Je connaissais l'incertitude qui entourait la nuit, où chaque esprit aspire à pénétrer le royaume de la quiétude, déposant les confusions et les erreurs de la journée dans une malle. Une malle que nous tentons en vain de rejeter, mais que les rêves s'approprient afin de nous rappeler les blessures du passé tout en nous guidant vers un objectif, un espoir, une victoire certaine. La nuit se dresse en tant que porte-parole de nos murmures intérieurs, nous incitant à exprimer nos émotions les plus profondes. Malgré l'affront subi de la part de Maphew, j'avais placé mes espoirs dans le fait de ressortir revigoré de cette épreuve.
* * *
Soudain, on frappa à ma porte, et sans attendre ma réponse, Gaston apparut vêtu d'un élégant costume :
« Ne m'en voulez pas, mais je savais que vous seriez ravi de me retrouver, Monsieur le journaliste, me dit-il en souriant, tenant une cagette de journaux dans sa main.
- Avez-vous décidé de devenir mon domestique pour le reste de mes vacances ? demandai-je avec amusement.
- Je suis plus qu'heureux de vous servir, surtout après que Monsieur Dalmas m'ait proposé hier de travailler pour Maphew ou pour vous. Je n'ai pas hésité, ai-je bien fait ? répondit-il.
- Vous avez plus que bien fait, mon cher Gaston, murmurai-je pour dissimuler ma crispation face à l'évocation du nom de Maphew.
- Madame Montigny m'envoie vous chercher. Elle et son mari vous attendent pour le petit-déjeuner. Ils sont arrivés hier soir, épuisés et n'ont pas pu assister au bal. »
Avant de rejoindre la table, je me suis rendu au bureau de poste du Carlton, où malheureusement aucune réponse de Rose n'était encore arrivée. J'ai donc demandé qu'ils fassent parvenir toute correspondance et autres affaires à Gaston, qui me les transmettrait personnellement.
Enfin, en me dirigeant vers la salle à manger, j'ai traversé d'un pas décidé la grande salle qui avait accueilli le bal la veille. À présent, elle était plongée dans un silence radieux, chaque chaise soigneusement rangée, les tables en retrait. Il y avait une ambiance de procession religieuse, où nous étions absorbés par la blancheur des murs et des plafonds ornés de moulures. Au loin, dans un coin près d'une grande baie donnant sur la mer, j'apercevais le couple Montigny en conversation avec un homme, debout et stoïque. J'avais déjà eu l'occasion de discuter avec cet homme, l'architecte, lors de notre rencontre à Honfleur, où la Normande me l'avait présenté. J'avais souvent souligné son intellect modéré et sa modestie reconnue : il savait attendre patiemment, ne se vantait jamais et savourait les plaisirs des questions curieuses qui lui étaient posées. Son parcours d'études et ses réflexions sur l'architecture avaient sans aucun doute façonné une personnalité solide et consciencieuse, cherchant avant tout à s'imposer comme le Haussmann de la Provence. Je pensais qu'il méditait inévitablement sur sa postérité et sa renommée, quel mérite brillant, quel intérêt !
En m'approchant, le couple Montigny et l'architecte m'ont accueilli chaleureusement et m'ont invité à déjeuner.
« Horace accorde plusieurs pages de son manuscrit à cette discussion qu'il a eue avec les trois invités. Malheureusement, nous ne connaissons pas la raison pour laquelle il leur accorde une telle attention. Pour faciliter la lecture, nous retenons ici les débats les plus susceptibles d'influencer les vacances du journaliste. »
Durant la première partie de notre échange, nous avons délibérément orienté notre conversation vers l'esthétisme architectural qui nous procurait repos et satisfaction. Avec subtilité, nous avons exprimé notre reconnaissance à l'architecte pour son aimable invitation et lui avons rendu hommage pour ses efforts. Il nous a fait part de quelques anecdotes sur les aléas du chantier, tels que le refus de Carrare d'importer du marbre à Cannes. Par la suite, Charles Dalmas, totalement inconscient des véritables enjeux, aborda le sujet du député Maphew :
« On m'a fait comprendre que vous avez échangé quelques mots avec notre cher invité britannique », me glissa-t-il avec bienveillance.
« En effet, il m'a confié votre grande proximité », répliquai-je, esquissant un sourire feint.
