Maria, 23 décembre 1879
« Maria ! Dis, si Dieu, il existe pas, que les dragons et les héros ça existent pas non plus, alors qu’est-ce qui existe dans notre monde ? Ça peut pas être si triste ! »
Anastasia à Maria, après qu’elle eut accepté de laisser Henri apprendre un chant de Noël à sa petite sœur, 1872.
L’hiver de cette fin d’année 1879 était particulièrement doux et généreux, à tel point que la neige ne tenait pas sur le sol parisien en cette soirée du 23 décembre, si ce ne sont de fines particules blanches cachées dans l’herbe des parcs de la capitale.
Alors avec un temps aussi agréable pour cette période des fêtes de fin d’année, l’activité battait son plein à Paris, jusqu’à convaincre Maria de s’accorder un répit dans ses recherches ou dans son rôle de grande sœur. Cette fois, elle ne passait sa soirée ni dans son laboratoire, ni en compagnie de sa cadette adorée car, à force de persévérer, Jasper avait enfin réussi à trouver la soirée qu’il fallait lui proposer – après plusieurs échecs.
Sa première tentative, d’aller boire un verre avec elle, s’était soldée par une engueulade sévère, la Française du Conseil avait visiblement pris ça comme une insulte. Jasper s’était ensuite plus ou moins fait traiter d’attardé, avant de se retrouver de garde pour toute la nuit. Ensuite, il avait tenté sa chance en l’invitant au plus grand opéra de Paris, pour une soirée grandiose de musique des plus aristocratiques, pour qu’elle lui réponde qu’elle préfèrerait se jeter dans la Seine que de s’afficher là-bas avec un paysan comme lui, avant de repasser une nouvelle nuit de veille. Alors, l’Alsacien avait bien réfléchi à tout ça, durant ladite seconde nuit de garde qu’il passa encore avec ce cher Moustaches - le chat le plus réveillé de Paris. Et le lendemain soir, entre deux ou trois conseils de Théo, pendant qu’ils accompagnaient, tous deux, les beuveries d’Alessandre dans tous les bars du quartier, il avait fini par saisir la bonne réponse. Déjà, il fallait emmener Maria au théâtre ou au cabaret, il fallait évidemment un peu de spectacle et de réflexion pour espérer l’attirer, mais surtout il devoir bien choisir sa pièce, pour elle comme pour lui. Au début, lorsqu’il proposa l’idée à ses deux fidèles compagnons, Alessandre éclata de rire à l’idée de le voir en costume élégant, là où Théo resta déconcerté par son entêtement. Décidément, il ne manque pas d’audace cet abruti, s’étaient-ils moqués, avant que l’Alsacien ne leur détaille la représentation qu’il allait tenter de proposer à sa très froide bien-aimée.
