Chapitre III.

Des pleurs ne parviennent de loin... Ils se rapprochent, deviennent plus forts, insoutenables. Ils cessent alors que j’ouvre les yeux. Devant moi, des enfants jouent dans une cour de récréation, sous un radieux soleil de printemps. Un groupe de petits garçons attire mon attention. Ils doivent avoir une douzaine d’années tout au plus et chahutent ensemble. Parmi eux, deux se distinguent.

L’un est plus grand que les autres et a des épaules plus larges. Il fait plus que son âge et le comportement de ses camarades, leur façon de se tenir proches de lui, de lui sourire quand il les regarde mais de ne jamais soutenir son regard, ne laisse aucun doute sur sa position dans le groupe. Il a une cicatrice à l’arcade gauche et des yeux bruns noisettes si clairs qu’on les croirait, par moments, faits d’or.

L'autre garçonnet, plus petit, se tient plus en retrait. Sous le couvert de la capuche de sa sempiternelle doudoune noire usée, il se contente de fixer tour à tour ses camarades de ses immenses yeux argent. Ces derniers, tous accaparés par leur conversation visiblement passionnante autour du foot, des voitures et des filles ne semblent même pas le remarqué. Aussi, s'abstient-il d'intervenir.

Le garçonnet a en effet depuis longtemps compris qu'il pourrait se grossir autant qu'il le voulait, seul le vent se préoccuperait jamais de ce qu'il a à dire. Et sans doute est-ce pour le mieux… En définitive, quelque observateur un tant soit peu avisé se demanderait s’il est à sa place dans ce groupe. Lui se le demande.

Le leader l’interpelle soudain et le petit garçon se tend comme un arc. Le grand dit vouloir lui apprendre une prise d’autodéfense. C’est étrange, pense-t-il. L’enceinte de l’école est déjà là pour le protéger, lui et ses camarades. En principe, personne n’est sensé se faire attaquer à l’intérieur. Derrière les gros boutons écaillés de sa capuche noire, le garçonnet aimerait bien demander pourquoi – et signaler qu’il apprendrait bien mieux en tant que spectateur – mais sous le regard perturbant du plus grand, il n’ose pas. A la place, il finit par se résigner et s’approche, hésitant.

La vue de cette scène me tord l'estomac. Alors que les deux garçons se font face, les yeux dans les yeux, les autres ont formés un cercle autour d’eux. Mon angoisse grandit quand leader se place derrière le petit infortuné qui, trop occupé à maitriser ses tremblements frénétiques, les mains serrés en poings et enfoncées dans les poches de sa doudoune, se rend à peine compte que c’est trop tard pour reculer.

Soudain, sans sommation et avec des gestes rendus vifs et fluides par l’habitude, le grand déséquilibre son camarade d'un coup dans le creux du genou, passe son bras autour de son cou et le fait basculer sur le bitume sans prendre la peine d'accompagner sa chute. En une fraction de seconde, le chétif garçonnet se retrouve au sol avec le genou de son adversaire sur la poitrine.

Au lieu de le relâcher, le leader du groupe éclate de rire, sitôt rejoint par ses acolytes, sans tenir compte des vaines tentatives du garçonnet à ses pieds pour se relever. L'enfant, quant-à-lui, prend tout juste conscience du guet-à-pent dans lequel il vient de tomber. Il aurait dû refuser ! Il aurait dû s'en aller et laisser là ces monstres et leur jeux cruels ! La douleur lancinante dans son occiput le lui rappellera pendant suffisamment longtemps pour qu'il ne l'oublie jamais.

Les regards des deux enfants se croisent à nouveau. Les prunelles de l’un s’inondent d’une rage infernale, alors que les iris mordorés de l’autre irradient de fierté et de suffisance.

Quand le tourmenteur décide enfin de relâcher son bouc émissaire, celui-ci se hâte de se relever et s'éloigne du troupeau de bêtes auquel il avait tant voulu se mêler auparavant. Les épaules voutées, le dos criblé des regards des enfants alentours, les yeux ancrés au sol par la honte de sa propre impuissance, il va se replier dans les ombres du préau.

Sous son vêtement bien trop épais pour la saison, mais pas assez pour étouffer la cacophonie narquoise des autres enfants, et le regard étouffant de l'astre solaire, une certitude se grave dans le marbre de son esprit. Pour lui, la récréation est finie.

 

*********

 

J’ouvre les yeux, en nage et tremblant. Mes membres me lancent comme après une exténuante séance de sport et j’ai l’impression que mes os sont en poussière. Mon cœur bat à tout rompre. Où suis-je ? Une main froide se pose fermement sur mon front. À son contact la douleur s’estompe légèrement, ma respiration s’apaise et les brumes de mon esprit se dissipent. Je referme les yeux et me concentre sur cette main salvatrice quelques instants.