Je me suis également préoccupé de la frustration du couple Montigny qui, n'ayant pas reçu leur carte d'invitation, ignorait l'arrivée de leur infortuné rival.
« Ayant remarqué votre relation intime, je me suis plu à comprendre les raisons pour lesquelles vous appréciez tant Sir Maphew, interrogeai-je, fixant intensément l'architecte qui savourait abondamment son pain à l'œuf.
- Je dois vous confier une chose, cher Horace, je vous exhorte à vous rapprocher de lui afin de récolter des informations sensibles et d'accéder aux coulisses des sphères politiques de Londres, ce qui suscitera l'envie insatiable de votre propre rédacteur en chef. Quant à moi, il s'est engagé à remplir mon hôtel durant les périodes creuses et les semaines de travail grâce à quelques relations personnelles. En échange, je lui offre l'hospitalité, ainsi que divers services en retour, pour son aide précieuse. Ne discernez-vous pas, mes chers amis, une belle opportunité en cela ? », nous répondit-il avec un sourire éclatant baignant dans une mer d'innocence.
Montigny et moi-même éprouvâmes une profonde pitié envers le malheureux Dalmas, qui était entraîné de manière répréhensible dans les sombres et impurs méandres des promesses de Maphew. D'un regard furtif, je sollicitai la Normande, lui enjoignant d'intervenir et de dissuader son ami qui était exposé à un danger imminent. Avec une grande sagesse, Montigny prit la parole, orientant la conversation vers une mise en garde rappelant les rappels d’une mère à son enfant.
« Ne préféreriez-vous pas compter sur notre confiance, cher Monsieur ? Nous vous promettons de vous amener nos amis qui, à n'en pas douter, seront heureux de renouer avec les charmes de la Provence, lui adressa-t-elle.
- Je m'attendais à cette réponse, car Sir Maphew m'a fait part de votre proposition potentielle, mais il a répliqué en soulignant que les voyageurs étrangers reviennent plus de deux fois pour contempler nos paysages français, contrairement aux citadins français trop occupés à diversifier leur tourisme », répondit-il avec une grande sincérité.
Il était manifestement sous l'emprise de Maphew, agissant tel une marionnette. Montigny baissa les yeux et poursuivit son repas en silence, ne pouvant assister à l'éclosion d'une possible chute future de son ami architecte. Entre-temps, j'ai entamé une conversation avec son mari, recueillant ainsi quelques informations sur le commerce du charbon. Puis, dans une seconde partie de notre échange, plus apaisée et après avoir laissé éclater sa colère envers le député, Montigny revint vers moi, captivant l'attention de toute la tablée, et me questionna :
« Depuis votre arrivée, a-t-on déjà évoqué devant vous le garçon de la nuit ?
- Aucunement, je vous en prie, poursuivez », lui répondis-je avec curiosité.
- Depuis quelques années, certains voyageurs ont relaté leur rencontre avec un enfant solitaire errant dans les rues de la ville la nuit. Il engageait simplement des conversations ordinaires, mais éveillait en chacun un nouveau foyer, enseignant la sagesse et inculquant une moralité saine. Avec le temps, nous avons compris qu'il recherchait désespérément sa mère après la mort de son père, et qu'il refusait toute assistance, considérant celle-ci comme une facilité. Cela lui confère un motif de vie », expliqua-t-elle.
Idéalement, j'aimerais considérer chacun d'entre nous comme des enfants et estimer que la mesure de notre humanité devrait se concentrer sur notre relation avec la jeunesse. Lorsque nous constatons un certain malaise lors de nos échanges avec un enfant, cela met en évidence notre désarroi face à l'innocence et à une sagesse prématurée.
« Comment le retrouve-t-on alors ? Personne n'a cherché à comprendre où il comptait retrouver les voyageurs ?, demandai-je, avide de connaître la réponse.
- L'âme de journaliste ne vous quitte donc jamais ? Reposez-vous, Horace ! Ce n'est pas nous qui allons à sa rencontre, c'est lui qui vient à nous. Un peu tel un saint qui s'efforce de guérir nos plaies, répondit Montigny en terminant son dessert.
- C'est simplement un enfant qui a trop lu Platon, plaisanta l'architecte en riant.
