L’aube s'étire sur la Canopée. Deux soleils percent la voûte d’un ciel bleu encore pâle. L'un, doré, éclatant, l'autre, plus petit, rougeoyant. Leurs lueurs glissent à travers les feuillages, caressant les branches d’un éclat cuivré. Un sentier s’esquisse entre les troncs torsadés. Non loin d’une souche morte, le museau d’un écureuil pointe hors du sol, à peine visible. L’air est vif. L’hiver approche. Le petit animal, au pelage brun rougi par la lumière, frissonne. Il inspecte les alentours, aux aguets. Rien ne semble troubler le calme. Mais à moins d'une dizaine de mètres, dans la broussaille, une silhouette tapie le tient en joue. Un garçon — habits élégants, arbalète tendue. Le carreau vise la nuque du rongeur. Son souffle est suspendu. Ses yeux, partiellement dissimulés par des mèches blondes, trop durs. Trop froids. Il tire.
Le carreau ricoche contre une pierre à un pas de sa cible. L’écureuil file dans son terrier en piaillant.
— Damn it!
Le garçon jette son arme au sol, fulmine. Il tire un canif de sa ceinture et se jette sur le trou.
— I’ll fucking kill you!
Ses coups sont frénétiques, saccadés, anarchiques. La terre cède, les brindilles volent. Sous le sol, le cri étouffé du rongeur retentit.
Un son résonne. Lointain. Grave. Un cor de chasse. Le garçon s’immobilise. Se redresse, couvert de feuilles et de brindilles. Son regard change. Il se vide. D’un revers de main, il essuie son visage, ravale sa rage, et s’éloigne sans un mot.
Quelques minutes plus tard, il émerge de la forêt, le visage barré de saleté. Un cavalier en cotte de mailles l’attend, cor en main. Ils échangent un regard bref. Le chevalier porte l’instrument à sa bouche et souffle. Sans un mot, il aide le garçon à monter en selle. Ensemble, ils s’élancent au galop vers le camp installé sur la plaine, baignée par l'astre double.
Le campement est modeste : quelques tentes blanches aux liserés d’or, disposées en cercle. La plus large trône au centre, flanquée de deux étendards. Sur les bannières rouge sang et or, une tête de dragon noir au corps serpentin entortillé présentant une paire de griffes dorées : Un Lindwyrm. Le cavalier et son passager stoppent devant l'entrée. Le chevalier met pied à terre, puis aide le jeune garçon à descendre. Celui-ci, sans attendre, traverse la toile d’un pas rageur.
— Ulrich! Where are you?! What did you bring back in so little time?!
— Lenard! I may have outdone myself this time. Bit of luck, I’d say. Don’t be like that, brother.
— Show me!
— Easy now. It’s inside.
Lenard écarte les rideaux de la tente et pénètre dans l’espace central.
Sur la table, un renard roux repose, la fourrure encore fraîche, une flèche fichée dans le flanc. Lenard s’arrête net. Ulrich le rejoint, un sourire aux lèvres.
— They’re rare this time of year. Should we put it in the office? Seems like the most suited room for it. What about you, little brother?
Lenard serre les poings, les mâchoires crispées. Il ne veut pas perdre la face. Des mots sortent de sa bouche comme prononcés par quelqu'un d'autre.
— I was on a doe’s trail. Fresh prints in the mud. But the horn… I had no time to pursue further.
C'était peut-être le cas après tout, personne n'irait vérifier.
— A doe?
Ulrich regarde l'accoutrement de Lenard. Il sourit malicieusement.
— So... rolling in the dirt’s part of the hunt now?
— What?
— Look at you! You’re all muddy to the arse. You're lucky father's not here. Such a sight, brother!
— Shut it.
— My liege, I present to thee thy vagrant prince!
— Enough! If I had more time, you’d be the one whining. Your puny fox won’t impress father. He’ll laugh at it.
Ulrich éclate de rire. Lenard, fulminant, quitte la tente.
À l’extérieur, le camp s’anime. Soldats et serviteurs s’affairent, les chevaux sont harnachés, les rangs ordonnés. Devant la tente, le héraut accourt. Lenard interpelle l'officier :
— Sir Stoven, what’s going on?
