Chapitre IV.

Elle me tend un verre de tisane.

—Elles sont à propos du vampire. Vous pourrez répondre ?

Son sourire disparaît aussitôt et elle pousse un long soupir, me glissant le même regard qu’à un enfant trop entêté. J’ai la nette impression qu’elle avait calculé son coup, dans l’espoir que sa petite démonstration de force accapare mon esprit pour le reste de la journée. Dommage pour elle.

—Ça dépend.

—Il maîtrise la magie lui aussi ?

Ses yeux, redevenus normaux, passent de “las” à, “de nouveau très intéressés”.

—Oui. Les vampires sont des Magisters… particuliers. Ils excellent dans les arts de l’esprit : ils peuvent y entrer, suggérer des actions, des sentiments, des souvenir…énumère-t-elle sur ses doigts. Induire des rêves évidement, et plus encore.

—Mmmh, je comprends. Qu'est-ce qu’il me voulait au juste ?

—Je ne peux pas répondre.

Evidemment.

—Et vous ?”

Elle me fixe, sans expression aucune. Muette comme une carpe.

“Vous maîtrisez la magie et j’ai bien compris que vous étiez plutôt douée dans votre… art, c’est bien ça ? Nous sommes donc d’accord sur le fait qu’il s’offrait à vous mille et une autres façons de m’écarter du village sans trop vous mouiller, je me trompe ?”

Pas de réponse.

“Cependant vous avez préféré me donner un indice sur ce qui me guettait. (Je montre le codex du doigt.) Et par là-même, sur un aspect du monde dont j’ignorais tout et qui, je suppose, est censé rester caché aux yeux des Hommes. Et maintenant vous me faites une démonstration saisissante de l’existence de la magie et me parlez de vampires et de manipulation mentale.”

Un autre ange passe. Ou plutôt un cortège, vue la lourdeur du silence qui s’étire entre nous.

—Je t’ai vu venir., admet-elle en détournant le regard. J'ai eu une vision de ton arrivée au village… et des changements dont elle serait porteuse. J’avais raison. Cette créature est à Renacimiento depuis très longtemps, avant même que je n’y arrive moi-même, je pense. Il avait toujours fait profil bas sans poser de problèmes, jusque-là...

Sourcils froncés, ses yeux se perdent dans le vide quand elle d’ajoute, plus bas :

Jusqu’à toi. Depuis que tu es là, il s’agite. Je pense qu’il est parti maintenant, mais...

—Mais quoi, il va revenir ?

Elle se reprend aussitôt, au ton pressant de ma voix. Et moi j’enfonce mes ongles dans ma chair, sous le couvert du tissu de mes poches de veste, pour i remédier d’urgence.

—Non, pas avant longtemps je pense. Mais comme tu l’as si bien “deviné”, la magie est présente en tous et toute chose dans l’Univers, y compris les humains. La principale différence entre le peuple Faës, que vous appelez aussi peuple surnaturel et vous, les humains, c’est que vous êtes censés en posséder juste assez pour procréer. En principe. Mais certains sont mieux dotés que les autres. C'est ton cas.”

J’ai soudain la gorge très sèche. Je prends le verre de tisane froide et en bois une longue gorgée. Je sens le liquide sucré au goût prononcé dévaler ma gorge et mon œsophage.

“Comment ça ? Comment le savez-vous ?

—Je peux voir l’énergie qui émane de toi, plus intense que celle des autres humains.

—Euh... Vous voyez mon aura ?

Elle acquiesce sans me quitter des yeux. Sans même cligner des siens.

—Et tu en as déjà fait l’expérience toi-même : tu es vif et ouvert d’esprit, tu n’as pas peur de ce que tu ne peux expliquer, contrairement à beaucoup de tes semblables. Je suppose que tu fais beaucoup de rêves, je me trompe ? Tu ressens les choses différemment, tu as de l’intuition...”

Cette fois c’est moi qui reste muet. C’est impossible ! Ces critères de sélection sont tous aussi douteux les uns que les autres, ça ne peut pas-.

C’est alors que mon cœur se soulève et qu’une série de flashs me rappelle... ses crocs sur ma nuque. L’impression d’étouffer, la vague de pouvoir qui me submerge... la lune écarlate. Tout à coup, mes oreilles sifflent, mon cerveau cogne contre mon crâne et j’ai l’impression que le salon passe au mixeur tellement il tourne vite.

