Chapitre III

Par Ivan
Notes de l’auteur : Prosper Millet : ami d'Horace Buyet au bureau du journal parisien.
Rose Ferrand : passagère partageant le même compartiment avec Horace Buyet.
Madame Montigny et son époux : amis d'Horace, où il a assistait à plusieurs réunions.
Charles Dalmas : ami de madame Montigny, architecte du Carlton.

Notes :
Les interventions de l'écrivain seront formulées en italiques, tandis que la police standard sera réservée à Horace Buyet, dans le but d'améliorer la lisibilité de votre lecture. Toutes mes excuses pour les éventuelles perplexités rencontrées !

« Marseille. Marseille, la cité immaculée. Marseille, la mère des provinces. Il serait offensant, au sein de notre noble érudition, de vous dépeindre la cité phocéenne à travers les yeux d'Horace. Même le voyageur le plus réservé possède une notion de ce à quoi peut ressembler la ville édifiée par la terre et la mer. Nous ne saurions infliger au lecteur l'éventail de descriptions d’Horace (qui prenaient plusieurs pages dans son manuscrit), toutefois, nous retiendrons quelques éléments qui revêtent une signification particulière pour Horace, et auxquels nous n'avions point subtilement prêté attention. 

 

Indubitablement, nous nous trouvons privés de plusieurs fibres "candides", et sans elles, nous sommes entraînés cruellement vers un basculement pervers au plus profond de notre être. Notre chair et notre sang sont constamment immergés dans une forme frivole de trivialité, d'amusements pittoresques. Il en résulte de ce mélange un pernicieux poison d'éloignement, une condamnation des effets purs et vibrants, une intolérance à l'égard de la présence des arbres verts, d'une mer chaude ou de quelques oiseaux. Cet ensemble s'anime dès lors qu'une forme de simplicité « transformée » se présente à nous. Tandis que nous nous efforçons ardemment de retrouver le chemin de notre jugement juvénile, Horace, quant à lui, tente et réussit déjà à renverser ce jeu, inconscient mais sincère. Sa chair se délecte des frissons de la simplicité : le vent du train, les fleurs estivales et les parfums nouveaux. Ainsi revigoré, il explore désormais la terre battue, prodigue une nouvelle semence et récolte les perles d'une nouvelle forme d'innocence.  »
 

* * *

« Marseille ! Marseille, Horace ! »

Les mouvements agités du convoi, les secousses de ce train éreinté et les dernières sommations des agents résonnaient autour de moi.

Permettez-moi de vous narrer l'épisode qui s'est déroulé depuis ma couchette : je me hâtai vers la fenêtre, qui devint la source de toute grâce à mes yeux. Tel le premier Lazare chérissant l'entrée du riche, je chérissais ma fenêtre. Impatient, j'attendais. Les paroles de Prosper Millet me revenaient en mémoire, et il avait bel et bien raison : tandis que la locomotive et les premières voitures découvraient Marseille, je demeurais encore immergé dans la forêt de pins, m'efforçant de stimuler chaque fibre de mon être. Sous le regard médusé de Rose, témoin de ma réaction enflammée et de mon ardente envie, mon âme se perdait en une multitude de réflexions dépourvues de réponses véritables. Avant même de connaître les visages, les souplesses et les esprits de la cité phocéenne, j'acceptais, avec une grande humilité, ma vulnérabilité face à l'étranger, à l'inconnu, à cette chose bien estimée.