— His Highness is about to arrive.
— What?! Why was I not warned sooner?! Bring the quartermaster — at once!
— My prince, his Highness decided to join at the last moment. The whole garrison is in hurry.
Lenard blêmit. Il tapote frénétiquement ses vêtements pour ôter la boue. Ulrich sort de la tente, impeccable dans sa tenue de velours bleu. Son allure est noble, posée, presque théâtrale.
— Speaking of the devil... That’ll surely put a stop to the fun.
Lenard reste silencieux, figé au bord du chemin. Entre deux rangées de soldats au garde-à-vous, les sabots résonnent au loin. Les étendards s’approchent à grande vitesse — or, écarlate, blanc. Une fanfare éclate.
— Make way! The king!
Les cavaliers précèdent un superbe destrier blanc drapé de soie. Sur sa selle, un vieil homme sec. Le teint cireux. Le regard d’acier. Sa couronne sombre brille sous le soleil. Son manteau de fourrure ivoire ondule au vent. Alors qu'il approche, les hommes de la garnison bombent le torse et saluent. Certains s'efforcent à ne pas le regarder directement.
Il scrute le camp sans un mot. Lenard s’incline précipitamment. Le regard du roi glisse sur lui sans s’attarder.
— Son. Where's your brother?
Lenard tente de répondre, mais Ulrich surgit de la tente, la carcasse du renard entre les bras. Le roi lève la main. Un garde s’approche, récupère la dépouille, puis arrache la flèche d’un geste sec.
— That’s some decent catch, my son. Put it in straw before dinner. It shall take its place in the reception.
Ulrich incline la tête. Le regard du roi revient vers Lenard, plus froid. Le jeune garçon fixe le sol.
— Father, I... I tracked a doe. But the horn sounded too soon...
— A doe, you say? Odd. Bellings term should be well over. Still... I wouldn't be surprised if there was one this deep in the woods.
— I… I wouldn’t tell, Father. It’s been long. The place looked like any other. It must’ve gone already...
— No matter. The day is still young. You know the place, right? If there truly was a doe, it should still be there. Lingering here will only harden the hunt. Join us for the meal later.
Ulrich s’interpose, inquiet.
— Now now, there’s no need to pursue, Father. Game's over. Let us all return to Cardinal. Enjoy the road together.
— On the contrary. ’Tis a chance to show your worth, Lenard. It is settled, then. I can’t wait to see what you shall bring. Sir Hagen — escort him to the place. Ulrich, we're leaving.
Sans un mot de plus, le roi tourne les rênes et part au galop. Un silence court. Ulrich jette un regard désolé à son frère, mais celui-ci ne lève pas les yeux.
Ulrich grimpe en selle. Il se retourne une dernière fois. Mais Lenard ne bouge pas. Bientôt, la poussière soulevée par les chevaux efface leurs silhouettes. Le camp se dissipe dans la brume matinale.
Plus tard, alors que le cortège s’éloigne dans les plaines, Ulrich se rapproche de son père, la voix hésitante :
— My king... You were maybe too harsh with him.
Le roi garde les yeux fixés sur l’horizon. Il répond d’un ton calme, mais tranchant :
— Lenard must know when to be honest. Admitting defeat is wise. You think covering for him will teach him?
— What ? You think he lied?
— From the start, by looking at him. To fool his father, his king... he never had a chance.
— We're not that different, you know.
Un sourire discret fend le visage austère du roi.
— You're good at acting, I'll give you that. Doing mischiefs together since little, you in particular. Always succeding to talk your way out of it. But. You, your temper. You keep it in. Like the horse I'm riding right now, despite all his strength, I'm the one in command. You two are different. Such anger in his eyes. Such pride. He'll have to bend. Eventually. Or else, he'll soon find his head on a pike.
Ulrich baisse la tête, pensif.
— Still... why be so hard on him? You could just talk to him.
— Son... when I'm gone, I won't worry for you.
Il rit brièvement.
— Well, a little.
Son ton redevient grave.
