CHAPITRE III

Par Aramis

— ILS DORMAIENT CES CINQ MILLE DERNIÈRES ANNÉES OU QUOI ?

— Je vous demande pardon ?
Saraphiel suivait Samigina le long d’un couloir qui s’étirait en arc de cercle, bordé d’une baie vitrée parfaitement opaque. À quoi bon avoir des fenêtres ouvertes sur le désespoir ? s’était demandé l’ange en observant l’absence de paysage. Il préférait encore ça aux murs : ceux-là palpitaient. Comme dans le lobby, ils étaient faits d’une substance pareille à des viscères, frémissants, compacts, innombrables, battant leur psaume dans la torpeur moite de l’infini couloir. Parfois une percée surgissait de tout ce rouge macabre, une ouverture semblable à un rectangle découpé à vif et encadrant un muscle blanc, immense et tendineux, dont les boursouflures de cloaques respiraient en faisant gonfler leurs veines et ventricules. Partout au sol, la même texture mouillée qui suçait les pas du démon à chaque foulée et laissait sous ses semelles des filaments gluants comparable à de la morve. Devant eux reculait une profondeur abyssale, comme si la lumière contenue en eux-mêmes était seule capable de repousser les ombres. Parfois, Saraphiel percevait des frôlements ou voyait luire, dans l’obscurité, comme des yeux frappés d’un reflet, mais cela disparaissait aussitôt lorsqu’il tournait la tête. Ne demeuraient que la pénombre, et l’incertitude de l’illusion. Aucun des aspects de ce décor déliquescent ne parvenait pourtant à effriter la joie de l’ange, tout au plaisir d’accomplir sa tâche et à l’orgueil de servir les archanges de Dieu.

— JE DISAIS, répéta Samigina en troublant le calme épais de sa voix de stentor, IL LEUR PÈTE QUOI LÀ-HAUT ? POURQUOI ILS SE LA JOUENT ARCHI D’INTÉRIEURS, LE PARADIS LEUR SUFFIT PLUS ?

Outré par le manque de respect évident que Samigina portait à ses supérieurs, Saraphiel s’insurgea tout d’abord.

— Ho, voyons ! Je vous en prie !

Samigina n’en fut point ému et ne parut pas plus saisir de quoi on le priait. L’ange réalisa cependant qu’en effet, aucun des archanges ne lui avait spécifié la raison qui leur faisait souhaiter l’ouverture d’une nouvelle salle. Leurs promesses avaient trop bouleversé Saraphiel pour qu’il s’en rende compte durant la réunion et son esprit, habitué à l’acceptation, ne s’y était pas intéressé ensuite. Mais maintenant qu’il y réfléchissait, il germait sous son crâne angélique un début d’idée.

Personne au Paradis ne pouvait ignorer les derniers événements qui s’y étaient produits. Les rumeurs courraient au travers des plaines avec autant d’ardeur qu’y volaient les petits oiseaux et travaillant lui-même au contact des âmes, Saraphiel avait pu constater un nouveau genre d’attitudes chez certains résidents. Un nouveau genre d’attitude que d’aucuns auraient qualifié de problématique.

De légères chicaneries. Des rapines. Quelques insultes, de-ci de-là. Une tentative ou deux de manipulation et, concernant les couples mariés au cours de leur vie terrestre, un certain nombre d’adultères. En bref, des choses qui n’auraient pas dû être considérant l’écrémage scrupuleux qu’on appliquait au Paradis et qui naissaient, sans surprise cependant, grâce à une notion spécifique : le libre arbitre.

Dieu avait donné aux êtres humains cette aptitude qui participait, durant leur existence, à la construction de leur identité. Les âmes accédaient ensuite à l’au-delà chargées de leurs souvenirs, de leur personnalité, de leurs expériences, autant de critères intrinsèques à l’aspect unique d’un individu. Les conséquences des choix faits au cours de leur vie déterminaient, quant à elles, où s’écoulerait leur éternité. Or celles admises au Paradis semblaient avoir découvert récemment que, ne risquant plus les affres de l’Enfer, il était désormais sans danger de s’écarter du chemin qui les avait conduits où ils étaient.