Ils découvrirent alors que Jasper s’était déjà beaucoup renseigné sur la pièce en question, que tout Paris parlait soi-disant de ses auteurs, aux plumes aussi honnêtes qu’élégantes, à l’ambiance si actuelle et l’argot si français. Bref, Jasper était devenu un véritable agent publicitaire du Nouveau-Théâtre-Latin, ce grand cabaret du Vème arrondissement tout juste reconstruit après la guerre. Parce qu’il faut le reconnaître, Maria ne sortait pas souvent pour se distraire, ni les dîners mondains, ni les événements sportifs ne l’intéressaient, sans parler des endroits de Paris qu’elle considérait comme trop infréquentables – elle ne se rendait souvent qu’au Palais-Royal du Ier arrondissement, en compagnie de ses amis du Conseil. D’ailleurs, Jasper avait pu se réjouir d’apprendre que Mademoiselle de La Tour était déjà venue au Théâtre-Latin, en compagnie du président de Solar Gleam et d’une Italienne qui devait être Alessia, même si sa dernière venue remontait à quelques années – tout juste assez pour que le portier se souvienne encore de ses trois fauteurs de troubles, surtout de l’Anglais. Enfin, toujours est-il qu’essayer de lui proposer une sortie dans un cabaret, même pour une pièce de théâtre très appréciée, c’était risquer une nouvelle nuit dehors. Seulement, qui ne tente rien n’a rien …
Mais il avait ainsi réussi à la convaincre, alors que ses assistants quittaient tout juste le laboratoire, et qu’elle partait s’isoler dans son bureau pour y réfléchir inlassablement sur le LM. En plus, elle connaissait déjà ces jeunes auteurs populaires qui auraient choqué Alessia et beaucoup plu à Arcturus, bien qu’elle fût trop absorbée par son devoir pour savoir qu’une nouvelle pièce était jouée depuis deux semaines. Le seul problème, c’était qu’Alessandre, Théo et Raphaël étaient invités eux aussi, mais d’un côté, c’était Maria qui invitait et Jasper pouvait au moins s’économiser la soirée. Et, en vérité, ce n’était pas la présence de ces compagnons qui allait le décourager de flirter avec elle, surtout pour une fois qu’il n’y avait pas la petite Anastasia ou Henri pour traîner dans ses pattes. Car l’innocente petite sœur de Maria, âgée de maintenant 15 ans, était jugée trop jeune pour certains sujets que pouvaient évoquer la pièce judicieusement choisie par Jasper, au grand plaisir de ce dernier qui comptait bien pouvoir parler de toutes sortes de choses – sait-on jamais …
Ainsi, Henri devait donc rester à la demeure lui aussi, pour rester avec la cadette et protéger la maison de toute intrusion, avec l’aide des deux vigiles que Maria payait toute l’année – en plus de ses quatre gardes du corps, car elle craignait toujours que quelqu’un ne vienne voler ses recherches et celles qu’elle avait héritées de ses professeurs. Le vol de recherche se faisait beaucoup plus qu’on ne le pense entre savants, elle l’avait elle-même pratiqué alors elle avait toutes les raisons d’être méfiante. Néanmoins, Henri avait plutôt le sentiment que sa nièce se méfiait surtout de ceux qui connaitraient l’existence de son Conseil, ainsi que du fait qu’elle ait majoritairement récupéré son héritage– y compris dans le dos d’Arcturus, son associé dans cette mise à l’abri.
Ce soir-là, la résidence était donc anormalement calme. Anastasia jouait du violon dans sa chambre après que son oncle eut passé jouer aux cartes avec elle, les vigiles discutaient à l’entrée au sujet de l’ambiance festive de la capitale, et Henri se promenait maintenant dans la demeure à la recherche d’un quelconque moyen de passer le temps. Bref, c’est tout l’inverse de ce qu’il se passe dehors, remarqua-t-il en arrivant devant l’une des fenêtres de l’étage, donnant sur la rue d’où s’élevaient les éclats de voix des terrasses remplies et illuminées.
Depuis l’avènement du monde moderne, et surtout du LM, la capitale française s’animait davantage chaque jour et chaque nuit, si vite que même le vieux polonais s’en était aperçu - depuis quelques années déjà. C’était alors l’une des villes les plus peuplées du monde, comptant déjà plusieurs millions d’habitants, et le LM continuait d’encourager ce galop démographique inexorable, au point que l’État Français peinait à canaliser cette évolution si intense. D’ailleurs, c’était aussi le cas de toutes les villes de France, bien que la capitale ait pris beaucoup plus que les autres, pour le meilleur et pour le pire, quitte à aspirer la croissance de toutes les provinces à en croire les journaux régionaux – et William ou Alessia auraient encore eu d’autres critiques à formuler sur cette ville. Mais si Paris tenait tant que ça à être la ville-lumière, à devenir un cœur battant de modernité et de vie, alors elle vit son rêve elle-aussi, en concluait le vieil immigré polonais, en repensant à ce que sa nièce lui avait confié l’été dernier. Je n’aurais jamais cru voir autant de lumière pendant un jour de paix, souriait-il à la vue qui s’offrait à lui depuis cette fenêtre aux verres si solides et aux loquets si luxueux, jusqu’à ce qu’une pensée le rattrape, je me demande si Cracovie est aussi belle pour mes frères et sœurs ce soir. Cela faisait bien vingt ans maintenant qu’Henri n’avait pas revu sa chère ville natale, et il en venait presque à envier tous ces gens qui s’amusaient dans les bars ou flânaient dans les rues. Pour lui, il n’y avait plus que des souvenirs regrettés et amputés de cette époque.