- Allons, Charles, pensez-vous toujours qu'il s'agit d'une légende née de l'imagination d'un pauvre homme ivre ? rétorqua Montigny.
- Et j'en suis convaincu. Le pauvre Moriot fut le premier à l'apercevoir, mais nous oublions souvent qu'il fut le seul. Cependant, ce garçon de la nuit est le fruit des boissons et potions de l’ivrogne, déclara Dalmas avec fermeté.
- Quoi qu'il en soit, pour Horace, cela restera toujours une belle manière de découvrir Cannes, agrémentée de quelques légendes », ajouta la Normande en me gratifiant d'un doux sourire.
Les récits légendaires et mythiques enrichissent le paysage que nous admirons en ajoutant des anecdotes qui donnent vie aux arbres et gravent les souvenirs. Jusqu'à présent, j'ai savouré les plaisirs qui m'étaient offerts, et pour être honnête, la seule intervention de notre député peu apprécié me permettait de me reposer. Oui, j'ai acquis de précieuses réflexions qui me faisaient peu à peu oublier les impératifs du travail. Serait-il néfaste de m'éloigner autant du modèle et de ma monotonie ? Allais-je glisser vers une forme de paresse ? Pourtant, je ne sombrais ni dans la folie ni dans la mélancolie, me redressant pour poursuivre mon voyage.
Après ce copieux repas, Gaston me proposa de me promener dans les marchés et de vivre pleinement sa vie simple, en observant les visages et en m'imprégnant de la mélodie estivale. Mais avant de partir, mon domestique me prit par l'épaule, sa pipe habituelle à la bouche, pour m'avertir :
« J'ai pour vous une lettre d'Hyères et une autre de Paris, envoyées depuis votre bureau. Mais si j'étais arrivé quelques minutes plus tard, Maphew les aurait déjà lues. »
Je pris le paquetage tout en écoutant Gaston, et je me mis à lire la réponse de Rose. Je lui exprimai ma gratitude, puis je demandai à Gaston comment Maphew parvenait à intercepter le courrier.
« L'argent ! L'argent, Horace ! Il a généreusement soudoyé le malheureux responsable, me répondit-il.
- Nous devons essayer de le contrer, avec minutie et dans le plus grand des silences.
- Mousquetaires ! Si nous sommes d'Artagnan et Portos, et que Dalmas est Athos, madame de Montigny sera-t-elle donc Aramis ? », murmura-t-il en s'éloignant, en se frottant les mains avec satisfaction.
Alors que je m'éloignais dans un couloir silencieux, je contemplai la lettre de Rose, qui était bien arrivée chez sa belle-mère :
« Cher Horace,
Je vous écris depuis le jardin, où volent bourdons et petites bêtes, butinant avec gourmandise les belles fleurs du Sud. Paris me manque, légèrement, néanmoins le charme éternel de ces paysages agit et calme mon inquiétude maladive. Votre lettre me ravit, et votre invitation à vous accompagner m’enthousiasme. Renoir nous convie, nous deux, à déjeuner dans sa demeure le 12 juillet. Si vous restez, nous nous retrouverons ainsi dans quatre jours.
En vous souhaitant une agréable fin de matinée,
Votre amie,
Rose. »
Je sautillais en évitant les regards curieux des convives, puis je me mis à courir vers la porte du service, impatient de visiter la ville et de laisser ma joie s'exprimer avec un sourire radieux.
