— Holy linden! It's almost impossible to keep up with you! You don't even look tired.
— Me? Weary? I mean, we hardly danced a couple songs together. I could also take a moment to rest a little I guess.
— I've never seen you before. May I know your name?
— I'm Rory, from Mornglade.
— Happy to meet you Rory, I'm Tommy, Brindlebrook. Mornglade! So how's it like? In the South I mean?
— It's way less crowdy than here, for sure. Birch trees as far as the eye can see. Prunes at every meal. Makes everyone smell funny.
Le jeune homme s'esclaffe. Essoufflés, les deux jeunes gens s'étaient arrêtés de danser à la fin de la chanson. Un peu plus âgé que Rory, la dépassant d'une tête, l'adolescent au teint clair porte un gilet de velour mauve mettant en valeur sa silhouette élancée. À vrai dire, Rory le trouvait tout à fait à son goût. Elle cherche à reprendre. Sa bouche s'assèche. Le garçon la devance.
— So, where are you parked? Have many of you folks come here?
— Oh, no, no, I only came with my brother. Our cart is just up there, at the end of that way, just before the turn.
— Before the turn? You mean, where the woodman is?
— Yup. Right where the woodman is.
Un silence léger. Tommy ne percute pas tout de suite. Rory lui sourit doucement.
— Wait, what?
— I'm his sister.
Le jeune homme reste bouche bée. L'atmosphère s'alourdit alors qu'elle prononce ces mots. Il tente tant bien que mal de reprendre contenance.
— Oh! I'm sorry, I didn't know that you were...
— A DipMcken?
— What? Yeah... I just— Your brother's actually the woodman! I mean, he's a legend and all. I don't even know what he looks like.
— That's fair I guess, since we deal the logs in the morning, before the dances and all, aside from the rest.
— Well, also because I'm not supposed to go there. As it might surprise you, I'm not a family head.
— I quite figured that part.
Le jeune homme devient distant.
— So...How does it feel? The fact you will be the next one, after... if he...
Le regard de Rory s'éteint. Elle grince des dents. Un sentiment de colère et de tristesse la traverse.
— If he's killed? What of it?
— But— are you not scared? About the monsters? About the curse?
— The curse? Which curse?
Il baisse la voix.
— The trees, he's chopping them... Folks find it... blasphemous.
— Wha...Wait.. I don't get it.
Tommy se penche et chuchote.
— The trees your brother's cutting. Well, they're blessed by the Prime One, Lentrill. Praise be. So, a lot of people believe killing them is bad omen. A sacrilege.
Rory écarquille les yeux.
— What hogwash is that? Lentrill's with us. He's supposed to do this. These trees are blessed so we can provide to everyone. Don't you find it weird the logs take all winter to burn? Because of the blessing. If not, imagine all the trees everyone'd have to kill only to spend winter. Besides, you’re all more than happy to stay warm burning this wood, so don’t start lecturing me! And don’t even get me started on the monsters—
Rory s'interrompt alors qu'une main la saisit par le bras. C'est Noye, l'air grave et déterminé. Il est figé, le regard éteint, hermétique à l'effervescence qui l'entoure. Sa voix est grave, à peine perceptible.
— Party's over. Get your things, time to go.
Rory est prise au dépourvu.
— What? But it's still...
— Something happened. I'll explain on the road. We need to go back to the the shack before dark. Now.
Noye jette un coup d'œil au jeune homme. Celui-ci est à la fois abasourdi et intimidé par sa carrure imposante. Le vacarme général s'était envolé alors que le monde autour d'eux les avait remarqués. Alors que Noye se fraye un chemin à travers la foule, tenant Rory par la main, les festivaliers chuchotaient, la main devant la bouche.
Rory était déconcertée. Elle passe au milieu des regards. Une malédiction? N'importe quoi. Comment ces gens pouvaient-ils penser un truc pareil? C'est ridicule.
Rory lève les yeux. La chèvre géante est apprêtée, Rory ne trouve pas la force de résister, ni même de protester — vaincue par les mots du bûcheron. Noye vérifie l’arrimage des sangles reliant les traverses aux ridelles du véhicule.