Les dernières collines boisées disparurent à l'horizon, et le train effectua une dernière courbe pénible, dévoilant ma voiture devant la majestueuse cité. L'ampleur des contractions musculaires m'assaillit : ma bouche s'affaissa bêtement, laissant entrevoir ma langue, mes paupières perdirent leur immobilité et ma joue se pinça et picota solitaire. Ma respiration, en totale arythmie, perturbait ma déglutition, mais ne parvenait pas à ébranler ma vision. Mon regard, vif et perspicace, plongea dans une forme d'extase, occultant tout mon environnement, où seul le sifflement du vent parvenait à atteindre mes conduits auditifs. Les détails saturaient ma compréhension : les voiliers parés de leur manteau immaculé, les rochers couleur beige et la végétation luxuriante plongeant avec grâce dans les eaux étincelantes, bravant l'horizon laiteux. Les pavillons chatoyants ornaient les navires, et ma triste ignorance des nuances ne parvenait guère à altérer ma contemplation. Chaque balcon était chargé de vêtements aux couleurs variées, à quelques mètres seulement, où les voisins se faisaient mutuellement passer douceurs et friandises. Mon train passa près d'un groupe de jeunes garçons, accompagnés de quelques filles, assises sagement sur un banc, tour à tour faisant virevolter leurs petites casquettes d'ouvriers, probablement offertes par leurs pères. Je leur répondis par de larges gestes et un sourire béant, avant de les perdre de vue. À peine avais-je repris mon souffle qu'une nouvelle scène se déploya devant moi : les boulevards animés dès l'aube, où l'on aurait pu presque entendre les appels des maraîchers et des petits paysans.

Pendant toute cette période, Rose contemplait avec perplexité, mon émerveillement incommensurable, ou du moins elle essayait de le comprendre. Son regard ne révélait nulle malveillance ni moquerie, et sa posture n'exprimait aucun signe de crainte. Tel un spectateur face à l'ouverture d'une pièce de théâtre, nous étions pris dans un état d'adaptation, tentant en vain de déchiffrer le langage des acteurs. Mais c'est lorsque notre esprit se calmait et se pacifiait que notre corps s'engageait dans la lecture de l'univers qui s'offrait à nous. En cet instant, Rose avait également ressenti cette atmosphère théâtrale : le rideau s'était abaissé, me laissant m'accrocher aux rebords métalliques, tandis que mon corps se lançait dans une « danse sinusoïdale », une démarche qui échappait à toute prévision de sa part. Après avoir dépassé Marseille, tout au long du reste du voyage jusqu'à Hyères, nous ne cessâmes d'évoquer mon état d'euphorie, nos réactions perplexes et nos attentes pour l'été.

Lorsque nous approchions enfin de la gare d'Hyères, notre conversation s'intensifia, chacun de nous aspirant ardemment à révéler des histoires rocambolesques ou des découvertes gustatives régionales. Si nous devions être sincères, je ressentais déjà envers Rose une bulle romantique puissante. Sa chaleur, émanant de chacun de ses regards, et son charme attentionné bâtissaient en moi une forteresse solide. Elle abritait tant de bonté que la simple maturité ne pouvait en rendre compte. Cependant, par habitude, je nourrissais déjà le désir de m'enivrer du sortilège impossible entre mon âme et l'amour, plongeant au plus profond de mon être, en communion avec des destinées justes.

À notre arrivée à Hyères, j'ai pris le temps de déposer ses valises à l'extérieur, lui donnant mes coordonnées ainsi que quelques compliments sur sa tolérance face à mon comportement. Elle ouvrit alors résolument mon chant à la quiétude.

« Cher Monsieur Buyet, cher Horace, je regrette profondément que notre conversation ait dû attendre et que ma retenue ait retardé notre belle rencontre. Je vous prie instamment de vous rendre à l'atelier de Renoir, au domaine des Collettes, un cher ami de mon père. Si vous évoquez mon nom, vous y serez généreusement accueilli. » 

Elle fit une révérence, m'offrit un dernier regard empreint de douceur, puis disparut sous un soleil brûlant. Une formule audacieuse pour résumer mon amour, qui trouva sa fin au cœur même de la gare de Hyères, enveloppé dans un brouillard de cymbales. Jamais une telle symphonie, aussi assourdissante soit-elle, ne causa autant de tourment à mon esprit. Je saisis alors par l'épaule un jeune garçon et lui posai ma question :

« Ce son me rappelle les stridulations des sauterelles, mais il semble légèrement plus assourdissant, plus éclatant. 