Maintenant que j’y accorde un peu d’attention, je remarque que la douce froideur en émane par vagues régulières, avant de pénétrer la peau de mon front et de traverser mon crâne. Je me laisse porter par le flux. Mes muscles se détendent tandis que je le sens lentement envahir mon corps durement éprouvé.

Il glisse sur mon visage, s’insinue dans mes narines et ma gorge, apportant avec lui une forte odeur de henné, de menthe et d’ibiscus. Dans ma bouche, je sens le goût de la terre et du curcuma. Tout à coup, dans un flash, son visage apparait devant mes yeux et son nom fleurit sur mes lèvres.

“Seylla.”

Je le prononce d’une voix si faible et enrouée que je peine moi-même à le comprendre. Pas elle.

“Je suis là mon garçon, je suis là.”

J’ouvre les yeux d’un coup et tente de me retourner, mais elle m’arrête en posant sa main sur mon épaule.

“Ne bouge pas, ne te retourne pas, ou la douleur reviendra. Repose-toi pour l’instant.”

Je suis stupéfait. Comment a-t-elle pu apaiser ma douleur d’un seul geste ? Et sa main ne peut pas avoir été aussi froide sur mon épiderme sans qu’elle l’ait mise au réfrigérateur au moins une demi-heure au préalable. Je ne connais pas énormément le personnage, mais je suis prêt à parier que ce n’est pas le genre de la maison. Et quand bien même, il n’y a qu’une armoire à glace dans sa cuisine, comme dans toute les cases d’ici. De toute façon, la température de sa paume sur mon épaule est tout ce qu’il y a de plus normale.

Elle me tend un verre d’eau avant que je ne puisse demander quoi que ce soit.

“Tu auras tes explications. Pour le moment, laisse-moi te soigner et laisse-toi le temps de te remettre. Tu n’es pas en état pour les entendre.”

C'est pas vrai, je suis si transparent que ça ? Pfff...

Sans un mot de plus, je bois le verre et me résigne à remettre mes questions à plus tard.

Je reste ainsi allongé, les yeux fermés, Seylla se contentant de me servir de l’eau ou de la tisane et de poser sa Main-Des-Miracles sur mon front, pendant ce qui me paraît être une éternité.

Que je mets à profit pour remettre de l’ordre dans mes idées. Les évènements de la veille – comme il fait jour – me reviennent par bribes, accompagnés d’un furieux mal de crâne qui, sans Seylla, finirait par avoir ma peau, j’en suis sûr.

Je remarque, à la fresque murale et aux céramiques troublantes de réalisme, que nous sommes chez elle, dans son salon… dépourvu de ses fameuses chaises à bascule. Par la fenêtre, s’étale l’immensité de la forêt.

“Essaie de t’assoir, normalement tu devrais être rétabli.”

La voix de ma sauveuse me tire de ma contemplation et j’obtempère. Un violent vertige me met l’estomac au bord des lèvres. J’ai l’impression d’avoir le cœur à la place du cerveau et ses pulsations risquent de faire exploser ma boîte crânienne à tous moments.

“Aaah...

Je vacille et elle me soutient fermement, m’aidant à m’adosser au mur. Je me rends compte avec surprise que je suis sur une paillasse confortable, à même le sol.

—Mmmh... j’ai fait mon possible, maintenant il faut laisser à ton corps le temps de récupérer seul.”

Elle se tourne vers moi. Maintenant que je suis stable, la douleur s’est atténuée et les vertiges ont cessés. Je plante mes yeux dans les siens, aux couleurs de la forêt alentour.

“Maintenant il faut que vous m’expliquiez, rectifie-je.

—Pose tes questions. Réfléchis bien.”

J'inspire un grand coup. À cet instant précis, je suis partagé entre appréhension et excitation. Les choses sérieuses commencent.

“Qu’est-ce que vous êtes ?

Son regard vif s’allume.

—Je suis une Magistria.

—C’est-à-dire ?

—C’est dans le codex.

—Je veux des explications et vous, vous vous êtes engagée à répondre uniquement aux questions que je pose. Ce n’est pas idéal mais je me contenterais de cet accord pour l’instant. Pas vous ?”

Un ange passe dans la salle et son regard planté dans le mien se mets à briller d’une intelligence comme venue du fond des âges.

“Tu apprends vite mon enfant. C’est bien. Les Magisters sont des êtres capables de manipuler la magie qui coule dans leurs veines.

—Et quand vous dites magie, vous parlez d’une énergie qui circule en tous et en toute chose et qui permettrait de modifier son environnement ?”

Les yeux ronds comme des soucoupes, son faciès ne parvient pas à dissimuler sa surprise, en témoigne l’expression de béatitude cartoonesque qui fait pendre sa mâchoire aussi bas, que je m’attends d’une seconde à l’autre à la voir tomber.