— I think we're good to go. Come, I'll take you up.
Rory ne répondait pas, la mine déconfite. Noye s’arrête, s’agenouille face à Rory et pose une main ferme sur son épaule frêle.
— I'm sorry, I pulled you like that and I shouldn't have. I'm just worried we get delayed.
— That's not it. This boy, Tommy. He just said you were cursed because of cutting the trees.
Noye est surpris. Puis il comprend.
— They do not think I'm cursed because of the trees.
— So, what else. This doesn't make any sense.
— That's an excuse. Only to warn the youngest not to approach me.
— But, why?
Noye pause un instant.
— Because of what I did to Jared.
Rory est abasourdie. Son regard s'éteint. Et plus un mot ne sort de sa bouche. Noye l'aide à monter, saisit les rênes et claque la langue. Glitty emboîte le pas. Le départ de la charette passe inaperçu. La fête bat encore son plein.
Le retour à la Cabane est silencieux et paisible. Le soleil est maintenant totalement caché par la cime des bouleaux à feuilles jaunes typiques de l'endroit où le duo arrive. On aperçoit enfin une maison en bois et chaume avec soubassement en pierres, bien entretenue malgré l'âge des fondations. Noye s'occupe d'atteler Glitty dans un enclot qui jouxte la bâtisse. La grande chèvre se réfugie dans une annexe de bois accolée à la maison, servant d’abri, de séchoir et de garde-manger. Rory quand à elle s'empresse de rentrer, ouvre les fenêtres de la pièce principale ainsi que celles des deux chambres plus au fond. Une longue étagère murale présentant des denrées de petits gibiés et fromages secs. À chaque pas, le bois grince. Une table, un coin feu, des herbes suspendues : c’est chez eux.
Noye rentre alors et saisit un instrument près de la porte, dans un coin de la pièce. Une flûte à triple bourdon, d’apparence grossière à première vue, mais révélant à la lumière un bois ciré de qualité. L'homme se pose machinalement sur le palier et commence à jouer. Une mélodie lente et reposante. Certains rongeurs occupés s'arrêtent intrigués, les pinsons et rossignols se taisent. La brise. Le bruissement des feuilles. Et le son de la flûte. Noye s'attarde sur chaque note. Il se concentre sur la mélodie. Ne pense pas à ce soir. Un instant de quiétude qui le transporte. Il compte en profiter. Rory de son côté commence à cuisiner. Des odeurs se mêlent à la fumée.
Quelques minutes plus tard, Noye toujours enivré s'interrompt :
— Noye, diner's ready!
Le silence. Puis, la nature qui reparle à nouveau. Noye se relève, rasséréné. Il remet l'instrument à sa place et s'installe. Rory lui remet son assiette, un plat à base de champignons, de patates et de viande de petit gibier. Ils mangent avec appetit.
Le repas est cependant de courte durée.
— There are some plums in the basket. You can eat them on the road.
Le bûcheron, alors qu'il s'apprête à partir, s'arrête et répond à Rory, occupée à jeter les assiettes de tablées en écorce dans la cheminée:
— I took many for dessert. I don't want to be stuck on the shitter tomorrow morning.
Sur la table, un panier d'osier. Les fruits mauves de la veille y reposent encore. Noye se retourne, les yeux braqués sur le saladier illuminé par la lueur du feu. Il se ravise et place furtivement deux agrumes dans sa sacoche avant de retourner vers la porte :
— I'm going. Don’t wait up.
Il ouvre la porte d'un coup sec et se retrouve dehors.
Le ciel, d'un orangé éclatant suintant de rose, indique le début de soirée. Les teintes des derniers rayons de soleil effleurent les arbres à l'orée de la forêt. Les oiseaux se taisent. Le vent seul parle. Humide. Noye prend une grande respiration, sa tête orientée vers la cime des arbres se dressant à une vingtaine de mètres devant lui.
Ses yeux bleus d'abord fermés s'entrouvrent. Il rentre dans les bois. Un peu plus loin, une hampe en bois ressort du sol. Noye y parvient. À sa base, l'herbe est haute, plus verte qu'aucune autre avoisinante. Noye s'apprête et la saisit. Il tire. Le humus tremblote, l'herbe se déchire. Une masse métalique sort du sol.