- Vous faites allusion à ce bruit incessant ? Il s'agit de nos chères créatures, les cigales de Méditerranée, monsieur ! » me répondit-il avec assurance, trahissant ainsi l'idée qu'il avait déjà été interrogé à ce sujet et que je ne serais ni le premier ni le dernier à lui poser cette question.

* * *

À Cannes, en dépit des critiques des défenseurs des nuances azuréennes et des luxes estivaux, j'ai goûté à une chaleur différente, un soleil qui se distinguait de celui d'Hyères. Au milieu des quais, mes bagages déposés maladroitement et les yeux clos, mon visage s'élevait vers les cieux. Mes narines se lançaient avec délectation dans une poursuite des nouvelles saveurs qui se dégageaient : une légère brise, apportée par le mistral génois, les cris gourmands des goélands, le brouhaha du petit peuple animé et le chuchotement des palmiers et des pins, revêtus d'une parure d'un vert éclatant. Plus loin, les collines parsemées de quelques demeures blanches ponctuaient l'arrière-pays cannois, formant une couronne autour de la cité, la préservant des effluves nauséabondes des métropoles. Au-dessus, majestueux, les vastes nuages naviguaient dans les rues de la ville, prodiguant l'ombre précieuse, tant convoitée par ceux qui ne sont pas habitués à la chaleur et aux rayons pernicieux du soleil.

Sans me détourner du ciel d'un bleu profond, je me dirigeai solennellement vers le guichet des attelages, où j'ordonnai ma course jusqu'à l'hôtel. Dans un souci de ne point revêtir les apparats d'un vacancier aux penchants excentriques et énigmatiques, je priai humblement le cocher de me déposer à proximité du majestueux Carlton, en veillant à éviter tout contact visuel avec les flots marins. Le cocher, juché sur son siège en bois vieilli, m'observa d'un regard empreint à la fois de désolation et de bienveillance :

« Comme il vous plaira, Monsieur », me rétorqua-t-il avant de claquer sèchement son fouet sur le dos de sa jument.

Comment refréner cette impétueuse pulsion, qui prenait l'apparence d'une frénésie dans les recoins les plus intimes de mon esprit, celle de contempler pour la première fois les splendeurs de la mer ? Était-ce sain cette idée ? Parvenu sur le flanc de l'imposant hôtel, dans l'étroite ruelle qui le longeait, un homme paré d'un tablier et s'adonnant à la fumée de sa pipe me fit signe de m'approcher de lui.

« Vous êtes bien Monsieur Horace Buyet, le journaliste parisien ?, m'interrogea-t-il tout en serrant ma main.

- Effectivement, lui répondis-je d'un ton qui laissait transparaître mon étonnement.

- Je m'appelle Gaston et Charles Dalmas m'a envoyé pour vous accueillir. Ma mission est de récupérer vos bagages et de les disposer dans votre suite réservée", me confia-t-il de la sorte.

- Mais comment Dalmas a-t-il pu prévoir mon arrivée en ces lieux plus discrets que par le biais de la porte principale ?, demandai-je.

- Vous êtes un homme adulte, mûr, imprégné des effluves néfastes d'une capitale aux mille couleurs, néanmoins, parmi ce tumulte, vous savez réprimer vos désirs et savourer les plaisirs rares et précieux. Ici, sans exception, vous êtes venu en quête de nouvelles nuances, et le bleu de la mer demeure notre meilleure vitrine, lança-t-il sans la moindre hésitation.

- Et c'est lui, Monsieur Dalmas, qui vous a demandé de réciter ce monologue de bienvenue ?, interrogeai-je en éclatant de rire.

- Tout naturellement, Monsieur », me répondit-il avec un large sourire.