Pourtant, il lui suffit d’ouvrir la fenêtre, de s’adosser au mur attenant et de fermer les yeux pour se retrouver dans la Cracovie d’avant l’insurrection, pour une joyeuse veille du Nouvel An. Tout était là, les bruits de vaisselle et les éclats de rires, les gens qui s’interpellent et ceux qui leur répondent, les poivrots qui créent des problèmes et ceux qui courent sous le tintement des cloches de minuit. Et tous étaient là, très clairement dans son esprit, des compagnons de longue date du bâtard abandonné qu’était Henri à son noble demi-frère et son épouse, accompagnés par leur petite fille unique, Maria Kochanowska. Évidemment, la ville polonaise n’était pas éclairée à l’électricité, surtout en ce temps, mais pour cette période de Noël, il n’y avait pas une ruelle sombre, pas un foyer qui n’avait sa bougie sur une fenêtre ou un balcon. Quant à Henri, c’était un jeune trentenaire au meilleure de sa forme, magnifiquement habillé par son demi-frère légitime qu’il venait de retrouver, après une adolescence tumultueuse. La soirée avait d’ailleurs été magnifique pour le fils illégitime des Kochanowski qui en rêvait encore à la fenêtre. Et tandis qu’il se plongeait dans ce souvenir, son rêve radieux fut soudainement consumé, dévoré par les lumières envahissant la ville en un seul fracas dans ses pensées.
Cracovie était alors tout aussi bruyante et illuminée que pour le Nouvel An, mais c’était par les chevaux et les flammes de la répression autrichienne, résonnante bien au-delà des barricades où se trouvait Henri. Là encore, tout et tous étaient là, il revoyait distinctement les visages puis les derniers instants de tous ceux qu’il aimait jusqu’à son demi-frère, jusqu’à la promesse qu’il lui fit de protéger et servir la jeune Maria et sa mère. La répression s’étendit encore sur presque neuf mois au terme desquels Anastasia naquit, au prix de la vie de sa mère qui décéda durant l’année suivante, déjà épuisée les épidémies grouillantes et la dépression, à l’image de sa fille aînée - dont les cheveux blonds perdaient lentement toute couleur. Au bout de tout cela, il ne restait plus que Maria et sa petite sœur, au milieu des ruines de leur famille, dont tous les membres proches avaient péri, sauf Henri, déjà chassé de la ville, traqué par les autorités. Adossé au mur près de la fenêtre, c’est sur ce triste regret que le vieil homme préféra quitter ses souvenirs, et prier pour que l’épouse de son frère l’ait bien rejoint au Paradis. Il avait déjà failli à la moitié de sa promesse envers lui …
Déçu, l’oncle de Maria rouvrit alors les yeux pour refermer la fenêtre, puis reprendre son chemin en direction des laboratoires, afin d’y faire un dernier tour pour vérifier que tout allait bien. Ensuite, il comptait bien aller passer du temps dans la bibliothèque, où il espérait se changer les idées avec n’importe lequel des livres de ses nièces. C’était sûrement la meilleure chose à faire en attendant le retour des autres, puisqu’il ne pouvait ni distraire les deux vigiles de leur travail, ni discuter avec les domestiques déjà partis dormir, ni retourner auprès d’Anastasia qui n’allait pas tarder à y aller. Mais un détail l’étonna en chemin. Tandis qu’il allait passer devant l’escalier menant au laboratoire du rez-de-chaussée, il entendit soudainement le vacarme de celui qui pourrait égayer sa soirée : Moustaches. D’ailleurs, le petit chat noir de la maison semblait très excité, au point d’avoir gravi l’escalier d’une traite pour jaillir au détour d’un mur et filer jusqu’au bout du couloir, non sans bondir sur le mur lorsqu’il frôla le majordome, surpris de cette entrée en scène.