C'était une hache. L’arme est de bois, fusionné à une partie tranchante en acier, du pommeau jusqu'au fer, comme si le tout avait poussé. Brillantes, les deux lames reflètent la lumière perçante du couchant.
Noye regarde un instant la hache et la pose contre son épaule. Il reprend sa route.
Cela fait plus d'une heure que Noye avance, imperturbable, à travers la densité luxuriante. L'atmosphère se refroidit. Le bleu marin céleste au dessus de lui s’apprête à laisser place aux ténèbres. Les craquements des branches sous ses pas deviennent bruyants, presque assourdissants, et alors que la forêt s'installe dans le silence, c'est le hululement de la faune nocturne qui se fait entendre à présent.
Pas après pas, craquement après craquement, le rythme des enjambées de l'homme reste inchangé. Il ne décèle rien. Du moins, jusqu'à maintenant. Un tressaillement dans ce buisson. Un fauve noir à longue queue en jaillit. Noye ne tressaille pas. La bête s'arrête, le jauge, puis couine. Elle a l'air de souffirir. Là, sa patte est humide. Du sang? Noye lève doucement les mains de manière pacifique et s'approche du long félin blessé. Noye se penche sans trop s'approcher. Une laceration. Fraîche, peu profonde, mais pas anodine. Le bûcheron tend la main pour que l'animal sente son odeur. Son attitude alors que la main se rapproche change aussitôt. Alors sur ses gardes, le fauve lèche sans gêne les doigts de Noye.
— Here, let me see. Bloody oak, something bad did this to you? You're lucky though. This one's not joking around.
Le félin noir incline la tête, intrigué. Des plumes suivent ses oreilles, brillantes et effilées. Ses yeux : des calots verts et noirs.
— Don't worry, I'm not joking around either. Do you know where it was?
La petite panthère élancée, aux longues oreilles et aux yeux alors méfiants — à présent calmes et presque attendrissants — tourne lentement la tête derrière elle, en direction de l’obscurité devant Noye. Puis, dans un éclair, elle lui donne un dernier coup de langue avant de bondir dans les bois et de disparaître entièrement. Noye sourit malgré lui. Un sourire bref. Nerveux. Inattendu.
Plus loin, l'obscurité est totale. Quelque chose trouble l’ombre devant lui. Noye baisse la tête. Il aperçoit une masse sombre, sanguinolente. S'agenouillant légèrement, il cherche dans son sac et en ressort un bulbe bleu, de la taille d'une noix. Le tenant fermement, Noye le serre avec force dans sa main. Un craquellement de verre brisé retentit, suivi d'étincelles bleues flottant soudainement dans l'air autour de son poing. Puis, il ouvre la main. Une intense lumière blanche jaillit en son creux. Le bulbe, désormais luminescent, irradiait les alentours.
À ses pieds, un corps inanimé, assez méconnaissable mais ressemblant à un raton ou à une belette, lacéré au ventre et à la gorge.
Il pense tout haut.
— Poor little bastard. Fresh kill. It must be close. At least I'll be home before sunrise.
Noye se redresse, puis lance le bulbe un peu plus loin afin d’éclairer ce qui l’attend dans l’ombre. Il se positionne de manière à ce que la lumière l’enveloppe entièrement. Il s'arrête. La hache pend. Le souffle seul reste. Il attend.
C'est calme et sans peur qu'il se tient là. Sa respiration rompt le silence, de plus en plus pesant.
Noye reste alerte, aux aguets du moindre son. Il le sait : il est traqué.
Tout à coup, un vrombissement sourd émane du sol. En une fraction de seconde, des racines surgissent de la terre et fondent sur lui, tels des pieux cherchant à transpercer leur proie. D’un bond agile, Noye se jette en arrière, échappant de justesse à l’attaque. Devant lui, les racines dansent et frémissent, telles des vipères dressées, prêtes à frapper. Le bucheron tend le bras : sa hache effleure l’une des racines frétillantes. Immédiatement, elle s’y agrippe avec rage. Noye tire, lutte contre l’étreinte végétale.
