Chapitre 5. rock-n-roll dans le cimetière
“Je n’ai reçu pas un seul coup de fil de Mr et Mme Legrand. Je ne sais pas ce que vous avez fait mais ça a visiblement fonctionné.”
De nouveau convoquée au bureau du directeur, Kim le regardait, impassible, lui présenter son dos avec arrogance alors qu’il contemplait la cour de l’école par la fenêtre comme un seigneur le ferait sur ses terres. Elle avait l’impression d’être sa subordonnée d’une certaine façon ; peut-être assistante ou secrétaire, ou bien, son agent en couverture, sa taupe. Et pourtant, elle ne se rappelait pas avoir postulé pour aucun de ces postes. Si la situation devait prendre une telle tournure, alors elle espérait une dérogation pour la moitié des examens car avec tous ces contretemps, elle bâclait ses révisions. Ou alors, une lettre de recommandation bien garnie.
Il se retourna vers elle et son regard de vautour atterrit droit dans le sien.
“Tu es une drôle de fille, Kimberly. Je me demande bien jusqu’où s’étendent tes compétences.”
Ses va-et-vients entre le tutoiement et le vouvoiement étaient remarquables, quoique légèrement dérangeants, comme s’il ne savait pas se décider. Devait-il l’utiliser ou bien, se méfier d’elle ?
Kim ne répondit rien, elle ne voulait pas spoiler.
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Réappliquant de la poudre sur le côté gauche de sa mâchoire, Kim avait du mal à garder ses soupirs au chaud dans ses poumons. Quel gâchis de maquillage. L'ecchymose commençait à s’effacer, au bout d’une semaine, mais elle se demandait si quelqu’un pouvait voir à travers les couches de poudre beige. Certainement pas, elle était une experte du camouflage.
“Elle t’a pas loupée, cette pute, grinça Cash, à côté d’elle.
-C’est le moins qu’on puisse dire.
-T’inquiète, elle va se faire renvoyer, t’es pas la première qu’elle tabasse. Ça va vite mal finir pour elle. Je te jure, quand je t’ai vu allongée par terre, j’étais tellement énervée, j’ai cru que j’allais la buter.
-Faudra bien qu’elle se calme, conclut Kim. Sinon, pas le choix, c’est moi qui la calmerais.”
Elle referma son miroir de poche en un petit claquement sec et ses yeux gris passèrent avec distraction les rangs qui s’alignaient en contrebas. La prof était en retard de dix minutes, maintenant, et Kim avait l’ignoble sensation de perdre son temps.
Au niveau du plancher, Roff était penché sur le bureau de Sainte Aubépine et exerçait sa dernière passion qui constituait à la harceler jusqu’à ce qu’elle cède à ses avances agressives. Le voisin d’Aubépine n’était autre que le tout récent demi-frère de Kim que son père lui avait offert, quasiment vingt ans trop tard, telle une pochette surprise périmée. Avec toute cette histoire de suicide, Kim en avait totalement perdu de vue sa propre existence catastrophique et elle n’avait pas pu réfléchir à la manière dont elle devrait proécéder pour se débarrasser de Gaëtan, une fois que le cas de Rémi serait empaqueté et réglé. Elle en avait presque oublié son existence, d’ailleurs.
A le regarder fusiller des yeux Roff comme un mari en compagnie de son rival, elle se dit qu’Aubépine pouvait se révéler plus utile que prévu.
“Ouhlà, je connais ce regard, observa Cash avec suspicion.
-Ah oui ? prétendit-elle avec un sourire faussement innocent. Tu connais Aubépine, pas vrai ?
-Un peu, ouais. Par Roff qui lui colle au cul, surtout.
-Elle a l’air intéressante, mine de rien… ça pourrait être cool de la connaître un peu mieux.
-Tu veux dire, faire copine-copine ?”
Son sourire prit des allures légèrement carnassiers, elle le vit dans le reflet des lunettes de soleil que Cash s’amusait à sortir de nulle part pour les jucher sur son nez constellé de tâches de rousseur sombres et prendre un tas de selfie entre deux cours.
“Tu sais que je suis toujours opé pour un peu d’fun, approuva Cash en haussant un sourcil de manière suggestive.
-Ah, je sais…
-Allez, souris, ma diablesse !”
Cash tendit le bras, smartphone au bout, caméra faciale opérationnelle et prête à fusiller, et clac, clac, clac, une nuée de photos toutes semblables et pourtant différentes se numérisèrent, avec les sourires de deux meilleures amies qui se comprenaient en un seul coup d’oeil. Elles savaient toutes deux poser devant un objectif, et elles savaient tout aussi bien le dévier, elles l’avaient appris toute jeune. Comment dissimuler leurs secrets au fond de leurs yeux, en de longues ombres chinoises qui charmaient les curieux sans qu’aucun n’arrive à voir derrière le rideau.
Le monde n’était pas bien distrayant sans une meilleure amie -photo ou pas photo, Kim ne souriait sincèrement jamais que pour elle.
Cash ajouta quelques filtres à leurs photos pour atténuer les quelques défauts que même le maquillage ne suffisait pas à totalement recouvrir, avant de les publier sur Instagram. Parfois, Kim se demandait quand est-ce que la réelle évolution arriverait. Quand est-ce qu’on apprendrait aux enfants qu’ils n’avaient pas à être parfaits sous tous rapports, qu’on leur enseignerait à aimer leurs défauts plutôt que de les renier. Qu’on leur dirait que ça irait mieux si, à la place de se tirer à quatre épingles aiguisées et de corriger les angles à coups de marteau-piqueur pour que les autres les aiment, ils choisissaient plutôt de s’aimer eux-même avant d’aimer les autres.
Kim aurait voulu que ses parents lui apprennent ça avant de l'assommer avec l’ambition de la réussite complète. Maintenant, c’était trop tard, le mauvais code-source la définissait. Elle avait beau connaître le virus, elle ne pouvait pas craquer son propre système avec des outils qu’elle ne possédait même pas en rêve.
Au bout du compte, elle était juste formatée comme ça ; le cheval de Troyes hennissait en elle sadiquement et elle s'auto-détruisait avec lassitude.
Robot Kim, ordinateur central en surchauffe pour cause d’une surcharge d’onde négatives, demande d’auto-destruction, réinitialisation impossible -je répète, réinitialisation impossible, demande d’auto-destruction.
L’adjointe du proviseur entra alors par la porte de la classe laissée grande ouverte, et par la suite logique des choses, elle entra également dans son champ de vision, faisant s’évanouir les pensées railleuses et dépressives de Kim en un nuage sombre et métaphorique. Tremblante et pâle comme la mort, l’adjointe semblait lutter pour échapper à un cauchemar.
Quand elle apprit à Kim devant tous ses camarades qu’elle était convoquée chez le directeur, elle comprit mieux pourquoi.
Kim aussi trouvait que ça ressemblait étrangement à un cauchemar.
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“Emmanuella a fait une crise d’hystérie, en l’apprenant. Nous avons dû appeler une ambulance pour qu’elle soit transportée à l’hôpital. Ils viennent d’appeler, elle a été mise sous sédatifs.”
Le soleil qui brillait par les fenêtre la rendait doucement folle, la narguant avec des souvenirs qui semblaient plus anciens qu’ils ne l’étaient. Seulement deux semaines s’étaient écoulée, et c’était déjà reparti pour un tour. Quand était-elle montée dans un manège temporel, qui tournait et tournait, sur fond de musique de film d’horreur angoissante ? Elle n’avait pourtant payé aucun ticket.
“Où a-t-elle été retrouvée ? s’entendit-elle demander.
-Clara ? Derrière le bâtiment C, à côté des poubelles. D’après la police, il semblerait qu’elle se soit suicidée dans la nuit en sautant du toit. L’un des jardiniers a trouvé son corps, ce matin.
-Pourquoi serait-elle venue en pleine nuit à l’école pour se suicider comme ça ? Et la porte du toit est bien fermée à clé, non ? Comment elle aurait pu y accéder ?
-Est-ce que j’ai l’air d’un nécromancien pour vous, Melle Termencier ? Comment voulez-vous que je le sache ? s’agaça-t-il. Surement qu’on a oublié de la verrouiller, ou alors qu’elle les ait volées, ou qu’elle ait crochetée la serrure-
-Il y aurait des traces !
-Et il y en a peut-être ! La police ne m’a pas encore fait un rapport complet. Je ne vous ai pas convoquée pour que vous meniez l’enquête.”
Assise tout au fond de sa chaise, Kim regardait le directeur comme s’il lui demandait d’aller faire un tour sur Jupiter pour développer le commerce intersidéral.
“Et pourquoi alors ?
-Vous êtes la présidente du comité des élèves.
-Je ne suis pas la présidente du comité des suicidés !
-Ecoute-moi bien, Kimberly,” changea-t-il aussitôt de ton.
Elle se raidit alors qu’Augustin s’appuya fermement sur son bureau -il était debout, visiblement incapable de rester assis- et qu’il plissa son regard sur elle.
“Deux suicides en deux semaines, tu crois que ça va bien passer ? Les élèves vont paniquer, les parents vont leur faire changer d’école et Saint-Paul sera réhabilité en asile psychiatrique avec une histoire glauque à raconter aux patients. Tu comprends bien qu’il en est hors de question, pas vrai ?
-Et qu’est-ce que je peux faire ?
-Distraie-les.”
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“C’est dommage qu’Emma ne soit pas encore revenue à Saint-Paul, ironisa Roff. C’est son groupe préféré.”
Glacée dans sa contemplation, Kim se tenait au bout du large et long corridor du Bâtiment C, placardé d’affiche pour le concert privé qui aurait lieu à Saint-Paul, ce samedi soir, en hommage à Clara. Emma et Clara ne partageaient donc pas seulement Estelle mais aussi leur groupe de pop-rock préféré. Quelle amitié.
Denis et Kim étaient restés debout pratiquement toute la nuit durant pour arriver à joindre les Rocky Battlers et organiser un concert d’urgence. Ils avaient longtemps hésité à décaler toute leur tournée pour eux mais ils ne pouvaient pas décemment refuser -un million d’euros versés généreusement par Saint-Paul et la ville d’Aubéry- d’honorer le départ tragique de l’une de leur plus grande fan. Aubéry se réjouissait déjà d’accueillir les rockeurs anglais, et les enterrements de Clara et d’Estelle n’étaient plus qu’un moindre mal.
Le gros coup de pub pour Aubéry était un plaisir raffiné qui ravissait ses fiers habitants, et surtout le futur beau-père de Kim, le maire qui lui avait envoyé un mail plein de compliments et de remerciements pour son implication motivée. Et pour Rocky Battlers, ce petit groupe à peine connu, Kim était certaine qu’ils ne regrettaient pas leur décision ; sur les réseaux sociaux, leurs fans avaient triplé en nombres et les traitaient en héros depuis tous les coins de la planète. Un concert en hommage pour une fan disparue trop tôt ? Quel meilleur coup de pub ?
“Je lui garderai des autographes, répliqua Kim en regardant une fille arracher l’une des affiches avec toute l’excitation d’une fangirl. Et peut-être même un t-shirt dédicacé.
-J’arrive pas à y croire…,” grinça Roff.
A dire vrai, Kim non plus. Elle revoyait Clara sourire au ciel et déclarer qu’elle se sentait tellement mieux, qu’elle voulait avancer. Pourquoi Kim se retrouvait-elle, quelques jours plus tard, à balayer le théâtre de son suicide ? Ça ne suivait aucune logique, ça n’avait pas l’ombre d’un sens.
Roff la laissa plantée là et Kim ne bougea pas d’un pouce jusqu’à ce que la cloche ne sonne.
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“Okay, guys, so we wrote a little song for Clara, it’s called “so far from home”, I hope y’all gonna like it and that she gets to listen to it, wherever she is now, annonça le chanteur, au devant de la scène. C’est pour toi, babygirl !”
Son accent français siffla dans le micro mais personne ne grimaça, et le batteur marqua le début de la chanson spéciale de deux-trois coups de baguettes, avant que le guitariste et le bassiste ne s’en mêlent. I’ve always wanted to leave, chanta-t-il et les bras du public se hissèrent en l’air, des smartphones lumineux pleins les mains pour enregistrer le moment. Kim se demandait comment ils faisaient tous pour ne pas avoir de crampe.
I’ve always wanted to leave, but oh, I didn’t know any place to go, any place to hide.
Le manager du groupe était à ses côtés, gai comme un pinson, et Kim avait un mal de fou à s’empêcher de le foudroyer des yeux, elle qui se traînait encore la fatigue de la nuit blanche qu’elle avait passé à négocier avec lui. Si c’était pour être aussi heureux, à quoi bon s’être montré si difficile ?
Ils étaient lui et quelques invités VIP, dont le maire et Rémi qu’elle ignorait de ses sourires hypocrites, dans l’une des loges qui surplombaient l’énorme salle de concert d’Aubéry. C’était après tout leur mascarade, il était donc naturel qu’ils président.
“Aren’t you their fan too ? l’interrogea le manager d’un coup.
-No, I’m not.”
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“Je ne saurai jamais comment te remercier, Kim, lui confia Stacy. C’est merveilleux.”
Et on pouvait lui livrer une éternité en colissimo, Kim ne saurait jamais comment répondre à ça. Aussi se contenta-t-elle d’acquiescer alors que les Rocky Battlers refaisaient leur apparition suite aux encores de la foule. Le concert touchait à sa fin, mais tout le monde aimait abuser des bonnes choses.
Stacy aussi avait eu le droit de profiter du spectacle depuis la loge VIP mais elle était restée silencieuse tout le concert durant, comme plongée dans une prière sans fin, et personne n’avait osé la déranger. Visiblement, elle était sortie de sa transe et s’était levée pour rejoindre Kim qui était assise tout devant. Elle ne l’avait pas remarquée avant qu’elle ne se mette à parler.
“Clara aurait adoré, poursuivit Stacy. Ca a dû être compliqué pour toi de rendre tout ça possible.”
Elle fut un moment transportée quelques jours en arrière, ce soir-là où Clara lui était tombée dessus au Pub pour la remercier de lui avoir permise de rendre hommage à Estelle sur Facebook. Exactement le même genre de remerciement, imprégné de désespoir et de détresse, et dont Kim ne voulait pas. Des remerciements qui lui filaient tout à la fois la migraine et la nausée. Il lui brûlait de leur dire la vérité, qu’elle ne faisait pas ça pour elles, mais simplement parce qu’il fallait bien que quelqu’un nettoie le sang après un massacre. Elle redorait le blason de Saint-Paul et redonnait le sourire aux élèves, elle apaisait les esprits coupables, et elle évitait un cataclysme.
Avait-elle l’air si angélique ?
Ce n’était pas parce qu’elle faisait les choses biens qu’elle les faisait automatiquement pour les bonnes raisons. Ah, si seulement le monde pouvait être ainsi, personne ne croirait au paradis après la mort, ils voudraient juste vivre éternellement.
Mais les gens avaient parfaitement conscience du monde dans lequel ils étaient nés. La preuve, ils se suicidaient à la chaîne.
“Je suis une bonne négociatrice”, préféra-t-elle répondre.
Stacy sourit avant de soupirer, les yeux retournant à la scène où les Rocky Battlers assuraient les dernières minutes du show. Pour conclure le concert, ils interprétaient une seconde fois leur titre pour Clara. Derrière eux, la photographie la plus flatteuse de leur regrettée camarade étincelait sur les immenses écrans surélevés.
“J’ai du mal à prendre conscience qu’elle est partie, avoua-t-elle. Il y a eu l’enterrement, les mots d’encouragements et tout le reste. C’est dur de s’occuper d’une fille morte.”
I’ve always wanted to leave
but I was already so far from home
Why should I live ?
Any, any, any fucking longer
Stacy eut un petit rire et ajouta :
“Mais ça ne peut pas être beaucoup plus dur que de s’occuper d’une fille vivante, non ?”
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Quand Kim regagna son lit, ce samedi soir, elle crut qu’elle pourrait enfin fermer les yeux et éteindre un bon coup la réalité, tout déconnecter, mais le réveil près de son lit affichait 1h36 du matin en chiffres rouges, et il n’était pas encore temps de dormir. Son téléphone la rappela à l’ordre, vibrant et retentissant ; d’un coup d'œil à l’écran, elle fut assise, droit comme un poteau, dans son lit.
M. Termentier appelait sa fille anciennement unique. Où pouvait-il être pour que, additionné au décalage horaire, ce soit une heure décente pour appeler quelqu’un ?
“Allo ?
-Je serai à la maison, après-demain soir, j’ai pris une importante décision que je meurs d’impatience de t’annoncer.
-Alors, vas-y, annonce-la moi.
-Comment je pourrais te faire ça ? Tu sais que Papa ne gâche jamais une belle surprise pour sa fille adorée.”
Non, sans blague ?
D'habitude, je suis pas trop fan des cliffhanger trop affiché. Mais là, ça correspond plutot bien à l'image que je me fais du père. un peu sadique sur les bords.
Au plaisir de lire la suite
Ah oui, là, c'est le personnage du père qui aime juste faire jouer le suspense !
Merci encore pour ta lecture et tes commentaires, Arno !