La ville était de taille modeste, principalement étirée en longueur, laissant ainsi de longs boulevards étroits. L'humidité étouffante m'enveloppait comme une écharpe, faisant perler de longues et froides gouttes de sueur sur ma nuque sèche. Le soleil brillait intensément, mais sans être désagréable. Quelques volets verts étaient ouverts tandis que d'autres se fermaient, anticipant une après-midi chaude. Je m'approchais du marché de Forville, encore animé et envahi par une foule affamée. Ces hommes et femmes ne couraient pas, ne criaient pas, et ne me bousculaient pas : Paris semblait si loin... L'attrait de ce marché résidait dans sa façon de célébrer les arrivages : une grande cloche retentissait une première fois à 7h30, puis une seconde à 8h30 pour annoncer l'arrivée des producteurs et des agriculteurs de l'arrière-pays cannois, du Var et d'Antibes. Je scrutais les mains, comme Gaston me l'avait conseillé, et je pouvais deviner certaines professions. D'une certaine manière, sans devenir un sorcier des indices, je pouvais déduire le métier de chaque acheteur. Près des barquettes de courgettes, j'ai remarqué une dame, pas plus haute qu'un mètre cinquante, récoltant avec minutie de beaux légumes, cherchant la fermeté et le croquant. Sur sa petite main toute rouge, on pouvait voir des marques de fils, des piqûres volontaires : une couturière. Plus loin, un homme vêtu d'une chemise blanche, sans moustache et coiffé d'un grand chapeau, observait la foule se précipitant sur le marché, les bras croisés. Des copeaux de bois étaient déposés sur sa peau noircie et durcie par le soleil : un charpentier. Plus loin, en amont, se trouvait une église, différente de celle perchée au sommet du Suquet. Plus modeste, elle était étroite et ornée de tuiles rouges éclatantes. Je me dirigeai vers son portail et, après avoir contemplé son pauvre tympan, je pénétrai dans la fraîcheur de la nef où personne ne déambulait. Solitaire, je parcourus les bas-côtés, suivant les scènes de la passion du Christ. Arrivé au chœur, j'aperçus un prêtre, figé sur son banc en bois mal verni, observant paisiblement le tableau qui ornait la chapelle centrale. M'approchant discrètement, je m'assis derrière lui et par ma respiration haletante, il devina ma présence. Sans se retourner, il me parla :
« Nous sommes encore loin de midi mais la messe est toutefois fini, votre visite intervient au beau milieu, dans le creux spirituel de ce temple. »
J’étais un mauvais chrétien, ou du moins, le plus dissipé des chrétiens. Mon assiduité aux messes ne tenait qu’à quelques passages dans l’année, et souvent avec du retard. Je visualisais une certaine liberté dans mes décisions, mais était signe d’un relâchement, qui faisait peser ma fragile âme devant le concept transcendant.
« Mes parents, chrétiens dévoués et irréprochables pour la foi religieuse, disparurent ensemble, et sans leur présence, j’ai acquis un éloignement progressif.
- Dans votre situation, vous le reconnaissez, et traduit une réflexion quant à votre situation religieuse. Souvent, lorsqu’on s’approche de moi, on me demandait de chercher à la place des prêcheurs, la raison à laquelle il sombre dans l’éloignement. Vous reposez certainement sur un certain laisser-aller, et il est galvanisé par votre facilité à accepter la chose qui peut être éviter. Vous vous reposez, plutôt, depuis tout ce temps à ce moment.
- Lequel mon père ? » lui demandai-je en me levant et en s’asseyant près de lui. Il était grand et svelte. Son jeune âge lui amenait, naïvement, une attitude responsable.
« Ce moment, mais autrement, il pourra avoir plusieurs moments de ce que nous vivons, avec des versions différentes, dans des lieux plus éloignés et même à un âge où vous devez attendre sagement la mort. Vous avez répétez cette réalité, et vous souhaitez sortir de cette chose qui vous retient, de ce zèle du précieux et de votre disposition à émettre de la volonté pour prier, me répondit-il en se tournant vers moi.
- Est-ce si normal, mon père, que tout semble si différent de Paris. Vos paroles n’ont pas la même sagesse que ce que j’écoute dans les paroisses parisiennes.
- Tout est différent, et Dieu merci, sinon notre pauvre monde sera tenu dans une triste monotonie » me dit-il en rigolant.