Mais il ne cherche pas à forcer. Il empoigne l’arme à deux mains et la tire violemment vers le haut. La racine résiste, jusqu’à ce que son autre extrémité se détache du sol, révélant la direction d’où elle provient.
Le souffle de Noye est rauque.
— Got you.
Sans perdre une seconde, il redresse la hache et tranche la racine d’un coup net. Libéré, il s'élance à travers les bois, suivant la piste déterrée. À chaque pas, d'autres racines jaillissent du sol pour l'arrêter, mêlées de branchages tortueux. En vain. Sa hache les précède, les fauche avant qu’elles ne puissent frôler son kilt. Plus il avance, plus l’opposition s’intensifie : les racines deviennent plus épaisses, plus rapides, plus violentes.
Soudain, le sol s’effondre sous ses pieds — un ravin. Il ne ralentit pas. Il saute, esquivant dans le même élan une volée de racines qui explose depuis la bordure du précipice. Atterrissant avec fracas, Noye se trouve face à l'horreur. Eclairé par les astres, un arbre cauchemardesque se tord de part en part. Son écorce, creusée et hérissée de pointes semblables à des ronces, semble affûtée comme des lames. L"arbre se trémousse vers lui dans un spasme végétal. Sur le tronc, une multitude de formes. Des têtes? Non. Des visages. Squelettiques, aux dents irrégulières et acérées, poussent des râles mêlés de gémissements d’agonie.
A bonne distance de la créature effroyable, Noye s'arrête et pose un genou au sol. Une main sur la terre froide, la hache calée sur l'aine, il ferme les yeux et incline la tête. Dans un murmure solennel, comme un vieux psaume de l’enfance, il prononce :
O Mother of all mothers, hearth of home,
Bestow thy grace beneath thy verdant dome.
Thou who hast claimed us in thy wooded reign,
Whose bounty soothes our grief, and mends our pain,
Consent to undo what has been bound,
What's been defiled by this vitiated ground,
May thee bring peace so my burden softens,
Now turn away from this profanation.
Ses paupières se relèvent. Un flux vert iridescent et lumineux parcourt ses yeux. Il se dresse, empoigne sa hache à deux mains. Autour de lui, les racines s’agitent, l’étreinte se resserre. Il charge.
Un combat sauvage s’engage. Les racines s’élancent à toute vitesse. Mais ce n’est plus tout à fait un homme qui se bat. C’est une bête. Un colosse déchaîné. Chaque coup de fouet est esquivé dans un bond. Chaque attaque, déviée, tranchée, balayée par sa hache. À chaque racine sectionnée, un hurlement atroce s'élève du sylvain corrompu. Des branches jaillissent de ses flancs, portant des fruits difformes, pourrissants, à l’odeur pestilentielle. Ils sont tirés comme des projectiles. Certains s’écrasent au sol, d’autres explosent contre la lame. À chaque impact, un liquide acide et visqueux jaillit, fumant, rongeant la terre. Mais la hache, elle, résiste. Aucun fluide corrosif ne semble l’altérer.
Noye s’arrête un instant pour se protéger. Toujours plus proche de l'arbre cauchemardesque. Il bondit de nouveau, esquive, frappe, avance.
Dans un dernier spasme, la créature tente de lacérer dans le dos. Mais le bûcheron est déjà lancé. Le bois cède dans un bruit de chair qu’on n’oublie pas.
L’arbre déviant hurle, tremble, se tord. Noye arrache la lame de l’écorce et frappe encore, et encore. Comme un forcené. Autour de lui, les racines s’enroulent à sa taille, l'écrasent. Il encaisse. Ne sent presque plus. Le corps fait le reste.
Il frappe. Encore. Jusqu’à ce que plus rien ne bouge.
Après un nombre incalculable de coups, un râle d'agonie retentit, et l'arbre cesse de gesticuler. Ses branches et racines retombent à terre, tressaillent, puis se figent. Noye, immobile, tente de reprendre son souffle. L'étreinte des racines autour de son torse se ressere — il les tranche dans un grognement.
Son corps retombe au sol, couvert de copeaux d'écorce, de terre et de sang. Son sang. Une douleur sourde lui vrille le dos et le submerge. Dans sa souffrance, il pose un genou à terre et respire profondément. De longues secondes passent. Puis, lentement, il se relève et s'extirpe du fossé. Blessé et maculé, le bûcheron marche à travers la nuit. Longtemps. Son dos le démange. Des minutes interminables.
Un ruisselement finit par se faire entendre, discret, familier. Il approche du cours d'eau. Lorsqu'il atteint la berge, il laisse tomber sa hache qui se fracasse au sol, retire son habit, ses bottes, et s'assoit dans l'eau peu profonde. Le froid. Un frisson dans les jambes. Pourtant, il se sent mieux. Vient la partie difficile.
La désinfection est pénible. Mais Noye ne laisse rien paraître. Son regard est froid, fatigué. Ce combat était rude. Mais pas le pire, loin de là.
Pensif, il fixe l'eau teintée de sang, illuminée par les étoiles. Et lorsqu’enfin la douleur s’apaise, il se souvient : demain, au réveil, il sera accueilli par la nouvelle recette de ragoût de sa sœur.
Il ferme les yeux. Se rince les mains. L'écoulement de la rivière est calme, presque apaisant. Le jour naît.
Rory se réveille. Elle ne porte qu’une chemise de nuit en toile beige, usée. Son visage et ses cheveux dorés baignent dans la lumière des rayons de soleil filtrant à travers la fenêtre. La douce chaleur lui offre un bref sentiment de bien-être. Recroquevillée dans ses draps de fourrure, une pensée la frappe : Noye était sorti la veille.
Mais il n’était pas là ce matin, comme il est toujours. Tirée de ses draps par l’inquiétude, Rory marche à pas feutrés.
La main sur la poignée, un frisson lui parcourt l'échine. Plus que pour lui, elle a peur pour elle-même, peur qu'il l'ait laissée. Abandonée.
Résignée, elle tourne lentement la poignée. Elle tire, la porte résiste.
— Stupid...
Le loquet était fermé. Un court instant, elle en oublierait presque son inquiétude. Sa colère s’évapore, remplacée aussitôt par l’angoisse. Hésitante, elle sort de sa chambre.
Dans la salle à manger, seule une grande fenêtre à persiennes laisse entrer la lumière, les lampes à huile, posées ici et là, sont éteintes.
La chambre de Noye est devant. Rory fixe la porte. Elle n’est qu’à quelques pas, mais semble hors de portée. Elle n'ose pas bouger. C’est le genre de moment qu’on redoute, mêlé de sueurs froides et de crampes d’estomac.
Au bord de la rupture, elle approche. La poignée est là, sous ses doigts. Le silence lui vrille les tympans. Elle entrouvre doucement. Un bruit sourd déchire la pièce. Il lui traverse la tête.
Un ronflement. Dantesque.
Rory referme la porte dans un souffle, puis s’y adosse. Son coeur se réchauffe. Le bois râpeux contre son dos. La chaise est à deux pas. Elle s'y assoit. Croise les bras sur la table. Et plonge ses yeux dans ses manches. Elle sent sa respiration et retrouve son calme. Comme toujours, le bûcheron était rentré à l’aube. Rory, qui ne l’avait pas entendu dans son sommeil, se retrouvait là, apaisée. Silencieuse.
L’eau du puisard est glaciale. Rory est sortie en récupérer un seau pour sa toilette. Elle allume un feu et y pose la bassine, remplie de cette eau mordante. Une petite pièce attenante à l’entrée a été aménagée pour cet usage. Lavée, séchée, habillée, elle se prépare à quitter la cabane. Le village est à une vingtaine de minutes de marche.
Ses habits sont rudimentaires : une robe verdâtre surmontée d’un tablier taché, des bottines usées et crottées. Un panier volumineux attaché dans son dos, elle avance à pas lents, le visage tiré, épuisé, compte tenu de l'épisode angoissant après son réveil.