“Ma tête non d’un chien !, gémis-je.”

Je me souviens de la sensation d’exploser de l’intérieur. Je plonge violement en arrière et Seylla me rattrape juste avant que ma tête ne heurte le sol. Elle pose ses mains sur mon front et j’ai l’impression que le froid polaire qui en émane cryogénise mon cerveau. Et la douleur avec.

Je reste ainsi, pantelant et pétrifié par ce simple souvenir. Des larmes embuent mes yeux que je clos rageusement. Après quelques minutes, elle retire ses mains et en place une sur mon épaule.

“La crise est passée... Adam, tu veux savoir pourquoi je te porte tant d’intérêt ? La magie qui t’habite est grande, trop grande pour que tu puisses physiquement y résister longtemps. C’est déjà un vrai miracle que tu l’aies supportée sans dommages jusqu’ici… Mais ça ne durera pas. Il faut que tu apprennes à la contrôler de toute urgence, il en va de ta survie !

Dans un geste presque reflexe, j'envoie valser sa main d’un revers de la mienne.

—Et que diable savez-vous de ma vie ? De ce que j’ai vécu “sans dommage“ ??”

Ces mots ne sortent pas de ma bouche comme le hurlement de rage qui fait trembler mes tripes, plutôt comme le sifflement bas d’un serpent. Elle le sent aussi et se raidit. Le vert de ses yeux tinté de méfiance entre les nuances qui se remettent à frémir.

J'ai toutes les peines du monde à me lever sans tomber à la renverse et je tape du poing dans le mur, autant pour exprimer ma fureur que pour maintenir mon équilibre et ne pas tourner de l’œil.

—Je-.

—Le simple fait d’évoquer le sujet manque de faire exploser ma boîte crânienne et vous, en plus de me faire tourner en rond sur votre échiquier depuis des semaines, en plus d’exhumer ce qui est enfouit en moi depuis des années, vous voulez que je me risque à le maîtriser ?"

Je plante mes yeux dans les siens histoire de bien lui faire comprendre le fond de ma pensée, parce que si je me risque à ouvrir la bouche je vais vomir. Puis je tourne les talons et, en rasant le mur, rejoins la porte. Sur le perron, je jurerai l’entendre dire :

“Fais ton choix, Adam : vivre ou mourir. Fais-le vite.”

Une fois parvenu dans l’antre de ma chambre, j’envoie la porte s’écraser sur son chambranle, et ploie quand le sifflement à mes oreilles redouble en représailles. Je m’extirpe ensuite tant bien que mal de mes vêtements trompés de sueur et m’effondre sur mon lit. Allongé, la douleur est moins forte et je peux cogiter. Mauvaise idée. Par la fenêtre, mes yeux ivres finissent par s’égarer sur la lune...

Oh, par pitié…

Je les frotte vigoureusement et regarde à nouveau. Le désespoir m’enserre la gorge.

“Non, non, non, non, NON !”

Incapable de me relever, je frappe mon matelas de dépit, comme s’il était la cause de tous mes malheurs, encore et encore... Mais quelles balivernes ! Le seul problème dans toute cette sale histoire c’est uniquement moi. Et le poids de cette vérité suffit à m’achever. Dans mon lit, avec mon seul oreiller pour sécher mes larmes, j’éclate en sanglots.

Que c’est pitoyable !

Finalement, à bout de souffle, de larmes et de nerfs, je fini par sombrer dans les limbes, l’astre des fous veillant sur mes cauchemars.

À mon réveil, mon palpitant bat la chamade et je suis complètement hébété. Je soupire, et moi qui espérais que le sommeil me serait enfin salvateur ici.... Je me souviens de mon horrible nuit de la veille, de mes atroces maux de tête et tout le reste... et de Seylla.

Mon réveil se met tout à coup à jouer les premières notes de la première partie de Prequell. Il est donc 7h.00 du matin. Bon, je sais bien que j’exagère, il y a plus remuante comme sonnerie, et c’est bien pour ça que je l’ai choisie elle. Mais aujourd’hui cela ne m’enlève pas l’envie de l’éteindre à coups de poings. Mais je m’abstiens, j’en aurai encore besoin jusqu’à mes soixante-six ans… Uh, plutôt soixante-dix en fait.