— But Lenard? Someday, he'll come in service of his king, his brother. His house. You surely know why I foster rivalry between you.
— Probably to enjoy the show, Father.
Le roi éclate d’un rire bref.
— Perhaps. It does build character. But listen well, Ulrich : Lenard will never be king. You will. And you're not the type to be feared. But trusted. That's how he'll walk in line. So will the people.
Ulrich ne dit rien. Il ne comprend pas tout. Son père soutient son regard et prend une voix solennelle.
— I smile upon thee, past the vales of bones—
Ulrich se souvient de la litanie.
— ... without fear, without dread, for mine blood yet remaineth...
Le roi sourit.
— For mine blood yet remaineth, my son.
Un silence, cette fois plus apaisé. Les rayons jumeaux des deux soleils accompagnent leur marche vers l’horizon.
Cela fait un long moment que Lenard marche seul dans le sous-bois.
L’éclaireur l’a laissé à la lisière sans un mot. Depuis, le jeune prince s’est enfoncé parmi les arbres, sans repère, ni réelle intention de chasser. Il râle à mi-voix, enfonçant rageusement ses bottes dans la mousse détrempée. Les ronces griffent les bords de son manteau brodé. Les branches le fouettent sans qu’il y prête attention. Il grommelle, irrité par l’absurdité de cette chasse qu’il sait perdue d’avance. Une mascarade. Une humiliation. Il n’a rien vu. Rien entendu. Il n’a même pas essayé. Juste marché. Guidé par une colère sourde — contre son frère, son père, contre le monde entier.
"I did nothing wrong," pense-t-il, la mâchoire serrée. "If I had more time, I would have won."
Tout aurait été différent. S’il avait eu une chance. Un peu plus de chance...
Un bruit étrange le tire de ses pensées. Léger. Rythmé. Comme un clapotis. Il s’arrête, fronce les sourcils. Tend l'oreille. Un murmure... de l’eau. Un ruisseau, peut-être.
Poussé par la curiosité, il écarte les branchages devant lui. L’air devient plus frais, plus humide. Une odeur de mousse et de roche mouillée envahit ses narines.
Devant lui, une clairière.
Au centre, un bassin naturel. L’eau limpide miroite sous les rayons filtrés par les feuillages. Une cascade s’y jette depuis une corniche rocheuse couverte de mousse, créant une pluie fine et suspendue dans l’air. Les gouttelettes attrapent la lumière en éclats irisés.
Lenard s’arrête, sa respiration s’apaise malgré lui. La beauté du lieu le surprend. Il s’approche, lentement, jusqu’à effleurer la berge du bout des bottes.
Mais quelque chose attire son regard. Derrière la chute d’eau.
Une forme.
Floue, mouvante.
Une silhouette. Humaine. Féminine.
Il plisse les yeux, fasciné.
Derrière le rideau d’eau, une femme se tient debout. Nue. Les bras levés, elle passe lentement ses mains dans sa chevelure trempée. Sa peau pâle scintille sous les gouttes. Les longs cheveux blancs glissent sur son dos, épousant la courbe de sa colonne. Elle est de dos, mais chaque mouvement semble chorégraphié, d’une élégance presque irréelle.
Lenard panique, baisse immédiatement la tête, puis s’accroupit derrière un rocher. Son cœur s’emballe. Mais ses yeux, eux, restent fixés sur elle. Il regarde autour de lui. Personne. Et pourtant, voila une proie de choix pour des brigands ou soldats vicieux. Il ne peut s'empêcher d'imaginer la scène immonde. Son coeur palpite.
Quelques minutes plus tard, elle sort de la cascade, lentement. Entièrement nue. Son corps est svelte, sculptural. Sa peau a des reflets d’opale et ses cheveux tombent jusqu’au bas de son dos. Il ne parvient pas à détourner les yeux. Quelque chose en elle l’aspire. Il ne comprend pas. Son regard glisse sur elle comme attiré malgré lui. Une chaleur obscure monte en lui. Il tremble. Sa main descend lentement. Et se pose sur le pommeau de son couteau. Une pensée rampante. Le contact du métal contre la peau. Il ne sait pas si c'est lui ou la jeune femme. Son esprit se perd. Il secoue la tête. Recule. Mais trop tard. Une voix glisse dans l’air.
— Show yourself. I know you’re here, you disgusting rat.
Glaciale. Tranchante. Lenard se fige. Il attend. Ce n'est peut-être pas à lui qu'elle s'adresse. Il décide de rebrousser chemin sans etre vu. Sans demander son reste. Puis vient une autre phrase, sifflée comme une lame :
— Don’t make me come and find you.
Non. Il revient à lui. Il est pris sur le fait. Lenard se redresse lentement, tremblant, les jambes raides, le souffle court. Son regard reste rivé au sol. Une main derrière le dos, tenant le couteau.
Face à lui, elle. Toujours nue. Droite. Immuable.
Ses longs cheveux blancs plaquent sa poitrine, ruisselants. Sa peau diaphane luit d’un éclat presque spectral.
Une cicatrice sombre fend son ventre. Comme une ancienne balafre gravée dans la chair.
Un sourire étire lentement ses lèvres, sans chaleur, sans pitié. Il ne cherche pas à la regarder.
— Your parents never taught you not to lurk and spy on women, young man?
Lenard ravale sa salive. Il ne répond pas tout de suite.
— I'm talking to you, rat.
Comme un déclic, ses mots le devancent.
— Don't you dare call me a rat! I... I wasn't spying! And even if I was, you don’t get to tell me what to do! This land belongs to my father!
Il bombe le torse, sans y croire.
— On his land, I do as I please! You don’t belong here!
— Such a brave little man.
Le sourire de la femme s’agrandit.
— Your father must be proud.
Lenard se mord la lèvre.
— How dare you...
— If these lands are his, where is he now?
— Not far. He doesn’t come here often, that’s all. His domain is vast.
— So vast he can’t watch over it?
— He’s got better things to do! He doesn’t waste time in forgotten woods!
Lenard est droit, plus sûr de lui. Elle, penche légèrement la tête. Moqueuse.
— Yet he claims them. How strange. A man who rules lands he never walks… sounds rather arrogant, don't you think?
— You shrew! People have been hanged for less! When my father hears about this—
— But daddy isn’t here, is he?
Elle fait un pas. Lent. Contrôlé. Lui fait mine de garder contenance.
— So how will he know? Don’t worry, boy. This will be our little secret...
Lenard ne parvient pas à répondre. La femme avance lentement, sortant de l’eau. Le garçon recule alors, détournant les yeux, envahi par la gêne et une tension confuse.
— Don't come near me!
Elle s'arrête, prend une voix plus douce.
— What's your name, little man?
Comme anestésié, Lenard déblatère.
— I... I am Lenard Thadeus Cromwell, son of Thadeus, son of Sorën, son of—
— Fine, fine. No need to dig out the whole family... But my! For such an eminent little man, wandering alone — you're not easily scared, are you Lenard?
— This is nothing! I'm the one to be scared of!
— That so?
Elle ricane et se rapproche à nouveau. Lenard recule d’instinct. Un frisson glacial lui court le dos. Le vent s’élève.
Une ombre étrange s’épanouit entre les arbres. L’air se fait plus lourd. Les feuilles bruissent dans un murmure confus. Puis... viennent les chuchotements.
Légers. Sinueux. Multiples.
— What... What’s happening?!
La femme ne répond pas. Elle s'approche encore. Lenard rassemble son courage et la menace.
— Stay where you are, you wench! My father will hand you over to his men!
Elle s’arrête. Lenard expire. Mais sa respiration s'arrête. Le regard de la femme a changé. Ses pupilles sont jaunes, incandescents. Inhumaines. Une brise murmure.
— Shhh. Don’t you hear them?
— Them? Who? What are you—
Elle ricane de nouveau, sans joie. Lenard n'est pas sûr de ce qu'il a entendu. Peut-être était-ce le vent? Cherchait-elle à le duper? Non. Quelque chose ne va pas.
— Who? But them. The lost souls. The whispers of the damned.
Et soudain, une voix à l'unisson. Dans sa tête. Feutrée. Sinistre.
— Are you scared, Lenard?