Il était semblable aux prêtres que nous entendons dans les romans, qui arrivent sans souci - trop facilement - à effacer vos questions profondes et les convertir en une forme d’énergie vitale. Quel royaume gardons-nous au sein de notre vie, qui a le plaisir de le découvrir, comment la mort accueillera ma carcasse. J’avais tant pensé que les romans m’auront permis de lire les différentes réflexions des écrivains, de lire à travers les lignes leurs visions de la vie, de comment il fallait apprécier les choses. J’avais ainsi émis une certaine confiance à ce domaine, mais je haïssais activement la philosophie. Elle était là, assise, devant nous, à toiser chacun de nos mouvements, qui ne sont ni parfaits ni mauvais, que tout provient de quelques événements hasardeux. Le prêtre me voyait entrain de réfléchir, et sans essayer de transgresser mes idées et sentiments, il me souffla à l’oreille :
« J’admire votre honnêteté. Elle est si unique et si précieuse, que certains pourront jouer avec elle, la malmener et en abuser, jusqu’à la réduire à une forme incertaine et invalide. Méfiez-vous des sentiments nouveaux et violents que produiront vos rencontres, agissez qu’avec vos propres émotions. Je ne vous demande pas de commencer à prédire une éventuelle sommation céleste ou un complot orchestré par le diable en personne, mais n’envisagez jamais de penser que vous pourriez l’éviter. »
Il se leva, esquissa un dernier sourire et disparu derrière le chœur pour rejoindre le transept qui cachait une lourde porte boisée qui claqua contre la pierre et laissa en réverbération un son sourd dans l’église. Je resta silencieux quelques temps. Comment arrive-t-il à émanciper de telles hypothèses ? Ma façade est-elle si accessible ? Seulement par un regard ? Je me devais de lire les visages qu’on « me donnait » pour ressentir la même vision. En sortant, remettant soigneusement mon chapeau à sa place, et en regardant une dernière fois l’église, je partir rejoindre la baie. J’y passa l’après-midi, et sans donner l’air d’apprécier et faire comme tout les autres vacanciers, j’amusais mon esprit avec ce qu’il souhaitait faire. Ainsi, j’ai compté les voiliers sortant du port, j’ai discuté avec quelques cannois adossés sur les bancs, j’ai touché le sable, j’ai caressé les roches polies donnant sur la mer et j’ai humé toutes les fleurs parsemées par les jardiniers de la ville. Alors que je rentrais, sur mon chemin, je trouva un jeune couple qui appréciaient le paysage. Je m’assis à leur gauche, et sans discrétion, j’ai fixé leurs visages. Je tentais de comprendre pourquoi la jeune fille ne souhaitait jamais rencontré le regard de son ami, et pourquoi ce dernier n’arrêtait pas d’essayer de lui prendre la main. Mais ma présence fut remarquée, et ayant noté mes regards insistants, ils prirent la fuite. J’étais décidément maladroit dans la « lecture des esprits ».
Dans la petite ruelle, à sa bonne habitude, Gaston courut vers moi avec un enthousiasme qui trahissait sa volonté à me parler.
« Je suis armé, monsieur !
- Comment ça ? demandai-je, totalement perplexe.
- Face à toutes les éventuelles dérives, mon pauvre père m'a appris à anticiper les chutes des hommes. Je porte un pistolet hérité dans ma poche gauche.
- Lorsque je vous ai dit qu'il fallait retenir Sir Maphew, je voulais dire qu'il fallait l'arrêter dans ses prochaines actions et trouver des éléments qui le compromettraient, expliquai-je à Gaston tout en lui demandant de me remettre l'arme à feu afin d'éviter tout incident malheureux.
- Je comprends, mais ne vous inquiétez pas, ce pistolet n'est plus en règle, vous pouvez le garder discrètement dans votre bureau », répondit-il avec une certaine tristesse.
Gaston était bon. Sa bienveillance agissait souvent sur moi, et sa présence était toujours une agréable pause. Il était à la fois mon guide et mon réconfort. Je lui tapotai l'épaule et rentrai par la porte de service, en dissimulant soigneusement l'arme dans ma veste épaisse. Avant de monter, je retrouvai Gaston et lui demandai :
« Avez-vous prévu quelque chose de particulier après-demain ?
- Probablement rien, je préfère ne jamais planifier à l'avance, trop de déceptions ! répondit-il.
- Et si vous vous laissiez tenter par une excursion à Nice avec moi pour assister au Tour de France ? Les habitants de Cannes m'ont fait comprendre qu'il passera par ici après-demain. »
Son visage se crispa, puis il sourit. Un sourire qui témoignait de l'émerveillement qu'une simple proposition pouvait susciter chez une âme.
« Avec plaisir, monsieur ! Je vous retrouverai ici tôt le matin ! » répondit-il avant de rejoindre les cuisines.
Je me dirigeai rapidement vers ma chambre. L'arme lourde pesait sur ma poitrine, émettant une mélodie métallique. Je n'avais jamais tenu une arme auparavant, et je n'avais jamais souhaité en tenir une. Cependant, il était de mon devoir de la retirer des mains de Gaston et d'en assumer la responsabilité. Une fois dans ma chambre spacieuse, je la déposai dans le tiroir gauche de mon bureau en chêne.
Le soir, le crépuscule rouge et le bleu laiteux qui se mêlaient à l'horizon brûlant marquaient le début des danses nocturnes pour les estivants. Ils affluaient de toutes les rues, boulevards et avenues, dansant avec une élégance qui leur était propre sur le bitume brûlant. Les serveurs affamés terminaient leur service sous une pluie d’extasie. Les retraités en profitaient pleinement tandis que les jeunes parents les enviaient. Rien ne l'arrêtait, ce tumulte se propageait jusque dans les vallées méditerranéennes, perturbant les pavillons endormis où se reposaient des esprits taciturnes. Au cœur de la nuit, j'ai envisagé de délaisser mon costume blanc en lin, mes souliers tourmentant mes pieds de leurs ampoules et mon chapeau de paille, afin de m'aventurer avec sobriété, dans une pseudo-fraîcheur, parmi le paysage estival. La première et unique idée qui s'est imposée à moi, de manière peu honorable, était d'atteindre le sommet du Suquet pour combler cette soudaine escapade. Rien n'a altéré cette soirée-là : le copieux festin du soir à base de poisson, les échanges fugaces avec madame Montigny, ou encore la dégustation de mon café sur la Croisette, aucun de ces éléments n'a pu m'éloigner de ma promesse initiale : celle d'apaiser mon esprit par la danse. Enfoui au sein de mes miasmes pensives, empreintes d'une tonalité tragique, résidait un culte voué à la culpabilité. Je me devais de faire de cette expédition une quête, une ode à mon esprit éreinté par les fatigues de l'année. À présent, mes pas effleurent la rue Coste Corail, où des volets d'un vert nuancé me tournent le dos et où des fêtes clandestines me ferment leurs portes. À mes côtés, des éclats de rire se balancent. Le mutisme de la ruelle et la dissolution des libertés. Le silence des cigales et les cris de joie. Le vide n'était pas présent, mais plutôt une tourmente abominable qui comprimait mes viscères et mes poumons essoufflés. Pour l'instant, le regret n'avait pas semé l'anarchie, mais des oscillations montaient et descendaient en moi. Après avoir emprunté la traverse de la Tour, mon corps marqué par la fatigue involontaire et les divagations brumeuses de mes pensées, mon regard s'est posé sur une silhouette. Se courbant, balançant ses pieds au-dessus de la balustrade, la jeune ombre se dissimulait sous l'ombrage d'un imposant pin, où des branches sèches se rompaient sous les assauts impétueux du mistral, dispersant ainsi leur précieux pollen. Au cœur de cette nuit, j'ai fait la rencontre de cette exception juvénile, ce garçon de la nuit dont ses récits résonnaient sans cesse dans les discussions du sud et dans les conversations avec madame Montigny.
Un silence pesant s'était emparé de la place de la Castre, où trône l'église gothique. Nous étions séparés par plusieurs mètres, et après quelques minutes, je réalisai que ma présence n'avait suscité aucune réaction de sa part : il demeurait solitairement absorbé par l'obscurité qui enveloppait les montagnes de l'Estérel, seulement timidement éclairées par les lampadaires, semblables à des lucioles. Son visage, sa voix, ses gestes, tout m'était étranger. L'intrigue nouait ma gorge asséchée. A tâtons, je m'approchai de la rambarde, m'y appuyai, quelques buissons frémirent et tout redevint silencieux.
Soudain, le jeune garçon toussa, écorchant sa gorge avec force avant de s'exprimer ainsi :
« Selon vous, comment les cigales meurent ? »
Sa voix mélodieuse s’accordait à merveille avec son parfum suave, son intonation apportait une pure finesse à ce paysage. Je souris, car j'ignorais totalement comment les cigales parviennent à trouver la mort.
Il répondit alors :
« Les temps froids scellent leur destin. Elles récitent leur poème lyrique pour accompagner maladroitement les voyageurs avant de s'éteindre en septembre. »
À cet instant précis, mes lointains souvenirs de jeunesse se rappelèrent à moi, car les paroles qu'il prononçait éveillaient en moi une liberté inégalable, empreinte de sérénité et d'une innocence échappée. Je me retrouvais dans cette ombre dissemblable, stoïque, cherchant à convaincre mes parents de répondre à mes questions. Je rétorquai :
« Les cigales complètent l'Azur, tel un peuple hors du temps.
- Tout comme la lavande, le sel, le thym, les filets de pêches et les volets verts.
- Le marbre froid sous le soleil ardent.
- Je préfère me réfugier dans la fraîcheur de la nef » me répondit-il en se tournant vers moi.
Un nez fin, des yeux perçants d'un bleu intense et des lèvres gercées. Le reste de son visage demeurait dans l'ombre : ses joues, ses paupières, ses oreilles... Il était dans la fleur de l’âge.
Pendant des heures, nous avons discuté du Sud, de son peuple, des cigarettes sous la chaleur, des olives vertes, des marchés de tissus et le débat autour des baignades matinales ou vespérales. Puis vint le moment, qui à première lecture semblait insignifiant, mais qui devint l'obsession de mes journées, l'urgence de partir hydrater ma gorge desséchée. L'obligation me poussait à rejoindre le port et la Croisette. Le garçon me salua, annonçant qu'il partirait dans quelques jours pour continuer chercher sa mère à Nice, au premier train. Mais il ne descendit pas de la rambarde, il voulut me voir disparaître dans la descente.
Des chiens aboyèrent, les mouettes commencèrent à tournoyer en cercle et l'horizon devint lisible, la quatrième heure sonna.
Après avoir traversé le port, ressenti les affres sur mes genoux lors de la descente, et scruté avec attention les pêcheurs matinaux, je fus accueilli par un jeune majordome du Carlton. Tout juste émergé de son galetas, réservé par l'hôtel pour son service, il me salua ainsi :
« L'eau bout, le boulanger reviendra d'ici une dizaine de minutes. Quelle place préférez-vous ?
- Je vous prie, dressez-moi une table intérieure, face à la mer, répondis-je. »
Le jeune homme se retira afin d'aller quérir couverts et nappe blanche, ornée de motifs. Je n'osais guère solliciter mon esprit à réfléchir, tant il répétait sans relâche : « Quelle nuit ! ». La conviction de ma fuite avait triomphé de mes hésitations, réduisant à néant les soucis futiles et les fastes bals en l'espace de quelques heures : déjà, je songeais à retrouver ce jeune garçon. L'heure sonna, cinq heures trente, et je me souvins qu'il me fallait éviter les bavardages de madame Montigny dès le matin, afin de regagner mon lit. À son retour, je priai le garçon d'apporter le petit-déjeuner dans ma chambre, tout en lui demandant expressément de ne pas ébruiter ma présence auprès de la voyageuse normande. Il acquiesça respectueusement avant de disparaître une fois de plus.
Allongé sur mon lit, j'observais l'éveil de la cité, où les habitants du Sud se hâtaient de servir les touristes, leur offrant services et repos, leur prodiguant une illusion d'évasion face à leurs frustrations tant mineures que majeures. Les mouettes, tour à tour, dans un vol stationnaire, suscitaient des railleries, plongeaient dans les eaux translucides, se disputaient des proies et battaient des ailes. Les branches sèches des palmiers, grattant doucement contre mon balcon, devinrent ma berceuse, crépitant et cédant sous l'effleurement. Vers six heures, rassasié par un ventre comblé, conquis par la symphonie de la vie, je m'abandonna au sommeil, ourdissant dans le creux de mon oreiller une ardente volonté de le revoir.
C'est Gaston qui m'a réveillé vers la deuxième heure de l'après-midi, bien qu'il ne l'ait pas fait intentionnellement.
« Le soleil commençait à entrer dans votre chambre, monsieur. J'ai craint que la chaleur ne vous renvoie, mais malheureusement, mes pas lourds vous ont tiré de votre sommeil, dit-il avec une certaine gêne.
- N'ayez crainte, Gaston. Ainsi, il était temps que je me lève et reprenne le rythme de la journée. Aidez-moi à m'habiller pendant que vous êtes ici. »
La chambre était décorée avec un papier peint de haute qualité, orné de fleurs provençales et de lignes marron qui s'entrelaçaient avec les couleurs chaudes. Pendant que Gaston m'aidait à enfiler ma chemise et à boutonner mes vêtements, j'admirais la grande baie vitrée légèrement entrouverte, laissant entrer les senteurs des arbres et les éclats marins. La fournaise apportée par le soleil de 14 heures imprégnait la ville d'une odeur de four chaud.
