autres molécules de laboratoire, créé par mes professeurs, c’est la pire douleur du monde. Mais ce qui est génial avec ce produit, c’est que c’est une douleur parfaitement contrôlée, que toutes les séquelles ne seront que mentales, qu’il n’a aucune chance de te tuer, et que j’en ai plus d’un litre. Si tu résistes, je serais obligé de détruire ton esprit pour aller y chercher la vérité. Tu y perdras toute ton humanité, il ne restera de toi qu’un singe paranoïaque et terrifié par ce que je pourrais encore lui faire subir. Alors, si tu veux échapper à cette vie, parle. Où sont tes deux complices ? » lui asséna-t-elle froidement, avant que le captif ne se moque de la chimie de cette petite fille.
Apparemment, il avait déjà été piqué par une bête en Afrique Allemande, et il ne croyait pas une seconde aux intimidations ridicules de cette savante - les fourmis ne sont pas connues pour leurs venins après tout. Quant à Maria, elle était sûre de son coup, c’était surtout cette perte de temps qui lui restait en travers de la gorge, et l’idée que les deux autres voleurs puissent s’en tirer.
Heureusement, le venin de la fourmi flamande était un outil puissant, bien que peu connu des explorateurs allemands, puisque cet insecte vivait en Amazonie, dont la Guyane Néerlandaise où étudia un jeune savant, August Baaltanijt. Lorsqu’il le vit en action, le Pionnier Hollandais avait été stupéfait par la puissance de ce poison, considéré comme le plus fort du monde animal, au point de s’en souvenir des années plus tard, lorsqu’il lui fallut concevoir un outil destiné à faire avouer même les plus terribles intermédiaires avec lesquels il traitait. Et il ne fallut pas plus de quelques mois, pour que la Piqûre d’August soit redoutée dans tous les cartels, au grand plaisir du Conseil et de l’Alliance for Progress, les deux bénéficiaires de ce venin à la composition secrète et aux séquelles irréparables. Car c’était bien ce dernier détail qui avait rendu ce produit chimique si célèbre. À l’origine, August avait ajouté des drogues à son mélange pour faciliter les aveux du patient et limiter sa capacité à mentir, ce devait être une forme de sérum de vérité en plus d’un instrument de torture. Seulement, comme souvent avec le Pionnier Hollandais, les résultats étaient tellement satisfaisants que le sujet en restait lui-même traumatisé à vie, tel qu’il s’en justifiait en ricanant de son cynisme. En effet, la Piqûre ne s’utilisait généralement qu’une fois par personne, puisque cette dernière était ensuite marquée à jamais, folle, détruite comme Maria venait de l’annoncer à son prisonnier, tout aussi déterminé qu’elle.
D’ailleurs, il ne s’écoula pas plus que de quelques secondes après sa réponse, avant que la douleur ne monte dans seul coup dans tout son corps, balayant toute autre pensée dans son esprit, striant ses vaisseaux sanguins d’épines de douleur, crépitant dans chacun de ses muscles qu’il contractait dans ses convulsions, bouillante dans son cerveau que les sueurs ne pouvaient refroidir. Elle était telle que l’Espion aurait presque put remercier Henri de le bâillonner, de telle sorte qu’il puisse enfoncer ses dents dans le tissu jusqu’aux gencives, pendant qu’il se faisait dessus, sous le regard légèrement satisfait de Maria.
— Je crois que nous allons pouvoir discuter plus concrètement à présent. » en conclut-elle sobrement à destination de son oncle abasourdi, avant de se baisser vers la tête de son malheureux patient. « Tu m’entends ?! Je peux encore te sauver si tu parles ! Tu m’entends ?! » cria-t-elle au prisonnier allemand qui sembla, d’une façon ou d’une autre, réussir à hurler un ja dans son bâillon. « Première question : Où sont partis tes amis ?!
— Dans les bois de Paris !! Ils – Ils vont faire muter ton putain de singe pour en faire un monstre !! » lui avoua-t-il dès qu’Henri lui ôta le bâillon, pour au moins réussir à arracher son air hautain à la Française du Conseil, ulcérée par ce qu’elle apprenait.
Elle soupçonnait déjà que le RFA puisse s’en prendre à elle, mais elle ne s’attendait pas à une opération d’une telle ampleur, ni d’une telle ruse.
Pour l’éliminer, le Département Impérial avait projeté de faire muter ses cobayes, pour ensuite les libérer dans les rues de Paris afin qu’ils causent un maximum de ravages, de telle sorte que la responsabilité du drame retombe sur elle. L’idée était donc de faire d’une pierre deux coups, d’écarter la nouvelle partenaire de l’Armée Française tout en détruisant l’image des Sciences Nouvelles dans son pays. Seulement, Henri était intervenu à temps, et les Espions n’avaient donc pu libérer qu’une seule cellule, sans avoir le temps de faire muter qui que ce soit dans l’enceinte du laboratoire. Néanmoins, même si la manœuvre était déjà compromise, tout n’était pas encore perdu. Car même si l’État Français venait à comprendre que Maria n’y était pour rien et qu’elle avait été victime de l’ennemi allemand, son domicile serait perquisitionné et son laboratoire démantelé, sans parler des autres conséquences qu’Emil devait bien connaître – il avait forcément approuvé cette opération un moment ou un autre. Pour cela, les Espions n’avaient qu’à rejoindre un lieu tranquille, comme le bois de l’est parisien vers lesquels ils se dirigeaient, afin d’y faire muter le petit singe en un monstre qui chercherait par-dessus tout à retrouver sa mère, même si elle se trouve en plein milieu d’une ville remplie d’innocents.