— Moustaches … tu n’es pas avec Ana ? Et, qu’est-ce que tu faisais là-bas ? » confia-t-il au greffier qui le regardait depuis le bout du corridor, avant de se diriger vers l’escalier d’où venait le chat. « J’ai fermé cette porte pourtant … » s’inquiéta-t-il en découvrant la salle des cobayes entrouverte en bas des marches.
A l’inverse, bien qu’au même moment, Maria et ses quatre gardes du corps profitaient tout juste du dénouement de cette fameuse pièce de théâtre, depuis une loge privée qu’elle avait réservée à prix d’or. Quant à Jasper, il pouvait s’enorgueillir d’avoir offert une soirée agréable à la femme la plus difficile de France, et même à la faire sourire à maintes reprises – ce qui n’était pas une mince affaire même pour lui qui aimait ce genre de défi.
Pour une fois, Maria semblait presque aussi heureuse que le public, et elle n’avait pas plus de deux ou trois critiques à formuler, une chose très rare. En plus, pour l’instant, le service de sa table avait été impeccable, Théodose avait évité de se moquer de lui, Alessandre avait gardé ses vantardises, et Raphaël n’avait presque rien dit de la soirée - comme souvent avec ce dernier. La Française du Conseil était même assez détendue pour prendre le temps de profiter du dessert et du vin qu’il avait commandé, et Jasper crut comprendre qu’il avait fait un excellent choix.
Cette représentation n’était certes pas un drame épique, elle parlait au contraire d’une bande d’amis qui avait mené une vie de truands après la guerre, quelque chose de bien plus simple que les pièces qu’allait habituellement voir Maria. Seulement l’un des personnages avait le malheur d’avoir une personne qui comptait sur lui, une fille qu’il fallait bien élever, en la gardant à l’abri du mal nécessaire à son bien. Et voir un tel décalage entre deux générations de personnages ne manquaient pas d’inspirer la Franco-Polonaise du Conseil. Comme pour ses trois collègues, l’idée d’héritage, celle d’un relais qu’une génération passant à une autre, était vivace chez elle, elle avait même grandi avec, et l’avenir qu’elle laisserait après elle la préoccupait souvent. Mais, surtout, certaines scènes de cette pièce n’avaient pas manqué de faire écho à leurs propres vies.
— Moi, ça m’a rappelé quand on a dû s’occuper de l’anniversaire d’la petite Ana, qu’il y avait une vingtaine de gamine à piailler partout dans la baraque et qu’c’était l’enfer, putain ! On avait fini par beurrer des tartines nous-aussi, avec un vieux polak qui parlait pas la langue et sa gnôle qu’aidait pas à le comprendre. » rappela Alessandre en se servant un énième verre de vin, sous les rires de sa patronne, tout ce qu’il fallait pour que Jasper en profite.
— Vous vous étiez bien gardé de mettre la main à la pâte ce soir-là d’ailleurs.
— Je fais de la chimie moléculaire et de la chirurgie de précision à l’origine, le beurrage de tartine, c’est très abstrait pour moi. » se défendit-elle, avec un petit sourire facétieux qui fit encore davantage ressortir ses lèvres rouge sang, au point de laisser ce pauvre Jasper presque sans voix, jusqu’à ce que Théo ne le sorte de ce mauvais-pas.
