Le vent souffla dans les cheveux d’Evannah qui frissonna. Elle ferma son manteau avant de descendre la dernière marche.
Un paysage de lumière s’étendait devant elle. Le ciel était une toile où étaient tracées des vagues de nuages bleus et se dégradait vers des tons violacés, signe que la nuit tombait. Deux nébuleuses rouges couraient vers l’horizon. Les fleurs caressaient les mollets nus d’Evannah qui s’avançait parmi elles, envoûtée par la beauté d’Ibyulis. Une odeur de vanille parfumait l’atmosphère et répandait un sentiment de sérénité dans son cœur.
Evannah avait déjà observé ces paysages à travers les tableaux d’artistes ou grâce à des photographies interdites. Les habitants de ces terres refusaient les copies de leur monde, car elles ne respectaient pas l’œuvre de leurs créateurs, les kirnels. La jeune fille avait eu la chance d’en voir quelques-unes dans l’album d’un voyageur. Une d’elles représentait une ville d’Ibyulis et elle révélait que l’appareil était caché lors de la capture. Evannah était tentée de griffonner ce champ dans son carnet, mais elle ne voulait pas être prise sur le fait. Elle était dans une mauvaise posture et aller à l’encontre des lois d’un autre monde aggraverait son cas.
La jeune fille se perdit vite, mais ne s’en soucia pas. C’était comme marcher dans un rêve. Elle rencontra un boqueteau de saules pleureurs blancs. Bercées par le vent, des perles ornaient leurs branches et tintaient telles des clochettes. Evannah s’avança parmi ces grandes dames qui ondulaient à la lumière du crépuscule. Égarée dans ses contemplations, elle remarqua plus tard un renard qui se tenait sur son chemin. Elle émit un hoquet de stupeur et recula.
L’animal la fixait avec curiosité. Il n’avait pas l’air effrayé, ni hostile, mais plutôt étonné, comme s’il se demandait ce qu’une jeune humaine faisait ici. Evannah était fascinée par son pelage argenté et par ses deux queues. L’une des extrémités était blanche alors que l’autre était enduite d’une matière brillante et multicolore. C’était un kirnel. Evannah ignorait comment se tenir face à lui et avait peur de le vexer. Ces créatures étaient très intelligentes et Ibyulis les considérait comme des sur-êtres. La jeune fille lui adressa maladroitement la parole :
– Bonjour, j’ai atterri par hasard dans… t.... votre monde. Je n’ai pas mangé depuis des heures et j’aimerais savoir si… vous connaissez un arbre ou… une plante qui pourrait me nourrir.
Dans un silence gênant, le renard continuait de la fixer. Puis, il partit. Evannah soupira. Parler à un animal… Elle avait définitivement perdu la tête ! Mais le kirnel se retourna et lui fit un signe de museau pour l’inviter à le suivre. Ils quittèrent le boqueteau et s’arrêtèrent sur une falaise. Au-delà s’étendait un vide blanc. Le ciel violet et ses nuages bleus devenaient de plus en plus fades jusqu’à disparaître. Le canidé d'argent plana au-dessus du néant et sa queue colorée s’agita dans l’air, comme si elle effleurait une surface invisible. Au fur et à mesure qu’il avançait, des marches transparentes et lisses apparaissaient dans l'espace. Evannah hésita à les descendre. Elles semblaient si réelles, mais elle avait peur qu’elles ne soient qu’une illusion. Le renard s’arrêta et se posa sur l'escalier. Il regarda la jeune fille qui était désormais convaincue.
Evannah s'engagea avec prudence mais à chaque pas, elle gagnait en assurance. Le kirnel vola en cercle jusqu’à créer une plateforme sur laquelle il s’assit. Il leva la tête vers le ciel et poussa un puissant hurlement qu’un écho répéta. Le souffle du vent lui répondit et devint plus intense. Une myriade glapissante de kirnels surgit et fondit sur le plateau. Excités par ce nouveau tableau, les renards filèrent dans tous les sens et laissèrent exprimer leur imagination. Ils peignirent les nuages, l’herbe et les fleurs cristallines. De gros arbres dorés aux troncs torsadés apparaissaient au bord d’une autre plateforme. Leurs feuilles étaient des losanges de verre et brillaient sous le ciel. Quelques canidés peignaient des cours d’eau qui tombaient dans le vide. Evannah n’avait pas la prétention de penser qu’ils concevaient ce paysage rien que pour elle, mais ces merveilles étaient un cadeau pour ses yeux.
Le kirnel qui avait mené la danse créa un arbre au bois vert. Il était si creux que la jeune fille pouvait se nicher dedans. Des saphirs ornaient son écorce et roulaient à ses racines qui saillaient comme des veines. Ses branches, couvertes de marguerites bleues, se courbaient vers son tronc. Le renard poussa du museau une des pierres. Evannah la ramassa et l’examina. À sa douce texture, elle comprit qu’il s’agissait d’un fruit. Elle le croqua et le jus s’écoula dans sa main. Sa chair brune avait un goût de guimauve, ce qui surprit Evannah. C’était étrange, mais elle s’en contenterait. Elle remercia le kirnel et en prit d’autres. De la tendresse se reflétait dans les yeux de l’animal. La jeune fille désirait le caresser mais se retint, pensant que cela pouvait être un manque de respect.
Sur un plateau situé plus bas, Evannah aperçut une souche d’arbres. Les bras surchargés de fruits, elle descendit un escalier et alla s’asseoir. Malgré la faim, elle ne s’attendait pas à tous les manger et songeait à garder des réserves pour le voyage. Ses yeux ne savaient sur quel kirnel se poser. La meute volait dans tous les sens et peignait de plus en plus profond sous Cano'orah, la Terre ancrée dans le monde. Ce pays était nommé ainsi, car les kirnels ne pouvaient le modifier. Ce grand néant était leur toile où s’exprimait leur créativité débridée. Intriguée, Evannah marcha jusqu’au bord et observa les renards qui n’étaient plus que des fourmis, vu d’ici. Le vide lui donna le vertige et elle recula en titubant.
Elle pouvait rester des heures à les contempler. Leurs talents lui firent tout oublier et éveillèrent son âme d’artiste. Comme elle ne devait pas reproduire leur travail, elle sortit son carnet et écrivit des vers. Evannah avait l’impression de participer avec eux. Elle était la plume et eux, les pinceaux.
Les maîtres argentés ondulent dans la Toile.
Leur queue d’arc-en-ciel s’agite et dévoile
Leur euphorie. Leurs couleurs tachent le grand blanc.
Leurs griffes et leurs crocs, qui forgeaient leurs enfants,
se sont libérés de leur travail pour m’offrir un abri.
Leur cœur de pierre refroidit mon âme meurtrie.
Comme les kirnels, la jeune humaine s’était lancée pour ne jamais s’arrêter. Ensemble, ils imaginèrent et s’accordèrent, guidés par leur esprit, le chef d’orchestre.
Quelques renards tournoyèrent vers le ciel. Un arbre apparut au fur et à mesure de leur montée. Ils s’éparpillèrent ensuite pour former un feuillage translucide qui claqua au vent comme des draps.
Avant leur rencontre, je marchais au bord du gouffre,
Écorchée par la vie et l’estomac tordu par la faim.
Un kirnel s’est posé et m’a guidée jusqu’au chemin
D’un songe de clarté. J’en oublie que mon âme souffre
Et je savoure les mets qu’il a créés pour que je puisse
Me nourrir. D’autres renards se posent sur les plateaux
Et rejoignent son frère pour embellir Ibyulis.
Je laisse courir ma plume et leur art mène mes mots.
Tels des criquets de cristal, les Maîtres dévorent le vide.
Le blanc disparaît sous leur créativité intrépide.
L’arbre changea. Les extrémités de ses branches devinrent des mains griffues qui tenaient des bulles. N’importe qui aurait deviné ce que cela signifiait. Evannah avait devant elle une représentation de Synoradel, l’Univers, l’Arbre où poussaient les différents mondes. Mais de ce modèle, les kirnels enfantèrent leurs propres cieux.
L’Arbre Synoradel s’élève devant moi
Et ses branches se tordent jusqu’au soleil bleu.
Je désire grimper sur son tronc blanc et majestueux
Pour cueillir un des fruits qu’il tenait entre ses doigts.
Leur coque scintille. Un jus plein de vie s’égoutte
Sur ma main et va se noyer dans une rivière.
Sombre et froide, elle me mènera vers une terre
Où s’éparpillent les débris d’espoir et les doutes.
Je trouverai tous les morceaux et les recollerai,
Même si je dois errer l’âme brûlante pendant des années.
Evannah s’arrêta d’écrire et remarqua que le premier kirnel s’était posé à ses côtés, fier du talent de sa famille.
– Je pourrais vous regarder pendant des jours, lui confia-t-elle, rêveuse.
Le renard s’assit sans la fixer. Mais ses oreilles indiquaient qu’il l’écoutait.
– Mais je ne peux pas rester ici. Je dois régler des… problèmes.
Le canidé tourna la tête vers elle, plus attentif.
– Je ne sais pas si vous pouvez encore m’aider, continua Evannah en se frottant les mains, gênée de trop demander, mais je cherche quelqu’un qui pourrait… modifier les Nebulas. Je sais, c’est dingue et incompréhensible, mais ma vie en dépend. Ibyulis ne peut pas, n’est-ce pas ?
Evannah avait conscience que sa quête était hors du commun et pouvait vexer les maîtres d’Ibyulis.
– On m’a donné des Nebulas qui ne m’appartiennent pas. Je veux retrouver celles que le Cœur m’a offertes à la naissance. J’ai été victime d’un accident et personne ne m’aurait crue si j’avais cherché de l’aide dans mon monde. On m’aurait… punie.
Cette pensée la fit frissonner. Bien née pour ses terres d'origine, Evannah n’avait pas vraiment eu de problèmes avec le système. Elle était ce qu’on demandait d’être. Mais désormais, elle était hors-la-loi et la sentence serait terrible. Les Nébuliens étaient des monstres de destruction aux yeux des humains.
Le renard lui lança un regard énigmatique avant de s’envoler vers ses frères.
Peu convaincue, la jeune fille attendit une réponse de sa part. Il l’avait aidée une fois, alors pourquoi pas encore ?
Un brusque changement s’opéra. Plusieurs kirnels effacèrent la copie de l’Arbre pour n’y laisser que les bulles. Certaines disparurent et celles qui restaient tombèrent dans une rivière, créée il y avait quelques instants. Quatre dernières tournoyèrent dans les airs avant de les rejoindre.
Leïvron.
Ce nom frappa Evannah comme une évidence.
Alors que le tableau se poursuivait, la jeune fille ne fit plus attention à ce qui se déroulait devant ses yeux. Leïvron… Une terre divisée en quatre dimensions. C’était un des plus puissants mondes de Synoradel. Acclamant les Nébuliens, il ne donnait pas les meilleures places aux Fluviens. Mais quelque part, ces derniers avaient la possibilité de modifier leurs Nebulas, en général de façon illégale. Après une opération délicate, ils possédaient des pouvoirs utiles à cette société. C’était une solution mais Mitrisiane s’opposait au système de Leïvron, sans pour autant être son ennemie. Mais quelles étaient les autres options ? Quand une terre abritait des Nébuliens, elle refusait de réguler les fils vitaux pour rendre une personne ordinaire. Quand une terre abritait des Fluviens, il était rare de trouver un manipulateur de fibres d’âmes.
Evannah allait suivre l’idée des parents d’Ibyulis. Elle savait parfaitement qu’ils avaient raison.
Peu importe ce que dirait le Marionnettiste, Leïvron semblait être le meilleur choix, actuellement.
Un chapitre dans lequel il se passe moins de choses que dans le précédent, mais plus calme et surtout très poétique, à la fois à travers les vers que tu as écris (très jolis d’ailleurs, ils répondent très bien à ce qui se passe à côté, et s’intègrent bien dans le récit), et à travers les très belles descriptions du ciel et des paysages d’Ibyulis. Tu nous plonges dans un monde, très différent du nôtre, mais qu’on arrive pourtant très bien à se représenter, et qui m’a l’air assez magnifique. En te lisant, j’avais l’impression d’être devant un tableau étrange et très beau
J’ai beaucoup aimé l’image de l’arbre et des bulles/mondes, et celle du monde dessiné et construit en temps réel (et que ce soit par des renards à double queue, je trouve ça assez génial :) )
Il y a juste deux phrases qui me semblent un peu bancales :
- « Quatre dernières tournoyèrent dans les airs avant de les rejoindre. » sonne un peu bizarre… Peut-être que rajouter juste « Les quatre dernières » l’améliorerait un peu ?
- « C’était une solution mais Mitrisiane s’opposait au système de Leïvron, sans pour autant être ennemis. » → « sans pour autant être son ennemie » ?
A part ça j’aime de plus en plus ton histoire et son univers ! :)
A bientôt :3