Et les intrus devaient avoir volé pour au moins une vingtaine de centilitres de LM, assez pour engendrer des conséquences que la Française du Conseil était incapable d’imaginer.
— Henri, je vais aller chercher mon spécimen et régler la situation avant que tout ne dérape irrémédiablement. » lui lança-t-elle, en s’écartant brusquement de la table pour quitter la salle et laisser le captif subir son martyr.
— Attends ! Ils sont de bons mercenaires mais, à part Théodose, leur sens du pistage laisse encore à désirer. Je veux t’accompagner. Si tu dois poursuivre une bête en forêt, deux vrais chasseurs ne te seront pas de trop. » lui conseilla son oncle, en se précipitant dans sa suite tandis qu’elle filait déjà en direction des petits escaliers.
— … Soit, vous avez sûrement raison sur ce point, mais faites attention mon oncle. Nous ne savons pas ce que nous allons chasser et vous n’êtes pas augmenté comme mes serviteurs. Je vais laisser Raphaël en arrière, nous ne pouvons laisser la demeure sans surveillance.
— Pourquoi ne pas appeler la police pour cela ? Ils ne rentreront pas à l’intérieur. Laisser Raphaël seul ici, c’est dangereux pour lui, d’autres agents du Reich pourraient venir en profiter. » essaya-t-il de plaider, sans qu’elle ne lui accorde de réponse cette fois.
Une fois rendue dans son laboratoire, elle lui ordonna plutôt de rassembler tous ses mercenaires à l’écurie où Jasper devait déjà les attendre, pendant qu’elle s’occupait d’aller aviser Raphaël de sa mission si importante.
Et il n’était pas question que quiconque se mêle de ses affaires, quel que soit le danger. Car non seulement elle comptait garder ce prisonnier pour le moment, mais elle ne laissera aucun soupçon planer sur elle, qui sait s’il n’y avait pas un espion ou un importun au sein de la police de Paris pour pousser l’enquête contre elle ? Heureusement, sur cette dernière inquiétude, Henri pouvait lui assurer que si la fuite des voleurs suivie de la sortie à cheval des gardes avait pu sembler bizarre, ça n’avait pas dû attirer l’attention des passants de cette ville déjà trop agitée en cette soirée de fin d’année. Alors, pour la Française du Conseil aussi, tout n’était pas perdu, il suffisait de rejoindre la course poursuite que ses deux vigiles menaient déjà en direction du bois de Vincennes, situé à deux arrondissements de là, le seul lieu dérobé où il pouvait encore espérer faire passer leur attentat sur son compte.
Heureusement, il ne suffit que de quelques petites minutes pour que tous se retrouvent à l’écurie, située sur le bord droit de la résidence, dans un petit corridor s’achevant sur un porche et son portail déjà grand ouvert. Jasper y avait tout juste fini de préparer les montures de chacun, mais à voir son visage penaud, même Henri comprit que quelque chose n’allait pas.
— Ils m’ont pris mon cheval ces deux connards. Si mon Sursis saute, ils vont m’entendre gueuler. » grinça l’Alsacien tandis qu’il caressait la jument de sa maîtresse, comme s’il espérait que ça lui porte chance.
— Tant que c’est pas le mien qu’ils ont pris, il les aurait butés ! » s’amusa Alessandre en enfourchant son cheval avec enthousiasme, plus que motivé à l’idée d’un peu d’action pour accompagner les quelques verres qu’il avait encore dans le nez, tandis que Théo apportait à Jasper les armes qui lui manquait pour accompagner son sabre et son pistolet.
— Tiens, ton fusil. » lui tendit-il, pour qu’il ne râle de plus bel, lorsqu’il vit que son ami avait oublié de lui apporter le tricorne qui faisait toute son élégance – même si ça lui donnait un siècle de retard en termes de mode. « Tu nous feras profiter de ta belle chevelure ! » ricana-t-il en se dirigeant vers sa jument, avant de prendre la défense des deux autres gardes de Maria qui avaient dû prendre Sursis et la monture d’Henri pour les rattraper. « Ils n’avaient pas le choix, il n’allait pas prendre le cheval de la petite Anastasia. » lança-t-il à son compagnon en grimpant sur sa monture, laissant Jasper se tourner vers Maria, qui l’écartait timidement d’Étoile avec un air gêné, à la grande déception de l’Alsacien – si au bout de huit ans d’effort, il ne pouvait même pas caresser sa jument, il n’était pas prêt de toucher au reste …
— Prends Serment, Raphaël ne vient pas, et bouge-toi. » trancha Henri, tandis que l’Alsacien restait les bras ballants en plein milieu de l’écurie.