« Inacceptable. Scandaleux. » C’était ce que Saraphiel avait clamé quand il avait été témoin de l’un de ces écarts, tout en se demandant pourquoi rien n’avait été mis en place pour contrer les dissidences. À présent qu’il déambulait dans un décor sinistre avec un démon pour guide, il se doutait que sa mission avait pour but d’apporter des solutions à cet épineux problème. Après tout, la punition n’entrait pas dans les qualifications du Paradis : il ne pouvait lever la main sur quiconque et commencer aurait ruiné son image marketing. Mais il ne pouvait non plus laisser ses habitants se comporter comme des voyous, au risque de déprécier la qualité de son service. Saraphiel présumait donc, par une association d’idées quile rendait fier de sa propre intelligence, que cette nouvelle salle serait adaptée aux âmes belliqueuses qui troublaient la paix du Paradis, tout en respectant leur statut.

C’était sa supposition, qu’il trouvait très bonne, mais que pour rien au monde il n’aurait partagée avec Samigina.

— Je ne suis pas mandaté pour expliquer les décisions du Ciel, reprit Saraphiel, et il en va de même pour vous.

— HA, AH, fit Samagina, MOI CE QUE J’EN DIS, C’ÉTAIT JUSTE POUR SAVOIR. — Les voies de Dieu sont impénétrables.
— C’EST CLAIR.
Saraphiel jeta au démon un coup d’œil, fugace et par en-dessous, car il crut, mais sanscertitude, cerner dans son ton un petit rien de moquerie. Comme si Samigina supposait quelque chose sans le dire.

Leur promenade les amenèrent jusqu’au-devant d’une arche de pierres noires. De l’autre côté de l’ouverture s’étendait un pont de verre opaque. Du dessous s’élevaient des hurlements grinçants, des rugissements déchirés, des martèlements de ferrailles, comme si la terre s’y était scindée pour y accueillir une bacchanale faite de désespoir et de torture. Saraphiel s’était immobilisé sur le seuil. Avec une certaine douceur, le démon le poussa pour l’inciter à avancer et rapidement, sans trop comprendre comment, l’ange se trouva sur le pont, dominant une scène générée par le Chaos.

Dans un contrebas lointain s’étendait une salle circulaire et sans limites. D’autres s’imbriquaient dans le sein de cet immense rayon et dans chacune grouillaient des êtres, mixture terrible des pénitents et de leurs tortionnaires. Les sévices s’alignaient à la manière d’une chaîne de construction efficace. C’était des lignes et des lignes ordonnées sur des kilomètres du même procédé et dont Saraphiel, du haut de son promontoire, ne discernait que le résultat des formes à la manière d’une horrible rosace. Les hurlements, les cris, les suppliques résonnaient sous la voute qui s’élevait au-dessus de leur tête et, s’amplifiant dans l’ascension, se muaient en profonds échos. Les effluves aussi grimpaient, écœurants mélange de fer et de chairs brûlées.

— BIENVENU DANS LE COMPLEXE DES DAMNÉS ! Quelque chose tomba dans l’estomac de Saraphiel.

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JeannieC.
Posté le 27/01/2024
Yo !
Il est extra, tout le premier paragraphe <3 Il y a presque une tonalité expressionniste, qui me rappelle l'usine vivante à la "Métropolis". Les murs qui se meuvent, les couloirs qui ont l'air de vivre, de frémir, de travailler, les éclats de ferraille qui luisent. Et même le sol est comme une bouche qui suce. C'est très fort toute cette atmosphère.

>> "pour y accueillir une bacchanale faite de désespoir et de torture" > ohhhh, j'aime <3

Tu envisages de poster la suite ? (Enfin, je suppose que ce n'est pas la fin de la nouvelle, ce post) Tu as envoyé ce texte à l'AT finalement ? Cela a donné quoi ?

J'ai beaucoup aimé m'y replonger en tout cas !
Bisous
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