Une fois habillé soigneusement, Gaston me conduisit jusqu'au bureau de poste pour que j'envoie ma réponse positive à l'invitation de Rose. Ensuite, avant de retourner à Cannes une fois de plus, je discutai avec mon domestique :
« Marcel, le majordome qui vous a accueilli tôt ce matin avant que vous ne partiez vous coucher vers six heures, m'a raconté que vous étiez rentré tard, dit Gaston avec curiosité.
- Une nuit ! Une nuit que je ne pensais pas vivre. Elle était différente. Si unique et si exquise que je meurs d'envie de la revivre.
- Racontez-moi ce qui s'est passé, pour l'amour de Dieu, monsieur !
- J'ai rencontré le garçon de la nuit. L'enfant solitaire. Le fugitif des jours. Celui qui se cache dès que le soleil apparaît. Il a pleuré et nous avons pleuré pour le monde. Il a ri et nous avons ri des plaisirs de la vie.
- Vous arrivez ici, vous promenez dans les rues et vous tombez sur ce garçon. Je n'arrive jamais à vous comprendre, monsieur. Ce n'est certainement pas votre don pour le journalisme qui vous guide. Pensez-vous que vous me montrerez ce garçon, un jour ?
- Je ne sais pas, cher Gaston. J'espère pouvoir le revoir et vous le présenter en même temps. Pour l'instant, je vous prie de vous renseigner sur tous les départs de cette ville en direction de Nice pour les deux prochains jours. Pas de questions, vous comprendrez. Tout cela est essentiel pour retrouver notre garçon ! » demandai-je en ajustant mon chapeau sur ma tête.
Pendant quelques instants, Gaston resta silencieux après avoir hoché la tête. Il avait quelque chose à me demander, mais il essayait de creuser sa mémoire pour retrouver la question. Soudain, comme une petite lumière qui vous éclaire au milieu de la nuit, il me demanda :
« Je sais, et je m'excuse pour cette indiscrétion, que vous avez reçu une lettre d'Hyères, mais que disait la deuxième lettre envoyée depuis votre bureau à Paris ? »
Il avait raison. Rose avait capté toute mon attention et, pour la première fois de ma vie, j'ai écarté mes obligations de travail sans aucun souci. Alors, sans hésitation, j'ai glissé ma main dans la poche intérieure de ma veste et j'ai sorti une lettre fine et légère. Je l'ai ouverte devant Gaston, qui m'a prêté son coupe-papier, et nous avons lu :
« Cher Horace,
Les bureaux de presse bruissent de nouvelles surprenantes en provenance de Londres, concernant les attaques répétées contre la Chambre des Lords. Il se pourrait que plusieurs personnalités, comme Sir John Holsen et Sir Edward Maphew, soient poursuivies en justice pour association à la délinquance et fraude. Pour le moment, les journaux se taisent car nos correspondants disent qu'il est impossible de retrouver les responsables, ceux-ci ayant quitté le territoire britannique. Nous privilégions les faits accompagnés de preuves. Je vous tiendrai au courant, mais je vous prie, si vous découvrez quelque chose au sein de votre cercle politique à Cannes, de vous rendre au journal de Nice et de partager l'information. J'aimerais, personnellement, vous voir célébré et devancer nos médiocres journalistes du bureau.
Votre ami,
Le secrétaire du journal,
Prosper Millet »
Silencieusement, Gaston et moi nous sommes regardés, et peu à peu, un sourire s'est dessiné sur nos visages respectifs. Notre enthousiasme était si fort que nous avons cherché du regard Maphew dans le salon. Alors que nous étions appuyés sur le comptoir de la poste, nous avons croisé le regard de Maphew, qui lisait un livre dans son fauteuil. Il a esquissé un sourire en nous voyant, mais son expression s'est effacée face à la confiance inhabituelle qui se dégageait de nos visages. Toujours dans le silence, qui avait un goût divin, car nous savions que de glorieuses heures s'offraient à nous, nous nous sommes serré la main et nous sommes partis chacun dans une direction différente. Lui, vers les cuisines, moi, vers la mélodie des cigales.