CHAPITRE IV. 2. le facteur est passé
Ses longs cheveux blonds étaient encore trempés, elle avait à peine pris le temps de les essuyer quelques secondes, mais elle les avait enfermés dans un chignon brouillon. Le temps, dehors, glaçait tout, les vitres, les arbres et les visages des pauvres courageux qui s’aventuraient à l’extérieur. Kim aurait préféré rester au chaud mais elle avait pris rendez-vous pour un remontage de bretelles en règle. Elle venait de raccrocher avec Clara qui lui avait dit attendre près des vestiaires de l’équipe de football féminine et c’était donc là-bas que Kim se dirigeait d’un pas ferme. Au fond, elle ne savait trop ce qu’elle allait lui dire mais il y avait une demi-douzaine de pendules à remettre à l’heure car tout ne tournait vraiment pas rond chez Clara. Roff et Emmanuella, et tous les autres pouvaient bien aller au diable pour ce que ça lui faisait, mais il était hors de question qu’elle reste les bras-ballants pendant que Clara foutait joyeusement le bordel.
“Je ne sais pas ! s’emporta Kim, au téléphone avec Denis. Je ne m’y connais pas ! Faîtes du mieux que vous pouvez mais une fille a piraté le compte Facebook, et ça ne peut pas se reproduire. Sécurisez cette page.
-Vous êtes bien consciente que je n’ai même pas de compte, moi-même… et que je suis né près d’un demi-siècle avant que ça n’existe ?
-Improvisez !”
Avant qu’il ne puisse imaginer d’autres protestations, elle coupa la communication et pressa le pas. Il faisait déjà nuit mais heureusement, les lumières de l’école n’était pas encore éteintes. Il fallait un bout de temps aux équipes des diverses activités sportives et artistiques pour quitter les lieux, et il y avait quelques surveillants qui restaient jusqu’à ce que tout le monde soit effectivement parti.
Quand elle approcha du petit bâtiment, Clara était bien là, à patienter toute seule dans une épaisse doudoune à fourrure artificielle verte. C’était étonnamment pratique que Clara soit encore à Saint-Paul parce que Kim s’était juré de ne jamais remettre un pied chez elle. Après la petite mésaventure d’un peu plus tôt dans la semaine, elle avait reçu trois invitations de Stacy à manger qui avait réussi à se dénicher son numéro de téléphone.
“Kimy ! s’enthousiasma Clara en la voyant arriver.
-Je ne suis pas venue pour tes beaux yeux, Clara, donc tu peux calmer tes ardeurs, lui annonça-t-elle. Je peux savoir ce qui t’a pris ?! A quel moment, une idée pareille a pu te venir à l’esprit ? Tu t’es pas dit que c’était carrément indécent en plus d’être légèrement morbide?”
Clara avait tout de suite perdu le sourire devant la colère de Kim et elle avait désormais les yeux tournés sur le terrain de foot qui reposaient dans l’ombre après le dernier entraînement de la semaine.
“Je ne vois pas de quoi tu veux parler…
-Te casse pas à mentir, je l’ai vue, la lettre, accrochée par un aimant sur ton tableau magnétique. Je peux même te faire un dessin si t’as besoin que je te rafraichisse la mémoire. Tu as piraté le compte, donc tout le monde pense que c’est moi, mais je ne suis quand même pas si conne. Je sais que c’est toi.
-Je ne voulais pas te causer des problèmes…
-Qu’est-ce que tu voulais exactement ? Parce que des problèmes, tu n’en causeras pas qu’à moi si tu continues comme ça, mais à toi aussi.
-Je voulais juste qu’ils puissent en apprendre plus sur elle, affirma-t-elle avec une intensité touchante. C’était ses derniers mots et je me suis dit qu’elle aurait voulu qu’ils les lisent tous ! Et ils disaient tous qu’ils auraient tellement aimé la connaître !
-Mais c’est de l’hypocrisie pour faire bien, ça, Clara ! répliqua Kim avec frustration. S’ils voulaient tous tant être son ami, elle serait encore là ! J’ai tout supprimé alors, personne ne peut plus comparer qui l’a traînée dans la boue avant et qui la pleure maintenant, mais c’est toujours ceux qu’on entend le plus, dans un cas comme dans l’autre. Ils se servaient d’elle avant, et ils s’en servent encore maintenant.
-Certains sont sincères…, objecta Clara.
-Alors, parle-leur en privé mais oublie Facebook. Tu te rends compte que tu lui rends hommage exactement là où elle s’est fait lyncher ? Il faut que t’arrêtes, Clara ! “
Ses yeux tremblaient dans ses orbites, ou bien c’était elle tout entière qui tremblait, mais Clara avait du mal à la regarder stablement.
“Tu ne peux plus vivre avec elle, maintenant, reprit Kim plus doucement. Si tu veux lui rendre hommage, prends ta vie en main et fais-le en étant heureuse. Si elle était la si bonne amie que tu décris, c’est ce qu’elle voudrait -pas cet immense gâchis. Et si elle voulait que sa lettre soit postée sur Facebook, elle l’aurait fait elle-même. Ne parle pas pour les morts, c’est irrespectueux. Et pirater un compte est illégal, je peux te faire un procès pour ça, donc ne recommence pas.
-D’accord, accepta-t-elle avec un air contrit. Tu l’as déjà supprimé ?
-Bien sûr, à quoi tu t’attendais ?”
Elle avait bien entendu la porte des vestiaires s’ouvrir et le concerts d’une équipe de pas, et de conversations, mais elle ne l’avait pas réellement enregistrée, bien trop immergée dans son propre sujet de discussion, donc quand elle fut retournée brutalement par l’épaule et qu’elle se retrouva en face à face rapproché avec Emmanuella, elle ne comprit pas trop ce qui se passait. Mais à la vue de l’expression belliqueuse d’Emmanuella, elle devina assez bien la suite des évènements et vit arriver le coup de poing comme au ralenti.
Et pourtant, elle n’eut pas le réflexe de l’éviter et se prit le coup de poing en pleine mâchoire. Ce n’était pas un petit coup, et la douleur lui irradia tout le cerveau, si bien qu’elle ne se sentit ni voler en arrière, ni tomber sur le dos.
Des insectes lui bourdonnaient dans les oreilles et des ronds de toutes les couleurs dessinaient des vagues concentriques sur le fond de ses paupières. Elle n’était consciente de rien, pas même de ça. Quand elle rouvrit les yeux, elle crut voir des étoiles mais le ciel était toujours noir, il n’y avait que l’ombre pâle de la lune qui transparaissait à travers les nuages. Le lampadaire n’avait pas bougé, bien sûr, et en contre-jour de celui-ci, une mini-foule se découpait en grandes silhouettes penchées sur elle. Elle se rendit compte en se redressant que sa tête douloureuse n’était pas posée sur le sol mais sur les genoux de quelqu’un. Quelqu’un qui demandait à haute voix s’il fallait l’emmener à l’hôpital. Elle leva les yeux vers Roff, visiblement le propriétaire des genoux qui lui servaient d’oreiller, qui la passait au laser comme s’il était un scanner médical.
“Bah p’t-être, lui répondit Vicente, l’un de ses meilleurs acolytes. Ca a bien cogné…
-Je veux pas aller à l’hôpital, refusa-t-elle aussi sec. Où est Emmanuella ?”
Les quelques personnes qui s’étaient attroupées partirent en la voyant se relever, aidée par Vicente et Roff. Elle avait l’impression que sa tête avait triplé de volume, ou bien rétréci, c’était difficile à juger précisément, mais c’était incroyablement désagréable. Comme si la pression allait être trop forte et que son cerveau exploserait d’une façon ou d’une autre. Et sa mâchoire… elle avait un mal de chien à parler. Elle espérait que ses dents allaient bien. Elle n’avait pas subi un appareil dentaire pendant deux ans pour que tout soit gâché à cause d’un seul coup de poing.
“T’inquiète, t’as la dent dure, la rassura Roff en la soutenant. Emmanuella a eu sacrément mal à la main après t’avoir frappée…
-Je vais t’en foutre “du mal à la main”, grogna-t-elle à travers ses dents souffrantes, je peux savoir pourquoi elle m’a frappée ?
-Je crois que c’est en rapport avec la lettre qu’on a vu dans la chambre de sa pote. J’ai pas tout compris.
-Elle se fout de moi ?! C’est Clara qui l’a postée !
-Quoi ?”
Sérieusement. Comme si elle avait besoin de ça. Elle n’avait vraiment pas envie d’en parler pendant des heures, dans l’immédiat, mais elle ne se sentait pas non plus à marcher jusqu’à la voiture tout de suite. Elle préféra aller s'asseoir sur le banc le plus proche pour se reposer un peu.
“Faudrait mettre de la glace au moins, ou ça va vraiment enfler,” lui conseilla Roff.
Il vint s’installer à ses côtés et Vicente devait avoir choisi de partir parce qu’il n’était plus visible nulle part. Kim jeta un coup d’oeil à sa montre pour vérifier qu’elle n’était pas restée longtemps inconsciente et elle en conclut qu’elle s’était réveillée à vue de nez après deux ou trois minutes.
“Cash était là aussi, je crois qu’elle est partie appeler son oncle pour qu’il essaye de virer Emma, lui apprit-il.
-Mais qu’est-ce que vous foutiez tous là ?
-J’avais Hockey et tu sais que Cash vient souvent assister aux entraînements… mais c’est pas ça l’important…
-Quoi ?
-Tu voudrais pas essayer de calmer Cash ?
-Je suis déjà pas calme moi-même, pourquoi je devrais calmer qui que ce soit ? s’énerva-t-elle.
-C’était juste un coup de poing !
-C’est la deuxième fois en même pas une semaine !
-Elle t’a pas touchée la dernière fois, fais pas ta victime ! Et tu l’as cherché !
-Et là, je l’ai cherchée peut-être ?! s’offusqua Kim en se levant, en dépit de sa tête qui la réprimanda à grands coups d’éclairs de douleur. Je lui ai même pas adressé la parole !”
Roff se leva à son tour et s’approcha d’elle, de sorte que leur différence de taille soit impossible à ignorer. Rien que sa présence aggravait sa migraine. Quelqu’un avait dû l’envoyer pour rendre sa vie déjà pourrie encore pire. Elle ne savait pas où il fallait signer, mais elle aimerait bien le renvoyer à l’expéditeur.
“La lettre a été postée sur Facebook, c’est ça ? reprit-il du point de départ. Et je suppose que ça a été postée par le compte administrateur, sinon Emma ne s’en serait pas prise à toi… du coup, ton compte, pas vrai ?
-Qu’est-ce que t’es en train d’insinuer ? grinça-t-elle, menaçante.
-Ca pourrait très bien être toi.”
Elle était tellement scandalisée que les mots lui manquèrent. Et pourtant, ce n’étaient pas les options qui lui manquaient. Elle pouvait commencer par l’envoyer se faire foutre elle-ne-sait-où d’où il ne reviendrait, de préférence, jamais. Puis, lui rappeler combien elle le détestait, que sa seule existence lui donnait envie de hurler. Et enfin, continuer par décrier sa personnalité totalement exécrable, en commençant par sa déloyauté pathologique pour en finir à sa stupidité incurable, en passant par, bien évidemment, sa cruauté gratuite.
Mais ça faisait long et elle souffrait déjà bien assez pour prolonger une conversation aussi pénible. Alors, elle prit sur elle et oublia son idée de se reposer quelques minutes, et alla repêcher son sac de natation qui gisait quelque part par terre, bien décidée à rentrer le plus vite possible dans le seul endroit qu’elle pouvait fermer à double tour plus ou moins efficacement ; sa chambre.
“Quoi ? J’ai tort ? insista-t-il.
-Je te ne le dirais jamais assez mais va te faire mettre, Roff,” lui balança-t-elle en positionnant l’anse de son sac sur son épaule.
Elle se retourna brutalement vers lui, et sa tête continua sa longue litanie de protestation. Quant à Roff, il semblait prêt à continuer ce qu’Emmanuella avait commencé. Elle s’en foutait complètement, cela dit. L’un comme l’autre, c’étaient eux qui avaient commencé.
“Je comprends que tu défendes Emmanuella, vous êtes les mêmes, ajouta-t-elle avec un regard froid. Vous êtes là, à juger tout le monde, à les taper tant que vous pouvez. Ouais, continuez comme ça, c’est sûr, c’est vous qui êtes dans le vrai. Mais jouez pas à ce petit jeu avec moi. Je ne m’en prends pas aux morts, je ne suis pas débile, mais j’ai aucune pitié pour les vivants. D’un autre côté, qui en a ?”
Elle fit les quelques pas qui les séparaient et il ne dit rien, se contenta de la regarder dans un silence furieux. Il la forçait à tant parler, cet enfoiré, alors que sa mâchoire avait été défoncée par l’une de ses copines adorées. C’était comme remuer le couteau dans la plaie. Au fond, elle en venait même à se demander si ce n’était pas son intention.
“En tout cas, pas vous. Vous tapez sur tout ce qui bouge encore.”
Après un dernier coup d'œil pour mettre le point final à cet échange bien pénible, elle s’en alla sans se retourner et il ne la retint pas une seconde fois.
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“Si vous ne savez pas gérer une page Facebook toute conne, supprimez-la, pour l’amour de Dieu !”
Confirmant sa colère, le poing du directeur tomba sur la surface gémissante de son beau bureau et Kim se refusa à même ciller. Il n’avait qu’à attraper aussi sa chaise pour l’envoyer valser contre un mur, pour que sa fureur ne manque pas de lui échapper. S’il pensait que ça l’impressionnait, c’étaient de bien vaines illusions. Les gens colériques, ils lui collaient à la peau.
“Et qu’est-ce que ça changerait ? demanda Kim avec une ironie glaciale. Je vous l’ai déjà dit, Facebook est juste le réseau social le plus populaire à Saint-Paul, mais il y a tous les autres. D’ailleurs, il y a même d’autres pages Facebook dédiées à Saint-Paul. Si je supprime la mienne, la merde retombera sur les autres.
-Vous m’aviez promis d’arranger les choses !
-On a piraté le compte ! PIRATE ! Faut que je vous explique comment que je n’y pouvais strictement rien ?”
Il la regarda, des rasoirs pleins les yeux, mais elle ne flancha pas. A ce stade-là, ça devenait de la science-fiction. Un astéroïde leur tomberait sur la patinoire de Hockey, et Augustin trouverait encore le moyen de rejeter la faute sur elle comme si elle était la grande décideuse des lois de l’univers. Ah, si seulement, ça marcherait un petit peu mieux pour elle.
Le bureau commençait à prendre des allures de lavomatic, au fil de ces derniers jours. Elle venait pour nettoyer le linge sale de l’école, et elle n’était même plus convoquée publiquement. Augustin envoyait n’importe quel professeur pour aller lui demander discrètement de venir entre deux cours, ou à la pause déjeuner.
“Ma nièce veut que je renvoie une élève pour vous, lui révéla-t-il enfin. Je ne peux pas être le seul à vous faire des faveurs, Melle Termencier.
-Je me fiche complètement que vous renvoyiez cette fille ou non, lui rétorqua-t-elle. Et je suis juste la présidente du comité des élèves, juste la gérante d’une simple page Facebook, ce n’est pas à moi de m’occuper des conséquences psychologiques que le suicide d’une élève a causé chez l’une de ses amies. Je ne suis pas une foutue psy.
-Vous voulez que j’embauche une pro pour que le problème prenne des conséquences encore plus désastreuses ?
-Ce n’est pas en noyant le poisson que vous allez sauver votre peau. S’il y a un autre suicide à cause de votre négligence, ce n’est pas moi qui serais virée mais bien vous, vous croyez que je ne le sais pas ? s’éberlua Kim. J’ai accepté de vous aider parce que ce n’est pas dans mon intérêt que la réputation de Saint-Paul soit ternie alors que j’y fais mes études, mais n’allez pas croire que j’ai peur de vous, monsieur le Directeur.”
Il la fixa de nouveau avant de souffler longuement et de s’appuyer plus lourdement contre le dossier de son fauteuil. En face de lui, Kim essayait de cacher son agacement grandissant mais c’était difficile. On ne cessait de la provoquer et de vouloir l’intimider. Pourquoi tout le monde avait cette fâcheuse tendance à la sous-estimer de la sorte ? C’était vexant. Et extrêmement fatiguant.
“Les parents d’Estelle menacent de porter plainte contre l’école à cause de l’incident de la lettre.
-Vous me l’avez déjà dit.
-Qui a posté cette lettre ? L’une des amies d’Estelle mais laquelle ? Emmanuella ?”
Il lui chatouillait presque irrésistiblement de rendre la pareille à cette brute épaisse, à l’accuser à tort tout aussi injustement mais ô bien plus efficacement. Elle serait renvoyée, oh ça, c’était sûr, dans la seconde, et elle ne l’aurait pas volée non plus. Ça aurait arrangé tout le monde, Kim la première.
Mais si elle devait se faire renvoyer, Kim préférait que ce soit pour lui avoir balancé son poing dans la figure. Qu’elle sache qu’elle avait bien mérité son renvoi et qu’elle ne se cache pas derrière une fausse-accusation pour prétendre être l’ange que Roff dépeignait avec tant d’hypocrisie.
“Je n’en suis pas sûre, mentit Kim. Mais je vais aller parler aux parents d’Estelle, je suis sûre qu’ils sauront se montrer raisonnables si je m’excuse convenablement auprès d’eux.
-Parfait, dans ce cas.”
Parfait pour lui, ça, oui, Kim n’en doutait pas un instant.
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"Ça va aller, lui promit Kim. Explique-leur tes raisons comme tu me les as expliquées, vendredi. J’étais furieuse, j’étais fatiguée, et pourtant, j’ai compris ton point de vue. Ils te comprendront aussi.”
L’oeil apeuré et le pied rebondissant sur le goudron du trottoir, Clara se triturait le bout des ongles qu’elle cassait les uns après les autres. Le ciel était bleu, le soleil réchauffait un peu le sol gelé, et Kim décida que, exceptionnellement, elle choisissait la carte de l’optimisme. Après tout, c’était la dernière de son paquet. Ça devait bien se passer. Elle pariait tout sur Clara et sur l’empathie des parents de sa défunte amie. Ils avaient eu une fille. Une fille qui avait été une jeune femme avec ses propres problèmes, et qui n’avait pas toujours fait forcément les meilleurs choix et qu’on avait martyrisé à cause de ça. Une fille qu’on aurait dû essayer de comprendre, à qui on aurait dû parler et écouter en retour, et une fille pour qui, personne n’avait rien fait.
Si aujourd’hui, au nom de leur fille morte, ils en tuaient une autre alors, Kim abandonnerait tout simplement la partie. Elle ne pourrait rien contre un monde pareil. Elle n’était pas une grande humaniste mais il y avait au moins un moment dans chaque vie où il fallait mettre ses blessures de côté et faire de son mieux, en dépit de son pire.
Kim avait prévu d’accomplir tout précisément ça et elle espérait que les parents d’Estelle suivraient la danse.
“Et s’ils me détestent ? demanda Clara.
-Alors, ils te détesteront. Tu ne peux pas forcer les gens à te pardonner.
-Mais c’est les parents d’Estelle…
-C’est pour cette raison que tu leur dois bien la vérité, non ? Par respect pour elle ?
-Et si je le fais pas ?
-Ils porteront plainte contre l’école, et il y aura une enquête, répéta-t-elle la même explication qu’elle avait déjà exposé cent fois. Tu as piraté mon compte avec ton ordinateur personnel, Clara. Même si je ne te dénonce pas, ils sauront que c’est toi, de toute façon. Réfléchis bien, c’est ta seule chance.”
Clara tourna les yeux sur le grand portail en fer forgé, et ses flèches aiguisées qui pointaient vers le ciel, la belle maison qui les attendait derrière les barreaux.
“Je dois bien ça à Estelle.”
Kim attendit quelques instants pour s’assurer que sa camarade ne changeait pas d’avis puis, elle pressa le bouton de la sonnerie, juste en-dessous d’un écriteau qui annonçait qu’ils se trouvaient chez la famille Legrand. Il ne leur fallut pas patienter plus d’une minute pour que le portail ne s’ouvre électriquement devant elles.
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Clara pleura beaucoup, Monsieur et Madame Legrand aussi. Kim n’eut pas à dire plus de quelques phrases, elle n’était que le garde-fou, de toute façon. Dans ce salon, ce n’était pas une entrevue entre des inconnus mais une réunion de famille. Estelle et Clara se connaissaient depuis leur onze ans, Kim l’apprit au cours de l’après-midi, par conséquent, cette dernière était un peu leur fille par extension.
Ils écoutèrent, le cœur brisé, comment Clara avait gardé subversivement la dernière lettre de leur fille. Ils écoutèrent la profonde détresse qui l’avait poussée à agir ainsi, comme une voleuse dans la maison de sa meilleure amie morte, pour étancher un puits desséché tout au fond d’elle-même qui ne se remplirait plus jamais jusqu’en haut. Elle pouvait verser toutes les larmes de son corps, disait-elle, elle pouvait pleurer des heures durant, elle ne serait jamais autant sèche à l’extérieur qu’elle ne l’était à l’intérieur. Elle s’en voulait tellement, son estomac lui en voulait tellement, tout son métabolisme, il n’acceptait plus que l’alcool. C’était une véritable révolte de l’intérieur.
Mille et une choses hantaient Clara jour et nuit, et il n’était pas vraiment utile d’en faire l’énumération. Une amitié de près de huit ans ne pouvait pas être uniquement rose et blanche. C’était pourtant dingue comme la mort assombrissait tout, et éclaircissait le reste ; Clara avait l’impression de n’avoir fait que le mal pendant qu’Estelle avait déversé tout le bien sur le monde. Toutes les couleurs changeaient et même l’arc-en-ciel était inversé. Les mortels ne pouvaient qu’être impurs face à un ange.
C’était peut-être que les morts n’étaient tout simplement plus à tuer, alors, indulgents, on leur faisait un joyeux hommage enthousiasmé par les adieux.
Monsieur et Madame Legrand en arrivèrent à la grande question qui les avaient tous menés ici, dans ce salon pleins des fantômes suicidaires d’Estelle. Depuis tous les portraits de famille, elle les observait de son regard à la Mona Lisa. Kim les voyait leur jeter des regards en biais.
Mais ils évitèrent tous ses dizaines de yeux lorsque Clara avoua avoir posté la lettre sur la page Facebook de Saint-Paul après avoir préalablement hacké le compte administrateur. La panique mordant sa gorge, elle essaya d’expliquer ses bonnes intentions. Les bonnes intentions derrière les bonnes intentions, et le long chemin sinueux qui l’avait menée à la conclusion que faire tant de mal autour d’elle pour donner la parole à une morte était vertueux.
L’enfer, disait-on, est pavé de bonnes intentions.
Si le Paradis était pavé des mauvaises, Kim comprenait pourquoi ils voyaient tous le monde de travers. A chacun sa perspective, ses plus belles croyances et ses péchés excusables. Il n’y avait pas d’escaliers à incendie, pas d’issus d’urgence en cas de catastrophes. Ils étaient tous coincés dans ce monde incohérent, avec leurs bonnes et mauvaises intentions, et elle était bien incapable de faire le tri. Pourtant, la catastrophe venait.
Même alors que Monsieur et Madame Legrand dirent à Clara de sécher ses larmes et d’être heureuse, même quand ils lui promirent qu’ils comprenaient, qu’ils pardonnaient, même avec les rayons de soleil qui coulaient dans le salon par les fenêtres impeccablement nettoyées, Kim la sentait approcher de son pas de velours.
Les autres ne l’entendaient pas mais Kim avait l’oreille fine, la paranoïa affutée. La catastrophe arrivait et elle se pressait, rien que pour leurs beaux yeux.
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Elles franchirent de nouveau le grand portail et regagnèrent le trottoir, devant lequel la Bentley les attendait diligemment, et le soleil était lui aussi toujours à l’appel, radieux et souriant. Tout s’était passé à merveille, ça dépassait de loin les espérances que Kim avait cru naïvement forger.
Prenant un grand bol d’air frais, Clara se purifiait les poumons, les yeux brillant de mille émotions rivés sur l’azur du ciel.
“Ca fait tellement de bien de tout avouer, confia celle-ci. Merci, Kim.
-Tu ne le dois qu’à toi-même, tu as été très courageuse.”
Elle sourit à Kim avec un peu de fierté, un peu de joie, et une force rebâtie avec ses débris.
“Je veux aller de l’avant, annonça Clara. Je veux vraiment avancer, maintenant.”
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Avouer et avancer, que de grands et beaux principes.
Cependant, et c’était bien regrettable, on n’obtenait pas toujours le pardon pour nos fautes. Il y en avait, des fautes, des pardons, qui restaient et vous rongeaient jusqu’à l’os.