Il sursaute. Brandit la dague.
— Stay away, you bitch! I’ll stab you! I swear I will!
Elle s’approche, glisse plus qu’elle ne marche.
— Tch-tch-tch... That's no way to address a lady...
Le silence retombe d’un coup. La lumière revient.
Mais la tension, elle, ne disparaît pas.
Lenard reste figé, la dague levée. Elle est sur lui maintenant, sa peau contre la pointe de la lame. Sur son sein. Elle ne cille pas. Elle le regarde, curieuse. Sa langue passe furtivement sur sa lèvre et s'extasie.
— The sweat on your skin. The every twitch in your fingers. Ah... I can almost taste it.
Elle avance encore. Lentement. Sa voix devient basse. Hypnotique.
— I can sense it. Your rage. Your fears. Your most repressed desires. Oh yes... so wicked they are.
Elle tend la main. Effleure la sienne. La main qui tient la lame.
Lenard veut reculer. Impossible. Son corps est gelé.
— Come on. I’m defenseless. Do it. Yes. Stop struggling. Let go. You want to, don’t you?
Il halète. Les yeux écarquillés. Une pensée fuse. Elle s'offre à lui. Il peut lacher prise. Son bras bouge tout seul. Mais qui le tient?
La lame s’enfonce. D’un geste retenu, confus. Un choc — sourd.
Elle tressaille à peine. Un mince filet noirâtre s’écoule. La vue du sang.
Et Lenard... bascule.
Il frappe. Encore. Et encore.
Il ne sait plus combien de fois il frappe.
Le monde devient pourpre. L'air devient léger. Doux et léger. Trop léger.
Il hurle. Il rit. Il délire.
Jusqu’à ce qu’elle tombe, enfin. Doucement. Son corps s’enfonce dans l'eau, les cheveux flottant à la surface, comme une traîne d’algues blanches. Lenard halète. Tremble. Il s’approche du bord, s'immerge à peine, penché au-dessus de l’eau frémissante. Au-dessus d'elle. Son reflet ondule, flou, brisé.
Et soudain, dans les profondeurs : Deux yeux jaunes s’ouvrent. Un cri monte. Ne sort pas. Une main invisible l’agrippe. Il chute. L’eau l’avale.
Il se débat — en vain. Une force l'empêche de remonter. Sous l’eau, la lumière disparaît. Il aperçoit encore son visage, celui de la femme. Ondulé. Le sourire tordu. À présent, c’est elle qui le regarde d’en haut, penchée au-dessus de la surface.
Puis, un murmure. Identique. Proche. Comme dans son oreille.
— Are you scared, Lenard?
Puis, plus rien.
Lenard se réveille, haletant. Un souffle. Un doute. Il semble ailleurs. Les draps collent à sa peau. La nuit est tombée. Seule une flamme tremble sur la table de chevet, dessinant des ombres mouvantes sur les murs de pierre.
Un flash.
L’odeur âcre d’une crinière au galop. Un cri, lointain mais vibrant, en écho :
"I don’t want excuses! Send men to the woods! Find the ones who did this to my son! Comb through everything! I want their heads!"
Puis... le flou.
Lenard se lève, encore engourdi, et marche jusqu’au balcon. Dehors, le vent est calme. Il s’appuie sur la balustrade, les yeux perdus dans l’obscurité. La chasse… le renard… son père… Et après ? Plus rien.
Il inspire. Ses yeux se posent sur la plaine. Au fond : la lisière du bois. Ses yeux scrutent de loin malgré la pénombre. Là-bas, quelque chose bouge. Des formes. Des éclats métalliques. Lenard plisse les yeux. Des soldats? Ils sont tous petits vu d'ici. Ils avancent, silhouette lourde, démarche saccadée. Les silhouettes sortent de la forêt. Quelque chose ne va pas. Les hommes se tordent. Frémissent. Leurs têtes recroquevillées.
Une ombre vient. Une femme. Nue. Démarche légère. Cheveux blancs. Elle effleure les soldats, caresse l'un, se penche sur l'autre, serpente. Une danse provocante. Elle s'arrête. Lève la tête. Malgré la distance, Lenard sent son regard le traverser.