Toujours perdue dans ses pensées, elle passe devant la première maison du village : un véritable nid douillet comparé à l’état vétuste de sa propre demeure. Un vieil homme, bérêt sur la tête, lui fait signe depuis une petite terrasse attenante à l’entrée. Il l’interpelle de nouveau :
— Rory! how are you doing, sweetie?
— What? Oh... I didn't see you, Franz.
— Don't tell me somethin' happened to...
— No, no. Everything's okay. Don't worry. Came back late, that's all.
— Sweetie, you know, when you're like this, we fear the worst. That's not good for the stomach. Makes everyone on edge.
— Perhaps. But what do you want me to do? Smile every time he goes hunting? Give me a break, okay?
— I'm sorry, sweetie. We always forget what things are for your brother... it's not always about chopping wood.
— But it is. It's always about chopping wood.
Franz n’entend pas cette dernière phrase, à demi-mot, noyée dans la colère.
— Where are my manners? Lisbeth baked some bread. You may take some if you want. It'll do you good.
— Thanks, that’s kind of you, but I’ll pass.
Elle reprend son chemin. Elle n’a encore rien avalé, et pourtant l’odeur chaude du pain sortant du four lui soulève le cœur. L’idée même d’être amadouée la dégoûte.
— And I have a name! It's Rory. Not "Sweetie"!
Rory s’approche du marché. Les étals débordent de fruits, de légumes, de petit gibier séché, de toiles monochromes, et d’outils en fer de petite facture. La journée est claire, dégagée. Il est bientôt midi.
Une fumée épaisse s’élève de la marmite, laissée à moitié couverte. Le couvercle en fer tremble sous l’effet de la vapeur. Le tintement est léger, métallique, comme celui d’une cymbale. Dans sa chambre, Noye, profondément endormi, perçoit les sons et les vibrations comme s’il assistait à un duel d’épéistes. Sous la pression, le couvercle glisse et tombe. Le choc contre le sol de pierre résonne dans toute la maison. Le bûcheron sursaute, les yeux bleu cristallin grands ouverts. Allongé sur le ventre, haletant, plein de sueur. Il ne porte qu’un long caleçon de toile. Les taillades encore fraîches sur le dos. Une douleur sourde. Moins vive que la veille. Une chanson derrière la porte. C'est Rory. Une mélodie. Une berceuse. Noye la connait par cœur. La douleur s'apaise.
Il se lève, titube légèrement. L’odeur familière du déjeuner. Un bouillon de musquette-à-bec. Il connaît bien ce plat, à la fois sucré et relevé. Un goût typique des recettes de la forêt, mêlant champignons, fruits secs et feuilles parfumées.
En entrant dans la pièce commune, il aperçoit Rory de dos, accroupie, en train de nettoyer le couvercle tombé. Elle fredonne la même chose. Il hésite. Puis il tire une chaise. Le raclement contre la pierre fait sursauter la jeune fille.
— Bloody nuts!
— Language. Sorry, I didn't mean to freak you out.
— That's okay, I woke up cranky.
La tension retombe, Noye s'assoit. Rory plus sereine, s’affaire près de la marmite.
— I added peaches, let me know what you think. I didn't mess with the cooking this time. Maybe?
Elle sert une assiette creuse en bois. Le bouillon sombre révèle de petits morceaux de viande.
— So? Please, don't mess with me.
Noye prend la cuillère posée à sa droite. Alors qu’il s’apprête à goûter, Rory remarque les blessures sur son dos. Son regard s’éteint, se perd vers le sol. Elle ne dit rien. Noye le remarque.
— See? This is kind of wild, isn't it? Like I brawled with a bear. Hm, I think you got it, though I'd have put more peels.
Rory se ressaisit puis s’assoit face à lui. Une sottise lui traverse l'esprit. Elle sourit.
— Or, some would say you'd spent the night at Mildred's...
Noye s’étrangle à moitié avec une bouchée. Il la regarde, choqué, puis éclate de rire.
— Or, maybe, that's what her dad would've done to me afterwards.
Ils se regardent. Puis rient de plus belle. Rory commence à goûter sa propre préparation.
