CHAPITRE IV

Par Aramis

En empruntant l’un des très longs escaliers qui conduisaient du pont jusqu’au premier cercle, Samigina expliqua avec détachement comment les Enfers s’organisaient.

Ils comptaient trois départements : sévices, supplices et châtiments. Chaque département avait sa propre fonction et punissait une liste de fautes déterminées par un règlement. Au sein de chacun d’entre eux, des sous-sections comportaient les installations nécessaires à la punition. Les démons, pilotés par un chef de section, se relayaient par quart sur les chaînes et alternaient entre les différents départements « pour éviter une confrontation répétée à la même violence, ainsi que des gestes systématiques » exposa Samigina. D’ailleurs, ils bénéficiaient de la moitié de la journée pour vaquer à leurs occupations ; on les encourageait à pratiquer des activités de détentes telles que le jardinage au sein de serres partagées, ou encore la participation à des groupes de paroles. Saraphiel, qui avait pour habitude de travailler au-delà de ses horaires, fut incapable de saisir l’intérêt de ces ajustements.

Samigina lui décrivit les ingénieurs qui pensaient les punitions, ceux qui les concevaient, ceux qui les entretenaient. Il y avait des machinistes, des techniciens de surface... Et la chorégraphie des gestes ouvriers, incessante et précise, similaire depuis le haut du pont à une mystérieuse danse incantatoire.

Saraphiel prit conscience de l’empire qui existait sous ses pieds, dissimulé sous la terre, exposé aux flammes et à la nuit perpétuelle. Une radicale différence subsistait cependant dans la gestion de leurs clientèles, car, là où Saraphiel passait son temps à traiter les requêtes des âmes pour améliorer leur quotidien, on ne demandait jamais rien aux Pénitents. Il en fut presque désolé pour les démons : il était difficile de concevoir l’éternité sans le bonheur de cultiver le bien commun.

Aux pieds de l’escalier, Saraphiel découvrit l’un des sous-départements du premier cercle. Il avait l’allure d’une place de village, mais mesurait des centaines de mètres carrés. Aucune bâtisses, pas d’arbres, ni jolie petite fontaine ni brise saline pour apporter l’odeur du large. Rien que le fumet d’entrailles décomposées flottant dans l’atmosphère moite, et la même chanson en cris de scie peuplant le fond de l’air. Un vacarme fracassant : des hurlements, des plaintes, des pleurs. Tout cela sorti d’une foule de gens. Des êtres humains, partout, mélangés à des hordes de Démons aux apparences diverses. Saraphiel mit un moment à distinguer les estrades qui se dressaient au centre de la masse. S’y entassaient des groupes dont les faces se tordaient de rire ou de mépris. Souvent fusaient des invectives, insultes ou quolibets, et toutes ces attentions étaient concentrées en direction des scènes, sur lesquelles s’exposaient des parodies d’êtres gauches. Honteux, ils jetaient ça et là sur les visages qu’ils dominaient des regards désespérés et des prières muettes, les yeux obstinément baissés vers le bois vermoulu avec, dessinés sur les joues, de tristes sillons de larmes.

Saraphiel ne se laissa pas impressionner.

— Qu’avons-nous là ?

— C’EST LES SÉVICES.

— Intéressant... il s’agit donc d’humiliations ?

— CARRÉMENT !

— Et ces gens, qui se moquent ou les jugent ? questionna-t-il en armant son stylo.

— L’ILLUSION DE CEUX DONT L’AVIS COMPTE POUR LES PÉNITENTS.

Saraphiel pris bravement note. Le bruit prégnant le déconcentrait et il n’était pas certain d’apprécier l’ambiance, mais il fit de son mieux pour demeurer impassible.

— Que font-ils ? interrogea-t-il en désignant deux ouvriers qui tournaient autour d’une estrade.

Ils s’arrêtaient parfois près d’une illusion pour lui glisser quelque chose à l’oreille.

— GALVANISATION, répondit Samigina, ILS LEUR SOUFFLENT DES IDÉES, ET ÇA PEUT ARRIVER QU’ON LEUR BALANCE DES TRUCS.

De concept d’humiliation en concept d’humiliation, l’ange interrogea Samigina sur les plus petits détails de logistique, s’efforça de poser des questions pertinentes, d’en creuser toutes les spécificités et d’en noter les réponses avec soin. Confronté à la bestialité des cris et des insultes, il restait de marbre. Samigina lui jetait parfois ces sortes de regards qui interrogent les émotions, mais Saraphiel les ignorait, insensible au malaise, héroïque dans sa mission. Il était normal que les démons punissent sans bienveillance. Et même si le spectacle était perturbant pour un être de pureté tel que lui, il en acceptait la souillure, pour le bien de l’entreprise.