Des yeux jaunes. Lumineux.
Un sourire.
Et les soldats tournent lentement la tête vers lui.
Leurs yeux brillent. Jaunes, eux aussi.
Une douleur. Une migraine. Un écho. Un retour à la réalité.
Un goût pâteux dans la bouche.
— Your Highness... Your Highness?
Lenard sursaute. Il est sur son trône. Raide. Le conseil est réuni autour de lui.
Un souvenir ? Un rêve ?
La pensée s’efface. Il revient à lui.
— As it may be, my liege, such taxes on the northern villages would cause... discontent. Especially now that this cursed city's influence spread across the hamlets. I would suggest alleviating the wheat contribution—at least beyond the kingdom’s full reach.
Lenard inspire. Redresse les épaules. Sa voix revient. Tranchante.
— The kingdom’s full reach, you say?
Il mine de réfléchir.
— Tell me...di you see a border? A rift? Or a mountain, perhaps, between the realm and the sea?
— No, Sire, I didn't mean—
— Hm? You didn't mean? What? That my realm ends at mere steppes? At a city-state?
— My king, you must consider... If they starve... They could rally to Vyferon. Such excessive—
— Excessive? There's only one kingdom. One ruler. Me! Letting that decadent city still breathe is mercy enough. Should I remind everyone.
— Of course, my liege...
Lenard se lève, silhouette tendue, couronne sur la tête, tunique royale d'apparat, brodé et sertie de joyaux sous un manteau d'hermine écarlate. Séduisant, le visage fin, la trentaine. Ses yeux : deux lames d’azur. Trois conseillers devant lui — deux massifs, un plus sec, celui qui vient de parler. Et au fond, contre le mur : un homme. Seul. Silencieux. En cuir sombre. Longs cheveux noirs. Peau pâle. Traits presque androgynes.
Un autre conseiller prend la parole, prudemment.
— There is... a way, my king, to shun... Defiance. A soft way.
— Go on.
— If I may, my liege. Dissolve, in one grip, the city-state's authority.
— By the First, Jörgen, spit it out!
— Marriage, Sire.
L'homme contre le mur tressaille. Son regard se lève. Il ne bouge pas. Lenard se rassoit. Il change de posture, pensive.
— No way. I owe an heir to house Calemister. I am bound to it. It is due. Since—
Lenard ne finit pas sa phrase. Jörgen reprend.
— A white wedding, your Highness. No heir. Ewan Calemister would not oppose — he knows better the ways of politics.
Lenard reste dubitatif. Le silence se tend.
— Why bother. Make them bend the knee. Like you always did.
Lenard s'interrompt. Il tourne lentement la tête. Un sourire discret.
— It doesn’t sound like you to get involved, Vasiel.
Il fait signe aux conseillers d'une main.
— Leave us.
Les trois s'exécutent. En silence.
Le dernier jette un regard noir à Vasiel avant de franchir la porte. De l’autre côté, un murmure étouffé dans le couloir, comme un crachat :
— Dog.
Vasiel reste imperturbable.
— There was a time you would’ve flayed anyone for less. You going soft?
— A wedding... What a joke. Send the White Guard. Kill them all. Be done with it.
— To Vyferon? Seems a waste of good men.
Vasiel s’approche. Gravissant les marches. Lenard reste assis, encore songeur.
— The idea sounds rather... tempting, don't you think?
Vasiel se fige. Il détourne le regard. Lenard le voit. Sourit. Doucement.
— Something's troubling you, perhaps?
Vasiel frémit. Le mots de Lenard sifflent.
— Such a little thing, and yet... Come, come to your king.
Vasiel hésite. Puis obéit. Il monte. Lenard ne le quitte pas des yeux. Lui, détourne le regard.
— Kneel.
Il tressaille. Sa voix le transperce. Comme toujours. Vasiel s'execute. Il rampe. Entre les bottes. Il se penche. L’embrasse. Son sourire est fébrile. Une joie contenue. Puis il baisse la tête. Encore. Lenard se tend. Il ne sourit plus. Ses mains agrippent les accoudoirs.