Car le Polonais ne l’avait peut-être pas remarqué, en enfourchant la monture de la plus jeune de ses nièces, mais le dernier cheval de cette écurie fixait déjà Jasper avec un regard de tueur. Et la raison était simple, personne ne pouvait le monter, hormis Raphaël ou sa maîtresse, Serment portait bien son nom, tel que Maria le rappela en entrant dans l’étable. Heureusement, elle était prête à céder sa chère Étoile, après avoir rappelé à Jasper ce qu’il lui arriverait s’il la blessait d’une quelconque manière. Une seule patte de cassée, et tu resteras au lit le mois prochain, l’avertit-elle sèchement, sans que ça n’atteigne l’enthousiasme avec lequel il se pressa d’enfourcher le cheval de la cheffe, à défaut d’autre chose – comme il crut bon de le dire pour plaisanter avec ses deux compagnons.
— Tu ne crois pas si bien dire. » lui asséna-t-elle platement, avant de prendre quelques sabots d’avance sur le reste de sa troupe. « Maintenant, vous m’obéissez tous au doigt et à l’œil. Vous ne savez pas ce que nous pourrions être amenés à chasser, et je n’en ai moi-même qu’une vague idée. Henri et Théo, n’hésitez pas à me donner vos conseils même si vous devez me contredire, laissez vos manières ici, et votre morale aussi. Notre objectif est de retrouver mon cobaye, plus que les deux voleurs ou nos deux camarades.
Et dans la foulée, les chevaux s’élancèrent dans le couloir, faisant résonner le tambour de leurs sabots sur les pavés lorsqu’ils fendirent sous le porche, sous les regards intrigués des passants toujours attablés à cette heure - et de Raphaël, venu refermer le portail derrière eux de la façon la plus innocente du monde. Au galop, le bois de Vincennes n’était pas bien loin, assez proche pour que Maria espère encore l’atteindre à temps, avant que cet incident ne dépasse les limites de cette petite forêt. Autrefois, la seule obscurité de la nuit aurait anéanti tout espoir de sauver cette situation catastrophique, elle n’aurait eu aucune chance de rejoindre cette chasse en cours de route, ni d’y faire quoi que ce soit d’utile. Mais aujourd’hui, grâce à ses efforts, aux thérapies qu’elle avait prodigué à ses chevaux comme à ses mercenaires, elle était déterminée à pouvoir agir contre son destin.
Ainsi, il ne leur suffit que de quelques minutes pour s’engouffrer dans les bois, sans que leurs destriers ne ralentissent l’allure, ni que leurs cavaliers le leur ordonnent, puisqu’il ne leur fallut pas plus d’une poignée de secondes pour que leurs vues s’adaptent à l’obscurité. Durant un instant, Maria resta même saisie par cette curieuse sensation, celle de ses rétines qui s’affinaient pour luire plus intensément que ceux des félins, de la forêt qui apparaissait lentement tout autour d’elle, prenant vie sous une lumière lunaire plus forte que jamais. Bientôt, elle parvint même à distinguer les contours du chemin, jusqu’à discerner ses creux et ses bosses alors qu’elle était lancée à grand galop. À vrai dire, c’était comme si elle savait instinctivement ce qu’il fallait voir en un regard jeté contre le sol ; le LM n’avait pas juste amélioré ses yeux, il avait perfectionné sa perception, de sa conscience à ses nerfs, de son cerveau à son esprit. Alors, bien que personne n’ait encore repéré aucun indice de leurs cibles, ils étaient sûrs de pouvoir les apercevoir dès qu’ils le pourraient. Enfin, pour Jasper, il fallait déjà qu’il détache plus souvent son regard de Maria ou de son oncle.
Elle est en tête de cortège sans le moindre souci, remarqua-t-il à nouveau, fasciné par les multiples talents de sa patronne, avant que les mots qu’elle avait prononcés ne lui revienne en mémoire, et qu’il ne tourne la tête vers Henri. Il a l’air nerveux, il doit savoir quelque chose sur ce qu’on chasse vraiment, pensa-t-il en scrutant la mine inquiète du vieil homme, timidement éclairé par la lanterne qu’il tenait à bout de bras, si difficilement que l’Alsacien se ravisa, c’est peut-être le fait de rien y voir qui le rend comme ça. Néanmoins, ça n’enlevait rien au flou dans lequel Maria les avait laissés, et Jasper n’était pas insouciant ni stupide, il comprenait bien qu’il ne chassait pas simplement deux espions allemands et un petit singe apeuré. En tout cas, ils sont toujours à fond ceux-là, remarqua-t-il en jetant des regards à ses deux fidèles compagnons, Alessandre et Théo, le premier avec son fusil déjà en main et le second concentré à chercher la moindre trace des vigiles disparus, comme toujours.
— Ça là ! » lâcha Maria, en ralentissant soudainement sa course vers une branche où pendait un morceau de tissu, à hauteur de cheval. « Il y a du sang frais ici. »
— C’est un début de piste. À vous de jouer les petits gars. » lança simplement son oncle pour que Jasper et ses complices descendent de cheval, afin d’enquêter sur les lieux sous la supervision de leur patronne.