Gaston se présentait comme un homme robuste, aux abords de la quarantaine, et sa moustache épaisse trahissait subtilement son âge derrière la prestance de son corps. Après m'avoir reconduit jusqu'à ma suite et m'avoir guidé à travers les appartements vides, agrémentant la visite de discours de présentation minutieusement inculqués par Dalmas, tant à lui-même qu'à l'ensemble des domestiques, il me salua respectueusement et me remit une carte d'invitation, revêtue des signatures soignées du maître de l'hôtel et de l'architecte :

« Chers et estimés amis,

Sous la mélodie enchanteresse des premiers jours estivaux, où la quiétude de la mer plonge nos esprits dans un calme assuré, nous sommes emplis de joie de vous convier ce soir au tout premier bal ouvert du prestigieux Carlton de Cannes. Nous nourrissons l'espoir de vous retrouver parés de vos plus beaux atours, dans notre vaste salle, prêts à vous abandonner à la festivité. 

Parmi les convives d'honneur, nous accueillerons avec le plus grand respect les membres éminents de la Société Française des Architectes, les amis privilégiés du Cercle de Madame de Montigny, le maréchal Raymond Poincaré, Monsieur le Préfet de la région Abraham Schrameck, Monsieur André Capron, maire de Cannes, ainsi que Monsieur François Goiran, maire de Nice. Également honorés de leur présence, nous compterons l'amiral Vassili Mankovsky, venu des mers baltiques, et Sir Edward Maphew, député du Parlement britannique. »

Edward Maphew m'était familier, car il y a peu d'années, j'eus le privilège de le rencontrer lors d'une réunion exceptionnelle à Londres, en compagnie de Madame Montigny et de son époux, au cours de laquelle il faisait valoir son combat acharné contre la Chambre des Lords, récoltant tantôt la victoire, tantôt une simple défaite. À l'heure actuelle, sa réputation détestable entachait ses affaires politiques, et il avait probablement préféré trouver refuge ici, auprès de nouvelles opportunités. J'avais appris de Madame Montigny que Sir Maphew avait autrefois extorqué la fortune de son mari par des ruses et de belles promesses commerciales, afin de combler ses propres dettes. Depuis lors, le couple s'était tenu à l'écart, avec prudence, pour échapper à l'ombre pesante de cette personnalité, jusqu'à ce qu'il fasse son apparition à Cannes.

En cet instant précis, j'avouai une faiblesse, légère mais intense, à l'égard de Montigny. Cette femme originaire de Normandie tenait fermement les rênes de sa vie et maîtrisait désormais les instruments qui préviennent les nouveaux pièges sur son chemin. Cependant, Maphew, de par sa présence trouble et déconcertante sur cette invitation, altérait la poésie de la carte en y injectant une appréhension indéfinie. Le bal nous attendait, tandis que ce personnage vénéneux, ce soi-disant « mal-aimé » du nom de Maphew, décidait autrement et dictait d'ores et déjà la soirée.

Face à cette nouvelle, bien que surprenante à première vue, mais concevable lorsqu'il s'agit de cet homme, mon esprit semblait sombrer dans la confusion, provoquant en moi une fatigue lourde, pesante et insupportable qui perturbait la continuité de ma quiétude en ces vacances. J'avais longtemps réprimé cette passion de l'inconnu, cette volonté farouche de découvrir cette mer, et maintenant que l'ombre de Maphew avait envahi mon âme, je ne désirais plus rien. Soudain, je repensais à l'image de Rose se présentant à moi, son visage rayonnant, empli de sérénité, se dressait devant moi, devant les rideaux rouges soigneusement tirés par Gaston pour empêcher mes regards furtifs vers la mer. Son apparition, salvatrice, ouvrait un nouvel horizon, plus rafraîchissant, car désormais, même si cet amour semble irréalisable, j'espérais la revoir. Je rédigea un télégramme que j’ai déposé au service des lettres et postes de l'hôtel :

« Chère Rose, chère amie,

Je vous écris depuis ma nouvelle chambre, dans cet hôtel immense et somptueux, où chaque domestique s'affaire dans les couloirs, portant de lourdes malles et exécutant sans relâche des gestes virtuoses appris de Charles Dalmas. J'imagine que vous devriez faire sa connaissance, car bien que cet individu s'intéresse davantage à ses pierres qu'à sa propre santé, il raconte bien. Cependant, mon premier désir demeure insatisfait, à votre plus grand regret, et je pense qu'il est grand temps que je termine cette lettre afin de le réaliser : la mer azurée et ses séductions. Je vous prie de bien vouloir me communiquer vos disponibilités et de m'indiquer, en toute sincérité, si vous souhaitez que nous nous retrouvions chez votre estimé ami, Monsieur Renoir, à Cagnes-sur-Mer.

En vous souhaitant un repos des plus agréables,

Votre ami, Horace. »

J'eus la prévenance de prendre l'itinéraire réservé aux cuisiniers, à savoir la porte de service, et je retrouvai sans grande surprise Gaston, adossé au mur, savourant une nouvelle fois sa pipe. Ses yeux vifs animaient son regard à travers ses petits yeux noirs, dissimulés par d'épais sourcils qui, à leur tour, camouflaient quelques rides toutes jeunes. Contemplatif, il fixait le ciel, solitaire et silencieux. Son regard s'attardait sur les nuages, et sans détourner son regard passionné, il me déclara : 

« Le moment est venu pour vous, et je m'aperçois, depuis votre arrivée, que vous adoptez un comportement différent de celui des autres citadins qui se vautrent en ce moment même dans les plaisirs de la luxure, sirotant continuellement des liqueurs dans le petit salon. »

En vérité, je ne saisis guère les paroles de Gaston, non pas que son intervention manquât de pertinence, mais sa bouche mâchonnait bruyamment sa pipe, rendant ses propos quelque peu altérés. En guise de réponse, je souleva mon chapeau, toussais devant son tabac et me fondis dans l'horizon afin de rejoindre la mer.

Les tableaux ne faillirent point à leur fidélité, n'ajoutaient aucune exagération pour exalter la profonde couleur de la mer, pour souligner le gigantisme abyssal. Les paysages à l’ouest, où les lignes sinueuses des montagnes de l'Esterel se déployaient, enlacent la mer, cherchant à rejoindre les cieux et le soleil, teintés d'une nuance citronnée. Au loin, presque en accord avec les honnêtes teintes de Monet, se dessine à l'horizon une brume laiteuse, marquant les confins du territoire. Les voiliers et quelques pêcheurs s'aventurent au large, allant puiser les bienfaits des profondeurs. Par-delà tous ces éléments, à travers cette mer, je percevais une force intérieure indomptable, celle-là même qui fait tant de fracas, renversant les marchands de la Méditerranée. Certains d'entre vous m’interpelleront et me feront remarquer que l'océan de l’Atlantique, que j'ai moi-même eu l'occasion d'observer en compagnie de Madame Montigny, génère en quantité plus abondante la crainte et cultive plus efficacement l'occulte. Néanmoins, il est intéressant de souligner le contraste entre l’océan de l’ouest et cette mer chaude, parfumée et réputée être le havre principal de la paix, qui peut de manière inattendue, renfermer et déchaîner une tempête dévastatrice. Le climat de douceur était élégamment préservé par le maire, et les bâtisseurs étaient tenus de respecter le strict "protocole" du Sud : pierres blanches et polies, pavés larges et lisses, barrières métalliques bleues, bancs et chaises marron aux liserés blancs, et le sable disposé à l'extrémité de la baie. Cette construction, suivant la même énergie que Le Nôtre et ses jardins de Versailles, conférait une certaine purification à l'ensemble, éliminant ainsi les éléments indésirables. La composition claire et nette me permettait d'admirer, à travers les majestueux palmiers importés, l'église du Suquet qui se dressait impassible, figée dans les temps immémoriaux, et imposait, par le son de ses cloches, sa domination sur notre état d'emprise. Ainsi, les six heures sonnèrent, devenant le prétexte inéluctable qui m'incitait à me détourner du paysage et à regagner sans tarder ma tenue, afin de bâtir une forteresse émotionnelle pour faire face à Maphew.

