Chapitre IV

Point de vue : elle

C'est toujours bizarre quand les gens vous regardent de cette manière, avec des yeux si grands qu'on dirait qu'ils sont prêt à exploser. Je sais que c'est bien souvent parce que c'est la première fois qu'ils me voient, qu'ils ne m'imaginent pas comme ça et ne s'attendent pas du tout à me voir dans cet état avec mes habits usés, mon visage sale et mes mains abîmées, avec mes yeux et mes cheveux ébènes.

Les humains ne savent pas comment je crée la mort, ni comment je la déclenche. C'est pourquoi leurs yeux sont si étonnés quand je prends mes bocaux de poudres, que je ne m'affole pas pour choisir pendant que certains sont déjà bien abîmés par la maladie que je leur ai transmise, pendant que d'autres ne m'attendent pas.

C'est amusant, j'ai beau suivre la vie de chaque être vivant sur Terre, je n'arrive toujours pas à vous cerner, vous, les humains. Vos émotions, vos sentiments. Vos rêves, votre fonctionnement et votre façon de vivre. Même si j'ai toujours été là, quelque part en chacun de vous et ce, depuis que la Terre existe. Je suis là depuis bien des millénaires et je n'ai pourtant pas d'âge. Je ne suis pas malade. Je n'ai pas de cœur qui bat et pas de cage thoracique pour le contenir non plus.

Il y en a qui m'attendent, il y en a d'autres qui me craignent. Mais il y a aussi ceux qui m'invoquent, ceux qui me supplient ou encore ceux qui me provoquent. Lui, n'a rien ressenti quand il m'a vu là, devant lui. Il ne m'attendait pas, il a dû sentir que j'étais là pour quelqu'un d'autre. Il a seulement été surpris sur le moment mais il est maintenant apaisé. Il ne comprend pas pourquoi le vieux est mort alors qu'il voulait seulement changer de pièce, s'effacer de sa vue. Il aurait pu partir de lui-même mais il a eu peur que le vieux l'entende .Alors, il est resté ici, attendant je ne sais quel miracle de la vie.

C'est ce qui m'a décidée à venir. Parce que ça fait longtemps que je m'intéresse à lui. En fait, je cherche quelqu'un pour m'assister, voir me remplacer. Il faut trouver la bonne personne, c'est un long travail. Observer minutieusement la Terre, visiter tous ses coins et ses recoins. Lui, n'a pas de projet. Il n'est pas non plus très proche de sa famille. Il n'a pas l'air d'avoir quelque chose contre moi pour le moment. Il pourrait facilement accepter sans contrepartie. Je pourrais presque le faire passer pour un cadeau d'anniversaire. Vu que personne ne le lui a souhaité, ça pourrait lui remonter un peu le moral. La mort de sa grand-mère ne paraît pas trop le chagriner. Il ne semble pas bouleversé. Il a le profil presque parfait pour ce que je cherche. Je lui laisse juste le temps de se réveiller, de comprendre et de réfléchir. J'espère seulement que ça ne prendra pas trop de temps.

Je commence sérieusement à me lasser de tout ça, de toutes ces vies que j'emporte. Du poids de cette fauche chaque jour portée sur mon dos. Je ne sais même pas si on peut parler d'un dos. Je suis fatiguée d'être ici et là simultanément, là-bas et là-haut à la fois, au même moment. Mais voilà, je n'ai pas d'autres choix que d'attendre tranquillement en continuant mon boulot.

C'est quelque chose qui n'existe pas chez moi, le temps, mais c'est une notion que je crois avoir comprise. J'ai le pouvoir de l'arrêter à jamais pour eux, je suis même le dernier visage qu'ils voient. J'ai reçu bien des noms pendant tous ces siècles, mais on préfère ne pas parler de moi. Je suis parfois celle qu'on ne nomme pas, la peine est déjà si forte. Parce que je suis rien et tout à la fois, vide et froid à leurs yeux. Parce qu'ils ne me connaissent pas, ils ont souvent peur de moi, et pour cela, ils préfèrent inventer des choses infondées et souvent fausses sur moi.

Malgré tout, aujourd'hui, je suis encore là, dans la vie de chacun, parce que naissance rime avec mort. C'est qui je suis, ou ce que je suis. La Mort. Celle dont on a peur ou contre laquelle on est en colère parce qu'elle vient de nous enlever quelqu'un et qu'on trouve ça injuste. Peut-être celle qu'on attend avec impatience. Quoiqu'on ressente, notre heure viendra, moi-même je ne sais pas encore quand. Mon boulot, c'est de piocher quelqu'un parmi tout ce monde, de lui appliquer une ou plusieurs poudres pour qu'il disparaisse. C'est assez simple, mais pas tellement drôle à faire. Parce qu'on le fait sans cesse, toute l'année, à toutes les heures de la journée. Tout le temps. Mais de toutes façons, je n'ai pas de temps.

La Mort frappe n'importe qui, n'importe quand. Peu importe son âge, son sexe et son travail. Je sonne à votre porte, et il n'y a aucun moyen de m'arrêter. Une fois la sonnette enclenchée, c'en est fini. Fini pour vous, si c'est vous que je vise ou pour ceux qui vous entourent. Vous n'avez qu'à attendre. Attendre que le coup fatal se pointe. Parce qu'il m'arrive de faire des conneries. De me rater complètement. Que le dosage de la poudre administrée soit incorrect ou que l'heure ne corresponde pas. Et là, vous reverrez mon visage, un sourire jusqu'aux oreilles. Parce que je suis contente de voir des visages familiers, de revoir leurs traits bien souvent changés depuis la dernière fois.

Ce n'est pas le boulot dont j'ai toujours rêvé mais je crois que je m'y suis habituée, par la force des choses. Il y a partout ces petites choses qui arrivent à vous rendre un peu plus heureux chaque jour, même si elles sont difficiles à déceler. Moi, je m'émerveille devant votre monde : vos inventions, toutes ces technologies que vous créez pour améliorer votre quotidien ou vous faire de l'argent sur le dos des consommateurs. Et il y a ces nouveaux nés, ces petits nourrissons si mignons qu'on fond rien qu'en les voyant. Et la multitude de choses qu'on trouve sur Terre. Tous ces animaux et toute cette végétation que vous détruisez jour après jour.