Cette question réglée, mes pensées reviennent d’elles-mêmes à l’horrible journée de la veille mais je coupe court à toute divagation en secouant vigoureusement la tête. Chaque chose en son temps : d’abord le travail, ensuite les questions. Je me lève et, suivant une vieille coutume que je pensais ne plus avoir à m’infliger, rassemble tout mon courage disponible à cette heure et serre les dents sous le jet glacé, dans l’espoir de m’épargner les vertiges qui pointes à nouveaux leur nez de bon matin. Espoir exaucé : l’eau qui coule le long de mon corps détend mes muscles, apaise le feu de mon esprit et m’ancre dans la réalité. Je vais mieux.

Une fois sec, je mange, fait ma toilette, rassemble mes affaires et après intense délibération, embarque un paquet d’aspirine. Strictement en cas d’urgence vitale. Enfin, je m’habille et sors. La simple perspective de retrouver mes petits protégés à poils, à plumes et surtout à écailles me donne le sourire aux lèvres. Quoi qu’en dise ma voisine, avec de la prudence et de la bonne volonté, j’arriverai à refermer la boîte de Pandore qui s’est entrouverte ces derniers jours.

Quand j’arrive à la réserve je ne perds pas de temps, d’un pas décidé je passe entre les bureaux en répondant avec le sourire aux quelques “bonjour” marmonnés qui m’accueillent.

Ma situation ici se rapproche enfin de la normale : il y en a encore quelques-uns qui m’ignorent ou, au contraire, me regardent un peu trop à mon goût mais, après un mois sans faire la moindre vague j’ai l’air d’un simple petit nouveau dans une boîte. Bizarrement, aucun ragot n’a circulé concernant mes sorties nocturnes aux abords de la forêt, ou sur mon “intrusion” chez ma voisine.

J'avise mes tâches de la semaine punaisées sur le grand tableau de liège à l’autre bout de la salle. Sachant qu’on est déjà mercredi, j’ai clairement fort à faire. Heureusement, mon patron ne me demandera pas de comptes tant que je tiens mes délais. Il a été très clair sur ce point : je peux venir travailler quand bon me chante, de jour comme de nuit. Mais si je ne tiens pas mes délais une seule fois sans raison valable, c’est dehors. Sans négociations ni préavis.

S’il est sévère ? Indiscutablement. Mais je préfère cela à l’avoir constamment sur mon dos.

Le début de ma journée se passe très bien. Je suis censé réparer les clôtures d’une portion de la réserve où les animaux se battent souvent à cause du point d’eau à proximité. C’est ma seule tâche de la semaine car le pan en question est plutôt conséquent. Quand bien même, depuis cinq heures que j’y suis j’ai étonnamment bien avancé. Hm, et dire qu’ils ne m’en pensaient pas capable !

Je me souviens que quand je me suis proposé, toutes les paires d’yeux présentes m’avaient toisé de haut en bas comme si une seconde tête m’avait poussée. Aussi, n’ai-je pas laissé le temps le temps au premier éclat de rire de se faire entendre : “La moitié du tronçon en une semaine.”, les avais-je tous défié.

Ma manœuvre aurait clairement échoué si l’un d’eux, un… collègue aux cheveux coupés ras, à la peau tannée par le soleil et au regard aussi bête que méchant, n’avait pas fait le pari que je ne ferai pas un tier de la distance.

Aaargh ce que je déteste ce type !

Le genre “mastodonte hypertrophié” – que certains parviennent malgré tout à trouver “craquant” de ce qu’il m’arrive d’entendre une fois par semaine sur la place du marché. Il le sait cet abruti, et ça le rend particulièrement hautain avec moi, qui suis son diamétral opposé. En temps normal je l’ignore, mais là ? Devant tout le monde ?? Le mépris l’a emporté sur le bon sens. J'ai donc, le plus calmement du monde, accepté de relever le défi.

Après coup, je ne savais trop que penser de ma situation. J’étais content de lui avoir tenu tête sans l’égorger, mais je sentais déjà mes muscles tirer à des endroits insoupçonnés rien qu’à l’idée de ce qui m’attendait. Malgré tout, j’avais calculé qu’une semaine de travail rigoureux me suffirait… Moins trois jours à cavaler en forêt, et visiter ma voisine pour discuter magie, harceleur vampirique et “verrou de potentiel”, il ne m’en restait plus que trois.

Autant dire que j’étais particulièrement fier – et soulagé – de faire un boulot du tonnerre. L’opération en elle-même était simple : retirer l’ancienne clôture, recreuser le trou, en mettre une nouvelle et la raccorder aux autres en y soudant un grillage. Les parties les plus compliquées étant donc de creuser et de resouder les grillages entre eux.

En cinq heures, j’étais donc déjà arrivé à bout de la moitié de mon objectif. Et même si j’étais dégoulinant de sueur et mes muscles fatigués, je me sentais incroyablement bien. Comme si mon énergie était illimitée malgré la fatigue de mon corps. Et devinez quoi ? Pas le moindre signe de migraine atroce ou de vertiges pour me retourner tripes et boyaux malgré la chaleur ardente. Tout était parfait.

Trop parfait.

Je sens soudain mon estomac se nouer, mon cœur s’accélérer et l’angoisse se déverser comme de la lave gelée le long de mon dos. Je me relève brusquement malgré moi et scrute les alentours. Un jaguar ? Non. Un serpent ? Non plus. C'est étrange, mon esprit me souffle “danger” mais les alentours sont tout-à-fait calmes.

“Ah ! Rookie ! Ça faisait longtemps mon gars.Tu t’es enfin décidé à sortir de ta piaule pour perdre ?”

Oh Seigneur...

Je me retourne, le stress fait un deuxième nœud avec mes intestins. Et si. Atlas et son indissociable suffisance. Rien qu’à le voir, j’ai déjà envie de lui arracher les yeux et de les lui mettre où vous savez. À la place, je me contente de le toiser en lui répondant.

—Je n’ai pas de compte à te rendre. Tu n’as vraiment pas mieux à faire de ton temps libre que de venir me parasiter ?

—Oooh, come on ! T’es déjà fâché rookie ? Sois pas comme ça, je viens te donner un coup de main, vu que j’ai fini moi.

Il jette un regard dédaigneux au trou que je creuse.

—Tu voudrais que je t’applaudisse peut-être ? Heureusement que tu as fini en quatre jours, vu que moi, en cinq heures seulement, j’ai fait un sixième du tronçon.

Son visage se ferme d’un coup. Voyez-vous, il est peut-être assez impressionnant au début, avec son mètre quatre-vingt-cinq et ses biceps gros comme des melons, mais si on prête un minimum attention à son comportement avec les autres, on est vite surpris d’à quel point le cliché “tout dans les muscles, rien dans la tête” lui va comme un gant. C'est pour ça qu’il passe son temps à en faire étalage : pour faire oublier qu’il est stupide.

—Quel rapport ?”

Il me fusille du regard. Dans le mille.

—Alors je vais t’expliquer mon gars. Tu m’as défié de réparer un tier de la grille en pensant que je n’en étais pas capable. Or, il se trouve que j’en suis à la moitié en seulement cinq heures de travail, car oui, pour ton information, un tier divisé par deux donne un sixième. Le problème, c’est que j’ai bien l’intention de continuer sur ma lancée aujourd’hui, donc j’estime que j’aurai terminé tôt demain matin. Et je te passe les détails mais, si j’avais eu ce rythme dès lundi, j’aurais réparé les deux tiers de la grille bien avant toi.”

Je retiens de justesse un éclat de rire en avisant la tête qu’il tire. Il est complètement largué. Je suppose qu’il a surchauffé à la première division, et d’après la fureur qui flambe dans ses iris, il n’a saisi que mes derniers mots. Qui ne lui ont pas plu du tout.

Quand il se redresse de l’arbre auquel il est adossé et avance lentement vers moi tel un fauve sur le point de sauter sur son ennemi, je n’ai que le temps de m’interroger vaguement sur la nature de ce fameux “coup de main” qu’il se sentait si charitable de me donner il y a deux minutes. Il me saisit soudain par le col et je sens mes pieds quitter le sol de quelques centimètres. Ma gorge se noue et la peur me paralyse sur place. Je suis dans la merde.

“Écoute rookie, écoute bien, gronde-t-il tout bas. Si tu veux pouvoir encore te servir de ton précieux cerveau dans les prochains jours, ce serait meilleur de fermer ta grande gueule de blanc et de pas la ramener avec moi. C’est clair ?

Je suis tellement accaparé par la terreur qui m’ulcère les tripes, que je serais presque passé à côté de l’énorme faute de grammaire qu’il vient de commettre.

—Mieux, corrige-je par reflexe.

—Qu’est-ce que t’as dit ?!

Je serre les poings, en partie contre moi-même et en partie contre lui. Une partie qui, pour une raison qui m’est étrangère, ne cesse de grossir au point d’engloutir tout instinct de survie.

—J’ai dit que ce serait mieux de fermer ma grande bouche d’Européen pour préserver ton égo, mais apparemment ce n’est pas au programme des prochains jours.

Il plante ses yeux ivres de fureur dans les miens et quand je suis persuadé qu’il va me jeter par terre pour un tabassage en règle, il éclate d’un rire tonitruant.

—Oh rookie, bien trouvé ! You’re a funny one !”, me félicite-t-il entre de crises de rire telles que je suis secoué comme un prunier.

Il avise ensuite mes heures de trailles plantées en lignes bien droite dans mon dos, et quand ses yeux reviennent sur moi, je sais que j’aurais préféré les coups à quoi que soient devenus ses plans de représailles.

Il me jette alors sans crier gare contre un des poteaux sans défaire sa prise.

“Tellement drôle que pars dans un fou-rire incontrôlable.

Je sens mon uniforme racler contre le bois sous sa traction… qui me dirige droit sur les barbelés.

—A quoi tu joues imbécile ?, éructe-je en abattant ma main avec un bruit creux contre le coin opposé de la latte.

—Je viens de dire rookie, je ris, je ris comme un bienheureux”

Il tire plus fort et j’enfonce encore plus mes doigts dans les échardes de la planche dans l’espoir d’augmenter encore un peu ma prise. Je tente alors avec toute la force de mes biceps fatigués de me défaire de la prise de ce dégénéré.

“En fait, je ris tellement que je tombe parterre. (Il tire encore plus fort et j’entends un craquement sonore provenir de mon uniforme.) Et toi, comme tu es un très gentil garçon, tu veux me relever. (La sueur sous mes doigts les fait lentement glisser sur la latte.) Mais je vais bien alors je t’écarte petit clown, sauf que tu vois… (Il tire à nouveau et je lâche prise.) Atlas est très fort, très très fort et toi tu étais beaucoup trop proche de la grille… Oh poor poor rookie, un accident est si vite arrivé…

—Même si tu savais tenir un stylo, tu ferais un très mauvais écrivain, le coupe-je poussé par la sensation de plus en plus distincte des aiguilles de métal sur ma colonne vertébrale Tous le monde sait que je te déteste. Personne ne croira à tes sornettes alors lâche-moi idiot !

—Mais justement rookie, tout le monde sais qu’Atlas a parfois du mal à contrôler sa force. Et tout le monde sais qu’Atlas est trop bête pour déchiqueter un collègue et ensuite faire passer ça pour un accident, n’est-ce pas ? ”

Je rouvre d’un coup les yeux que j’avais fermé en essayant de le repousser vainement. Ce que je dans les siens me fait me rendre compte de mon erreur monumentale. Car s’il a sous-estimé ma volonté, moi j’ai sous-évalué son vice. A court d’option, le cerveau assaillit de visions de moi dans un fauteuil roulant, ou pire, dans un lit d’hôpital jusqu’à la fin de mes jours, je perds les pédales. Littéralement.

Le peu de forces qu’il me reste me quittent. Toute l’énergie débordante dont je faisais preuve depuis le début de la journée s’évapore pour de bon, me laissant comme un pantin branlant, désarticulé, entre ses mains.

Je suis proprement happé par ses yeux qui se tintent de brun et d’or, alors qu’une cicatrice s’ouvre sur son sourcil gauche et que dans mon dos, les aspérités tranchantes des barbelés s’aplanissent et deviennent un large pilier de béton. Je sens une larme couler sur ma joue et les lèvres fines de l’apparition s’étirent dans un rictus cruel.

La main de fer me relâche enfin et je m’écroule sur le sol.

Un son résonne, se réverbère, ricoche dans l’air jusqu’à mes oreilles. Un rire. Des rires. Un chœur entier et harmonieux de notes aux éclats pures, lisses, tranchants. Des rires d’adolescents. Je relève les yeux et croise à nouveau ceux d’Atlas, ils sont dédaigneux et plein de pitié. Dédain et pitié...

Comme on se retrouve.

Une émotion s’empare alors de moi, hérissant tous les poils de mon corps, transformant le sang dans mes veines en une lave ardente. La fureur. Une fureur telle qu’elle éclipse la douleur engendrée par le frémissement de mon cerveau à l’intérieur de mon crâne. Une fureur telle que chaque battement de mon cœur propulse une énergie nouvelle dans tout mon corps.

Mon attention se fixe alors sur le type stupide qui tourne déjà les talons, sur le point de partir en me laissant là. Une série de flashs et c’est enfant aux cheveux noir corbeau qui me tourne le dos. Je me relève et un grondement inhumain fait trembler ma cage thoracique. Il se fige.

“Alors rookie, t’as pas eu ton compte ?

Une autre série de flashs, et un groupe d’une dizaine d’ados se tiennent à ses côtés, hilares. La voix qui franchit mes lèvres est grave, enrouée et malgré que je n’aie pas de souffle, elle est forte et claire.

—Crois-moi tu vas me le payer. Et l’addition va être salée.”

Quand il recroise mon regard, son visage se décompose littéralement, son sourire méprisant se flétrit. Je lève la main droite et je sens cette énergie destructrice émaner de moi par vagues, s’enrouler le long de mon bras comme un serpent de flamme avant de fondre sur mon ennemi qui tombe à genoux.

Il gémit, se tord alors que je me rapproche, la main toujours tendue vers lui. Le doux son de sa douleur semble être comme une eau lourde apaisant le brasier qui me consume. Il m’en faut plus. Je contracte mes doigts et je sens ma fureur l’enserrer. Ces os craquent. Il hurle.

“AAAH ! ARRÊTE ! PITIEE”

Dans d’autres circonstances, j’aurais éclaté de rire en entendant un type aussi arrogant me supplier, mais quand ses yeux pleins de larmes croisent les miens, j’y vois toute l’horreur, la terreur que je lui inspire. Dans ses yeux, je vois les miens… écarlates. Comme la lune folle-dingue, comme ceux de ce vampire sanguinaire.

Cette vision mon glace le sang. Ma rage se volatilise d’un coup et la bulle d’insensibilité éclate. Je recule d’un pas, puis deux, puis trois. Mon estomac se noue encore une fois, mais pas de terreur. Les images de lune et d’iris rougeoyants, mauves, mordorés tournent dans ma tête, et une petite voix susurre au creux de mon oreille.

Comme eux...

Oh non...

Je tourne les talons et détale en courant malgré mes forces qui me quittent à nouveau peu à peu et les larmes qui coulent le long de mes joues.

Tu es comme eux... Tu es comme eux !

Non, non... Non, non, non, non, non !

Je me bouche les oreilles et accélère. Je ne sais par quel miracle je parviens à arriver chez moi, mais alors que je me rue dans ma chambre au comble du désespoir, une douleur cinglante me broie le crâne et je m’écroule sur mon lit en hurlant. J’ai l’impression qu’on réduit ma boîte crânienne en cendre, avec une perceuse doublée d’un lance-flamme, qu’on déchiquette mon cerveau en mille monceaux à la machette et que ma conscience est sur des balançoires de fête foraines.

Je convulse, en proie à mille douleurs. Car mon esprit n’est pas le seul à trinquer, mon corps souffre tout autant le martyr : mon sang boue dans mes veines et mes os sont comme distordus par une force invisible.

Une ombre passe alors devant mes yeux aveuglés par les larmes, une odeur de plantes aromatiques m’embaume et un froid absolu s’empare de mon front et de mon torse, gelant toute sensation sur son passage. Il ne me reste plus rien... rien à part une fatigue incommensurable. Le nom de celle qui me sauve la vie pour la deuxième fois en trois jours franchit mes lèvres, dans un souffle presque inaudible.

“Seylla...

—Je suis là mon enfant, mon pauvre enfant...”

Sa réponse me parvient à peine alors que je sombre dans un abîme sans fond.

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