— It's pretty good actually. So, what do you think?
— Not bad. I think the leaves have slightly burnt. Not enough water. Or too much fire. It's one or the other. And the meat. A bit too fat.
Rory tire l'assiette d'un coup vif. La chèvre, elle, ne s'en plaindrait pas.
— What're you doing? Fine, fine! I wasn't so good for cooking stew at your age neither. Happy? So give it back.
Rory sourit et rend le plat.
— Next time, try adding the cheese bread with it. That's a kill.
Noye reprend deux cuillérées.
— I've seen an azoli last night. Got hurt. But even like that, the little friend's faster than the wind. The other guy on the other hand...
Au ton de sa voix, Rory fronce les sourcils. L’inquiétude revient. Cela n’échappe pas à Noye.
— It wasn't too big this time. Though, so much screeching. My ears are a disaster. It'll pass in a day.
Elle ne répond pas. C'était devenu une habitude. Son regard dérive, se pose sur l'extérieur, au-delà des arbres.
— I wonder if life can be different. Out there.
— Out there?
Rory ne répond pas. Noye voit le lien et hausse le ton.
— Bloody oak! Torric again? Stop listening to whatever nonsense he comes up with. He's way off his rocker, I tell you. There's nothing for us out there! We need to make do with what we have. Do you know what would happen if we left this place? Do you have any idea what would become of everyone if no one's here to watch over them? Tough luck, it happens to be us. Because no one can hold the axe except for us. And, if I recall, there's only two DipMcken left. So, unless we find miracly someone who share the same blood, there is no out there for me.
— So teach me!
— I'm not having this conversation again. Look at you, just skin and bones. I can't imagine you with the axe — what a joke...
— I can fight, like mother!
— No, mum was mum, and you are you. That's all there is to know.
— So you plan to wait for Mildred to bear your—
— By Lentrill, what were you gonna say? Doing this to Mildred? There's no bloody way.
— Even if she agrees?
— I don't care, I won't let this happen to any child. Or you. I won't allow it.
— You don't even know what I can do. Training me is the only thing you can do right now!
— Out of question, you'll end up getting yourself killed. I won't let anyone do this beside me. Well, until I find a suitable successor.
— What if you can't make it?
Elle se mord la lèvre. Noye reste imperturbable.
— Then I won't make it. End of story. Besides, no use to thinking about it right now. I'm not used to thinking too much anyway.
La gamine se rassied, à court d'arguments. Le calme revient.
— See the good side, R'. You're free to do whatever you want. Find love, have kids in a nice home — Even open a cutlery stall.
— Stop mocking me! And if I don't want any of that — would you teach me?
— Bloody oak, you don't quit, do you? There's a chance to take here.
— I just want to try. It's because I'm a girl?
— Nonsense, mum is... was...a woman. Tougher than anyone.
— She was a monster.
— Don't you talk bad of her, I'm serious.
— I'm sorry. I mean... I wonder how she became that strong. But that doesn't change the fact I've still got a point. Because she...
Rory ne finit pas sa phrase. Elle reprend.
— Look, I just wanna try. What are you gonna lose?
Noye ne trouve pas d'argument. Rory ne le lache pas des yeux. Il soupire puis acquiesce.
— Fine.
— Yeah! Right! I'm gonna be—
— But! But. You won't be succeeding me.
— What the—
— You'll need to earn it. Not that I doubt the outcome.
— Ha! Just you wait. I'm gonna be better than anyone else before! Stronger than you, even! Even mother! Hum... probably not. But! I know I can do this! You'll see! Ha! Can't wait to see this bunch of jerks again! They're gonna be sorry!
— Alright, alright. Please — my ears are hurting like never. Hush now, and refill me some stew. We'll start tomorrow before lunch.
Rory exulte, ne parvenant pas à contenir sa joie. Puis elle se calme et le ressert. Alors que Noye continue de consommer le bouillon, Rory, excitée comme une puce, ne peux s'empêcher de ricaner inlassablement.
Dehors, le bourdonnement des abeilles se mêle au chant des rossignols. La journée s’annonce paisible. La nuit également.