Aux premiers stades de la visite, il pensait encore pouvoir conserver sa froide distance, et ce jusqu’à son terme. Mais en traversant les sous-sections du deuxième département, il fut saisi d’un étrange état de flottement. Peut-être était-ce dû au calme soudain : il percevait des soupirs, des gémissements ténus vite étouffés. Chacune de ces pauvres exhalaisons suppliciées était aussitôt aspirée par le silence, un silence assourdissant, qui rendait irréels les colliers de clous perçant la chair, les tenailles écrasant les membres, les fers tordant les corps. Pris de doute, l’ange effleura le métal froid et la peau fine pour sentir dessous les os brisés. Il frémit, mais sans comprendre toutefois, car l’horreur adoptait des allures de carton pâte, sa perception celle d’un déni élaboré. Il mit en cause la véracité des installations et, distant, poursuivit sa prise de notes avec des airs impérieux.

Il fut aussi témoin de l’étrange camaraderie qui régnait entre les travailleurs. Ils se saluaient, amicaux, discutaient projets, vacances, tout en accomplissant leurs tâches funestes. Samigina, d’un discours léger et avec une immense prévenance, lui présenta les responsables de section. Cette sorte de douceur et de respect réciproque, si opposée aux punitions, lui laissèrent une impression d’indécence et le malaise qui en naquit causa chez lui la première faille.

Un peu plus tard, il approcha d’une énorme pièce de fonte qui, dans la pénombre des flammes, dansait de mille aspérités. Couvait sous son ventre un brasier généreux, crépitement de bois dont Saraphiel inspira l’odeur. Un feu de cheminée. Un feu de forêt... Il recula en réalisant que dans la fragrance s’était mêlé une autre saveur plus âcre.

— .... Ne me dites pas qu’il y a quelqu’un à l’intérieur.

— DIS DONC, TON ŒIL COMMENCE À S’EXERCER, ENCORE QUELQUES HEURES COMME ÇA ET TU POURRAS CARRÉMENT BOSSER ICI !

Saraphiel scruta le brasier puis le ventre de la bête. La fonte rougeoyait d’or, léchée par les flammes sensuelles comme une langue avide s’enroule autour d’un sucre. L’ange frémit. Des tréfonds du sarcophage, il percevait le faible écho des cris qui peinaient à en percer la peau. Un homme rôtissait dans la caverne obscure.

À l’infini.

— Dieu merci, c’est impossible, répondit lentement Saraphiel. — DIEU DE RIEN, ET POURQUOI ÇA ?

L’ange s’arracha à la contemplation des flammes.

— Ouvrez, intima-t-il d’une voix sèche.

Il avait ignoré Samigina et désignait la trappe en fonte.

— MAUVAISE IDÉE.

— Je ne vous demande pas votre avis.

— ENCORE PIRE.

— Faites ce que je vous dis.

— LÀ, TU ME DÉSOLES : JE VAIS ÊTRE OBLIGÉ D’ENTRER EN OPPOSITION, MAIS C’EST POUR TON PROPRE BIEN.

— Mon bien se passe allègrement de votre paternalisme, répliqua Saraphiel qui commençait à s’irriter, laissez-moi me prendre en charge, et faites en sorte de faciliter mon travail.

Samigina le surprit. Il rentra un peu les épaules, inclina la tête et la secoua lentement, puis soupira. Il se redressa ensuite et fit signe d’obéir à l’ouvrier qui nourrissait le feu. Le démon hésita à son tour, avant de se saisir d’une grande pince qu’il utilisa pour soulever la trappe. Saraphiel fixait la trouée. Un rectangle noir et minuscule qui s’agrandit, mollement, à la manière d’un paresseux bâillement. L’ange retint sa respiration.

Brusquement Samigina manifesta à l’ouvrier de suspendre son geste. La fenêtre était à peine ouverte. L’ange jeta un coup d’œil furieux au démon, qui haussa machinalement les épaules.

— JE TE JURE QUE ÇA SUFFIT.

Saraphiel ne pensa pas à le reprendre. Sa curiosité s’aimanta à l’ouverture. Courut en lui un désir neuf, acide et malsain. Il y plongea.

La lumière filtrait à peine dans la cuve. Un rai faible qui s’enfonçait dans le relief d’une forme...

Saraphiel recula en sursaut.

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Nathalie
Posté le 28/11/2024
Salut aramis

Bon petit qui s'obstine malgré l'horreur de la situation. Il n'en ressortira pas indemne, c'est certain. Choisi parce qu'il était remplaçable, il risque de revenir au paradis traumatisé à vie.
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