“Vous êtes scotchée.” lui fais-je remarquer, sans parvenir à retenir un gloussement. Elle se reprend immédiatement, les sourcils froncés, vexée que j’aie réussi à la prendre par surprise ainsi.

—Ce n’est pas courant de rencontrer un humain supposé ne connaitre rien à ce monde, qui en sache autant, se justifie-t-elle avec une moue boudeuse, sa main passant dans ses cheveux. Comment cela se fait-t-il d’ailleurs ?

Elle pensait donc que parce que j’étais néophyte dans son monde, je n’avais pas assez de cervelle pour réfléchir par moi-même ? Et toc ! Quand je lui réponds cependant, je me garde bien d’afficher ma fierté, préférant opter pour un sourire malicieux à la place…

—Je réfléchis.

Et une explication qui ne la convainc pas le moins du monde.

—Vraiment...?

—C’est moi qui pose les questions Seylla. Et vous feriez mieux de répondre avant que je ne vous assomme avec le millier d’autres qui est en file d’attente.

Eh bien quoi ? J'accepte bien ses secrets, alors elle aussi devra s’accommoder des miens. Et ce n’est pas demain la veille que le lui parlerai de ce qui m’a amené à m’interroger sur la magie, à savoir : mes intuitions étranges, mon médaillon tout aussi étrange et, en premier lieu... les livres fantastiques dont je raffole. J’ai une dignité, quand-même !

Un sourcil arqué de défi, elle finit malgré elle par se résigner et me répondre.

—Comme je suppose que tu as attendu toute ta misérable existence pour sortir cette réplique de film policier de bas étage, je vais avoir l’indulgence de ne pas de rappeler que tu es ici chez moi, et que je pourrais te renvoyer dans ton enfer mental de la même façon de je t’en ai sorti. Pour le reste, oui, c’est ça. On en sait peu sur la magie. Mais une chose est certaine, elle est présente dans chaque constituant de ce monde, vivant comme non-vivant. La magie est une énergie qui n’obéit pas à ses lois cependant, qu’il soit matériel ou immatériel. Elle permet au contraire à celui qui la maîtrise, de les manipuler.

—Prouvez-le.

Elle sourit.

—Je l’ai déjà fait.

—Je sais, quand vous m’avez soigné. Mais maintenant, j’ai envie de le voir de mes yeux.”

Elle réfléchit quelques instants et acquisse finalement. Sans se lever, elle tend la main droite et écarte les doigts. Je sens alors une onde me traverser, hérissant les poils de mon corps, et se propager dans la pièce. Je frissonne. Une fois qu’elle en est remplie, Seylla tourne sa paume vers le ciel et je vois ses doigts se contracter légèrement, tandis que sa main monte vers le haut comme si elle soulevait quelque-chose d’invisible.

C'est alors que l’impossible se produit. Dans le salon je vois les céramiques s’élever toutes seules des étagères, de seulement quelques centimètres certes, mais tout de même...

“Wouaaah...”

Bon, vous l’aurez compris, cette fois c’est moi qui ai la mâchoire pendante et les yeux ronds. Du coin de l’œil je vois que le codex, qui est normalement à mon côté, en plus de léviter à dix centimètres du sol, s’avance et se place juste sous mon nez. Eberlué, je passe une main en-dessous, au-dessus, à gauche, à droite, devant, derrière...rien. Il lévite toujours devant moi. Je le saisis alors...et le relâche. Ah, il tombe, me dis-je satisfait...et se remet à léviter ?!

Je braque mon regard sur la cause de tout ceci. Cause qui est toujours confortablement assise sur son tabouret (qui, pour faire bonne mesure, lévite également) et me scrute comme si mon inaptitude à nager dans le vide fait de moi l’élément le plus intéressant alentour. Bah voyons, voilà qu’elle se fiche de moi !

En m’attardant un peu plus sur ses iris, je remarque que le vert qui les colore normalement est plus... nuancé. Des teintes de vert d’eau, de noisette et des pointes d’or s’y sont ajoutées, mouvantes, dansantes, comme dans une valse à la fois discrète et magnifique. Ça me rappelle quelque-chose…

“C’est assez visible pour toi ?

Arraché soudainement à mes réflexions, je papillonne des yeux, acquiesce vivement, avant de me détourner, frustré. J’ai déjà vu ce phénomène quelque part, mais où, par tous les saints !

Un à un, les objets du salon reprennent silencieusement leur place : les céramiques sur les étagères ou sur le sol, le tabouret et sa propriétaire à mon côté et le livre sur mes genoux.

—C’était...magique ? Dis-je sur le ton de la plaisanterie.

—Je suppose que c’est toujours préférable à une syncope”, soupire-t-elle dépassé par le niveau de mo humour.

Elle souriait, cela-dit.

“Tu as d’autres questions ?

—Oui, plein.

—Heureusement que j’ai pris ma journée alors.”

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez