Sorti du pavillon de réception, le capitaine tourna ses pas vers le donjon dont il grimpa les marches. Il entra dans la bibliothèque militaire du premier étage. Ebur ne venait pratiquement jamais dans cette pièce rectangulaire, aux minces fenêtres verticales de verre coloré. Il ne nourrissait aucune affinité avec les hommes de lettres, qui passaient leurs journées cloîtré dans cette tour, à trier et recopier des papiers. Ebur avait toujours la désagréable sensation que les érudits se sentaient supérieurs aux militaires. Ils s’adressaient toujours à lui avec des tournures de phrases alambiquées, se moquant certainement de son manque de vocabulaire. En retour, le capitaine prenait un malin plaisir à leur donner des ordres, affirmant ainsi sa position hiérarchique supérieure.
Il fit mander les écrits sur la prise du temple de Léocadie et s’assit à un bureau d’études. En tant que militaire, il avait reçu une éducation à la caserne des réservistes comme tous les jeunes qui s’engageaient dans la garde. Le roi Wolfgang avait décrété d’utilité publique que tous les soldats sachent lire, écrire et compter, afin de pouvoir au mieux accomplir leur devoir. Les plus doués formaient le Conseil de guerre. Ils passaient le plus clair de leur temps à la bibliothèque militaire, étudiant les ouvrages portant sur la stratégie, ou les récits de batailles historiques. Ebur les appelait “ les planqués “, car ils ne mettaient jamais le pied à l’étrier ou la main à l’épée. Ils relevaient plus des hommes de lettres que des hommes d’armes à ses yeux.
Les défenses naturelles aux quatre coins du royaume suffisaient à le protéger des envahisseurs. Les seules guerres qui y sévissaient étaient internes. La garde tenait le rôle de pacificateur du royaume. Les soldats se mettaient au service de la surveillance des routes, frontières et caravanes de marchands. Ils pouvaient servir de médiateurs en cas de conflits. Le peuple de Méromaï, en dehors de la capitale et ses abords, pliait difficilement devant l’autorité royale.
Le capitaine rapprocha prudemment la lampe à huile de son parchemin, afin de mieux déchiffrer l’écriture manuscrite.
La marche des maudits, retour de Léocadie.
Nous fûmes bien présomptueux de penser que ces magiciens se laisseraient écraser sans riposter. Nous avions aligné les hommes à genoux devant le temple, et leurs cris me vrillaient les tympans, tandis que leur progéniture se retrouvait prisonnière des flammes. L’air embaumait le papier brûlé et la chair carbonisée. Un vieillard a soudainement levé ses mains tordues vers le ciel, et ses yeux se firent noirs comme le corbeau. Il nous maudit nous et notre roi, et jura qu’aucun de ceux qui avaient participé au massacre ne fouleraient plus le sol de leur foyer. L’homme entra ensuite en transe. Le capitaine fut le premier touché. Il lâcha son épée et fut pris de convulsions. Il se mit à vomir du sang et d’horribles croûtes purulentes lui couvrirent la peau. Un des gardes s’approcha du magicien fou par-derrière et lui trancha net la tête. Les autres magiciens furent lestés de pierres, trouvées dans les décombres de leur propre temple, et jetés à la mer, ainsi que le reste de leurs livres et de leur matériel étrange. Celui que je tenais s’est retourné vers moi avant que je ne le précipite de la falaise. Il me dit qu’ils seraient vengés, que la chute du roi viendrait de Glen Arvel, là où se cachaient les héritiers du magicien blanc.
Nos rangs se décimèrent avant que nous atteignîmes le port de Myrdinn. Nous larguâmes à la mer les trois quarts de nos effectifs, morts des mêmes symptômes que le capitaine. Les marins fuirent devant nos croûtes infectées et les chevaux refusèrent que nous les montions. Nous partîmes à pieds, avec le peu d'hommes restants. La Grande Route jusqu’à Ernim fut jonchée de cadavres.
Je suis le dernier et je pense que quand j’aurai fini d’écrire ces mots, le mal m’emportera.
La fin du parchemin était barrée d’un grand trait d’encre et Ebur imagina que le malheureux avait vu juste concernant son sort. Il souleva les poids qui maintenaient le papier tendu et le parchemin s’enroula. Il le cercla d’un anneau de cuir et resta assis, pensif. C’était donc de ce rapport que le roi tenait ses informations sur la localisation de la vieille femme et sa petite-fille. Il avait dû envoyer des espions dans les villages afin de les dénicher. Pourtant, Théophane leur avait menti. La version officielle voulait que les soldats partis sur Léocadie aient contracté une maladie durant leur mission. Ebur n’avait jamais entendu parler qu’elle leur avait été infligée par une malédiction. Était-ce le mal dont le roi tentait de préserver ses enfants ? Croyait-il en la malédiction du vieux magicien bleu sur sa descendance ? Si le souverain l’avait laissé consulter ces manuscrits, c’est qu’il le pensait digne de confiance. Il ne trahirait donc pas le secret sur la mort des soldats. Sûrement voulait-il éviter de semer la panique dans ses rangs, de peur que ne se fomente une mutinerie, s’ils étaient de nouveau envoyés combattre les magiciens. Le jeune souverain agissait de manière plus sage qu’Ebur ne l’avait pensé. Le capitaine se jura d’en apprendre plus sur cette histoire de malédiction.
J'ai vraiment hâte d'en savoir plus sur ces malédictions ! C'est une histoire fascinante !