« Horace sembla abandonner le récit de cette soirée, créant un vide considérable au sein de son manuscrit. L'hypothèse que nous émettons en tant que spectateurs, vous et moi inclus, repose principalement sur l'intervention probable de Sir Edward Maphew. Bien que les circonstances qui ont présidé à cette nuit de bal nous demeurent malheureusement inconnues, Horace nous gratifia de quelques croquis où transparaissait le visage du député britannique, dévoilant également ses penchants malsains et ses crises d'égocentrisme insurmontables qu'il infligeait à ses pauvres convives. »

Accoutumé aux soirées de Montigny et aux dîners chez mes amis et abonnés du journal, je m'attendais à pouvoir engager une conversation pendant quelques minutes. Cependant, lorsque le maréchal et l'amiral russe firent leur entrée, je fus pris d'un mutisme violent. La puissance de leur présence exacerbait ma fragilité, infusant en moi une quantité telle de poison que mon état se transforma en un roc impassible et réticent. Malgré les efforts de l'amiral Mankovsky pour parler un français des plus corrects, je ne parvins pas à lui adresser quelques questions curieuses. À cette situation burlesque s'ajoutaient les danseuses et danseurs en arrière-plan, se déployant avec de grands mouvements de robes tournoyantes, les échos de leurs talons résonnant sur le marbre rose et les applaudissements du public. Sans oser poursuivre la discussion - ou le monologue - de l'amiral, je pris congé de lui et m'installa à une petite table au fond de la salle. Dictés par les idées d'autrui, nous sommes contraints de nous plier aux volontés extérieures, à la mélodie collective. Cette pensée, émanant d'un journaliste, semblait plutôt exprimer une urgence, un mal-être qui empoisonnait les forces nécessaires pour continuer au milieu de ce tumulte de personnalités. On peut même se demander si, en plein milieu de cette foule, ces dames et ces messieurs richement parés n'ont pas hésité avant de se rendre ici. Ont-ils tous la certitude de se complaire dans ce vacarme où les bonnes manières et la réussite gouvernent chaque discussion ? Au milieu de ma confusion, une main vint caresser mon épaule, légèrement ferme au premier contact, mais émanant d'une sérénité apaisante. C'était Gaston, debout et souriant, qui avait sûrement remarqué ma solitude depuis les cuisines.

« Je trouve étonnant de vous retrouver ici, pensais-je, et j'aurais cru que votre carapace forgée avec le temps à Paris vous aurait permis de passer aisément cette soirée.

- Vous, en revanche, êtes prêt à vous joindre à eux et à discuter de futilités, répondis-je.

- Certainement. J'aimerais tellement. Je pense que certains de nos convives portent un fardeau si lourd, des secrets d'État et des histoires saugrenues, qu'ils osent franchir le pas ici et découvrir les crises des autres entre eux. »

Gaston réfléchissait bien mieux que moi et possédait une acuité de perception dont je manquais cruellement. Il était de ces hommes qui voyaient davantage de bénéfices que de morosité dans les échanges humains. Tout en fumant sa cigarette, Gaston admirait la scène qui se déroulait devant lui, spectateur d'un bal qui ne le convoquait nullement, mais dont il tirait les avantages d'un homme modeste et retiré de la haute société. Soudain, il me fixa et me lança : 

« Vous savez, vous êtes journaliste après tout. Allez parler à cet homme, là-bas, au milieu de la scène. Revenez vers moi pour me raconter ce qu'il dissimule. »

L'homme se trouvant au centre de la scène n'était autre que Sir Maphew.

Assis sur son siège, mince mais voûté, ses longues jambes s'étendaient devant lui. Au-dessus, son torse portait un fardeau lourd : son visage ovale marqué par des rides profondes, des yeux verts scrutant chaque mouvement, ses grandes oreilles aux aguets, prêtes à saisir chaque conversation dans la vaste salle, et son nez flairant l'or et les bonnes affaires. Nos regards se croisèrent, et sa manie habituelle refit surface : il se leva, s'étira et commença à se frayer un chemin en serpentant parmi les danseurs pour s'approcher de moi. Je me levai et, sans fuir l'inévitable, je m'avançai vers lui. Je nommai ce moment la « bataille de l'hypocrisie pure et absolue ». Comment pouvais-je sauver un esprit condamné, mort et prêt à pourrir pour servir une cause vaine qui ne faisait que nourrir son estime personnelle ? Sir Maphew incarnait cette image décadente, où vous deviez sans cesse le remercier pour ses combats ennuyeux. Il se présenta devant moi, me toisant du regard mais laissant s'échapper un sourire moqueur. 

« Horace, Horace Buyet, le jeune journaliste fougueux et solitaire, prêt à se servir de sa plume et de son encre pour faire taire les belles figures et élever les misérables à leur place misérable, me dit-il. 

- Je recherche avant tout la tranquillité ici, loin du tumulte et des crises qui, sans aucun doute, captivent votre attention. Je pensais que vous organisiez des cercles à Londres, mais j'ai entendu, à votre grand regret, que vos promesses n'ont pas été tenues, répondis-je. 

- En y réfléchissant, vous auriez souhaité participer à ces réunions où l'on discute de banalités, terme que vous appréciez tant d'employer dans vos articles. Mais surtout, la question se pose : que fait un journaliste de fait-divers dans un tel endroit ? Pourquoi fuir un été qui s'annonce politique et dangereux ? me demanda-t-il d'un ton qui laissait transparaître de l'antipathie. 

- Et je vous répondrais de la même manière : j'ai eu le malheur de ne jamais découvrir les couleurs de cette région, et je souhaite rattraper le temps perdu. Apprécier les choses et comprendre les rouages de ce paysage, répliquai-je avec une verve qui semblait empreinte d'humanisme. 

- Et apprécier la dérision, vous l'oubliez, mon cher Horace. Vous tentez d'entrer sauvagement dans le domaine de l'amour et vous vous empressez déjà de conquérir Rose Ferrand de Hyères », me rétorqua-t-il avec un sourire sinistre. 

Lorsqu'il prononça cette dernière phrase, je fus pris d'un élan de fuite sauvage. Je résistai à l'effondrement et à accorder une éventuelle victoire à Maphew. Des taches blanches et grises apparurent autour de moi, ma voix bégayait et j'espérais écraser le député. Je me redressai et lui demandai : 

« Je constate que votre curiosité s'est une fois de plus échappée.

- Je jugerais plutôt cette situation comme le revers de votre image, Horace. Vous êtes loquace, et Charles Dalmas m'a confié votre amitié partagée avec Rose », répliqua-t-il avec un sourire affreux.

En réalité, il n'avait pas tort lorsqu'il décrivait Dalmas : sa façade intellectuelle s'effondrait facilement lorsqu'il se rapprochait un peu trop de ses invités, révélant une faiblesse dans son approche sociale. Néanmoins, Maphew pénétra violemment dans mon intimité, mettant à nu mes espoirs et me battant verbalement. Je lui souhaitai une bonne soirée avant de m'éclipser dans l'escalier. En montant, je rencontrai Gaston, arborant un sourire satisfait avec sa pipe à la main. 

« Quel est votre avis, Monsieur le journaliste ? L'homme interrogé est-il condamné à son malheur ? »  me demanda-t-il. 

Je restai quelques instants devant Gaston, au milieu des escaliers, et sans chercher véritablement la formulation adéquate, je lui répondis : 

« Il a toujours été condamné. Aujourd'hui même, le diable vient de dévorer l'ange posé sur son autre épaule. » 

Je courus jusqu'à ma chambre, laissant Gaston perplexe avec sa pipe pendante. Avant de refermer ma porte, je l'entendis rire et chanter. Le premier jour venait de s'achever.

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