— Ça l’était toujours moins que de surveiller les drôlesses, et je ne parle même pas de les promener à cheval. » s’amusa l’Aquitain, lorsqu’il se rappelait les balades que Maria avait offerte aux adolescentes, dans un petit espace qui allait de la cour intérieure à l’écurie – et les huit chevaux y vivant en permanence.
— C’était horrible … Les copines d’Anastasia sont vraiment des petites garces trop gâtées. » lâcha-t-elle en tournant instinctivement la tête vers Jasper, comme si c’est surtout à lui qu’elle voulait répondre.
— Vous avez donc dû sympathiser avec certaines d’entre elles non ? » la taquina aussitôt Alsacien, non sans appréhension, avec assez d’audace pour tenter cette pique, et suffisamment de lucidité pour craindre la réponse.
Pourtant, la Française du Conseil rit bien volontiers, elle le félicita même, avant de lui rappeler que les vipères ne sympathisent pas entre elles, pour que Jasper s’empresse aussitôt de la comparer à une louve, une bête qu’il trouvait bien plus noble qu’un serpent. Seulement, si ça devait être un compliment, c’était mal trouvé, je ne suis pas une chienne, lui asséna-t-elle sèchement, pour qu’il essaye aussitôt de se rattraper piteusement en évoquant l’aspect symbolique de cet animal, sous les ricanements de sa maîtresse qui reprenaient de plus bel. Alors l’Alsacien prit un air charmeur pour maintenant proposer de la comparer à la lune, tant il savait qu’elle aimait particulièrement cet astre. Cependant, il était loin de s’attendre à ce que Maria prenne un air brièvement stupéfait, puis aussitôt suspicieux, tandis qu’elle lui demandait s’il faisait référence à quelque chose de particulier. Surpris, le Mercenaire se contenta de lui avouer qu’il savait qu’elle pouvait parfois rester de longs instants à regarder l’éclat de la lune, lorsqu’elle s’isolait pour méditer sur le LM, non sans ajouter que c’était Henri qu’il lui avait confié cela – sous-entendant qu’il ne l’espionnait pas, comme elle l’avait accusé de le faire.
Mais ce qui la rassura vraiment, c’était que son mercenaire ne soit bel et bien pas au courant des surnoms avec lesquels communiquaient les membres du Second Conseil, comme le faisaient leurs professeurs avant eux. À vrai dire, ils ne s’en servaient que pour anonymiser leurs lettres et se rappeler leurs engagements grandioses, ils comptaient surtout sur leurs propres messagers ou de fausses identités pour brouiller les pistes, mais il n’y avait jamais trop de précautions. Et c’était à la Lune Pâle que Maria avait dédié son surnom, avant qu’Arcturus ne choisisse aussitôt d’être le Soleil Marin pour l’ennuyer et se mettre en valeur. De leurs côtés, Alessia – le Cœur Astral - et William – le Souffle Pourpre - avait choisi des surnoms plus porteurs d’espoir, plus inspirants et fidèles à cette idée de progrès d’une génération à l’autre.
Alors après cette soirée presque parfaite, Jasper venait de commettre une terrible erreur sans le savoir, il venait de rappeler Maria à son devoir.
— Vous êtes sûre de ne pas vouloir un thé ou un autre dessert, Mademoiselle ? » essaya-t-il d’insister avec la voix la plus charmeuse qu’il pouvait, en se préparant à faire signe au premier serveur qui passerait pour qu’elle l’interrompe.
— Non, finissez vos verres. Nous écoutons les mots des auteurs et nous repartons aussitôt. J’ai une idée qui m’a traversé l’esprit, je dois retourner passer voir mes cobayes et il est encore assez tôt pour que je continue d’étudier le LM noir. » déclara-t-elle froidement, en saisissant son verre de vin sans quitter la scène des yeux, comme à son habitude, à tel point que Jasper se demandait parfois si Maria n’avait pas des maux de nuque - tant son regard était fixe et ses mouvements de tête rigides. Mais il fallait croire qu’elle était vraiment comme ça au naturel, elle était finalement plus proche d’un oiseau que d’un serpent ou d’un loup …
Ainsi, le petit groupe repartit en direction de l’hôtel des de La Tour, situé à quelques rues de là dans ce même arrondissement, dans une voiture confortable et une ambiance qui ne dénotait pas avec le bonheur visible sur toutes les terrasses du Quartier Latin. Mais lorsque la voiture arriva au pied de la demeure, il n’y avait plus aucun vigile pour en surveiller l’entrée, et quand Maria s’empressa de jaillir de la voiture pour ouvrir la porte, elle vit qu’elle n’était pas fermée à clé. A la place, elle découvrit sa demeure vide, timidement éclairée par des lumières oubliées, plongée dans le même silence que sa propriétaire.
— Vous voulez que j’aille chercher les policiers, Madame ? » lui proposa le cocher de la voiture, en voyant les quatre gardes du corps accourir aux côtés de leur maîtresse, abasourdie.
— Non merci ! Mon oncle est simplement âgé, il a dû oublier de fermer la porte. Tout va bien, vous pouvez y aller, bonne soirée, merci. » répondit-elle très courtoisement, en expédiant son merci le plus vite possible, pour se retourner aussitôt vers l’entrée grand ouverte.
— Tout va vraiment bien ? » se risqua à demander Jasper, tandis qu’elle s’y engouffrait sans un mot, les poings serrés et le pas ferme.
— Non, bien sûr que non. Mais je ne veux pas que les autorités viennent fouiner chez moi. Je n’ai pas le temps de jouer avec des voleurs. » lui répondit-elle sèchement, comme si toute la bonne humeur de ce soir venait de s’évanouir en un battement de cil, en se pressant jusqu’au seuil de la petite cour intérieure. Et au moment où Maria vit que les lumières de son laboratoire étaient allumées, son sang ne fit qu’un tour. « Sortez vos armes. » lâcha-t-elle comme simple avertissement, avant de s’élancer dans le dédale des couloirs, tandis que Jasper et ses trois compagnons s’exécutaient sans une contestation, jusqu’à même sortir leurs sabres de cavalerie en plus de leurs revolvers à gros calibres.
Mais malgré tout l’amour qu’elle portait à son travail, c’est d’abord dans l’escalier que Maria se précipita avec une discrétion toute relative, vers le premier étage qui abritait la chambre de sa sœur. Puis, dès qu’elle entendit les sons du violon jouant encore à cette heure, elle se dirigea immédiatement dans les couloirs de son laboratoire, maintenant qu’elle était sûre qu’Anastasia allait bien.
Jusqu’à présent, elle n’avait encore jamais eu à tuer, ni à le faire par quelqu’un d’autre, seulement elle ne pouvait laisser impuni une intrusion si grave, elle était prête à aller jusqu’au bout s’il le fallait. Les bruits de la soirée atténueraient le vacarme des coups de feu ; et si ça n’était pas le cas, Solar Gleam avait déjà soudoyé tout le quartier pour sa directrice française donc personne n’allait sauver les petits rats venus fureter chez elle. Heureusement, lorsqu’elle atteignit le laboratoire de l’étage, elle put constater qu’il n’avait pas été visité, tout comme paraissaient l’être les étages supérieurs de la demeure, toujours plongés dans l’ombre et silence. En revanche, les escaliers menant au laboratoire du rez-de-chaussée, là où sont confinés les cobayes, étaient ouverts et allumés. Jasper eut alors un mauvais pressentiment, le même genre d’impressions que lors de ses courtes aventures en Asie.
Puis un brutal son aussi vif que frénétique s’éleva de ces escaliers de bois, de lourds et retentissant bruits de pattes qui frappaient les planches jusqu’à Maria et son escorte, jaillissant depuis la pénombre. Et l’Alsacien s’interposa presque immédiatement, sous le regard placide, presque insouciant, de sa maîtresse pour faire face à la terrible menace apparut devant lui : Moustaches.
— Qu’est-ce que tu fais ? » lâcha froidement Maria, en dégageant Jasper du bras droit pour caresser son chat venu lui passer entre les jambes, miaulant de soulagement.
— Eh, faut se calmer, mon fada. » confia Alessandre d’un air stupéfait qui faisait déjà ricaner Théo.
— Une pinte de plus au théâtre et il nous aurait déglingué Minet !
— Non, c’était sous contrôle. Même Minet, il était sous contrôle. » plaisanta Jasper, au moment où Maria attrapa le pauvre Moustaches par la peau du cou, pour l’envoyer valser vers le bout du couloir dans un miaulement de douleur.
— Et que je ne te reprenne plus jamais dans mes affaires ! » lui asséna-t-elle, avant de descendre vivement les marches vers l’espace de confinement des cobayes, sous les interpellations inquiètes de Jasper qui se retenait tout juste de crier.
Elle ne savait même pas ce qu’il y avait en bas. Il n’y avait peut-être aucun bruit, mais qui sait si les singes étaient encore dans leur confinement, ni ce qu’il était advenu d’Henri et des deux vigiles. Jasper ne connaissait pas grand-chose à toutes ses sciences nouvelles, à la puissance de ce LM pour qui tout semblait possible. Avec ses compagnons, il s’était souvent demandé si les cobayes de Maria ne pourraient pas devenir bien plus horribles que ce qu’ils avaient vu dans les Balkans, voir s’ils pouvaient contaminer les humains d’une quelconque manière.
Pourtant, aucune bête mutante ne jaillit sur sa chère blondinette, dont le retour fut même acclamé par des petits cris de soulagement des primates, heureux de voir leur maîtresse reprendre le contrôle des lieux.
— Tout le monde est là ? » lui demanda-t-il immédiatement, avant d’entendre les bottes de Maria écraser le verre brisé de la dernière cellule face à laquelle elle s’arrêta net : celle qui abritait sa femelle chimpanzé venant d’accoucher il y a une semaine, désormais toute seule.
— Non !! » s’emporta Maria, plus qu’énervée, à tel point que sa voix résonna dans tout le laboratoire, faisant taire tous les singes. Et Jasper eut tout juste le temps d’accourir à ses côtés que des bruits de pas calmes s’élevèrent des escaliers du sous-sol – le débarras de ce laboratoire. C’était son oncle, Henri, qui apparut de l’escalier, visiblement soulagé de retrouver sa nièce même s’il évitait de trop lui montrer, il savait bien que ça n’était pas le moment. « Ah, Vous êtes là ! Que s’est-il passé ?! Où est mon petit singe ?! » reprit-elle vivement, à tel point que tous les primates dans leurs cages regardèrent le sol d’un air coupable.
C'est vrai que Paris n'est pas la même ville sans sa tour eiffel ou sa circulation routière compliquée. Néanmoins, il convient de rappeler que "mon" Paris est tout de même assez différent du "vrai" Paris de l'époque, elle est plus avancée technologiquement tout en gardant son esprit "belle époque"; très joyeuse et insouciante malgré les ravages de 1870-1871 (comme le théâtre latin, reconstruit bien plus tard en réalité, pas en 1879-1880). D'ailleurs, je ne dirai rien de plus, mais Paris sera amenée à changer elle-aussi, avec le reste du monde.
J'espère que la suite de l'histoire vous plaira, et que mes descriptions quasi-lyriques seront toujours à la hauteur de vos attentes.
Ton histoire est de plus en plus passionnante, elle tient en haleine. Quand je vois ce qui arrive à Maria, je me demande ce que va arriver aux 3 autres et surtout ao monde avec ces monstres ?
C'est l'un des principes de mon univers, j'aime quand ça évolue autour des personnages, et si ça peut évoluer vite, c'est préférable.