Alessia et Maria
« Vous vous souvenez de ce que Jésus répondit à Saint-Thomas, que bienheureux sont ceux qui ont cru sans avoir vu ? […] Euh - Pour moi, un miracle c’est aussi la preuve d’un sens, le témoin que Dieu n’est ni passif, ni absent, ni même appréhendable pour des êtres comme nous. Il sait des choses que nous ne savons pas, agit en conséquence, et nous le suivons car nous avons foi en sa grandeur. Il n’y a pas à craindre la foi aveugle, et cela n’empêche pas notre envie de comprendre les voies si savantes de notre Seigneur. Le Péché Originel a été pardonné après tout … »
Alessia répondant aux questions des orphelins de la Dolce Lupe à propos des miracles, 1880
Mais avant que William ne soit enfermé dans ce Puits d’Ombre, avant qu’Arcturus ne décolle d’Amsterdam, Jasper Pleyelle se réveillait dans une petite infirmerie pour découvrir avec plaisir qu’il n’était pas mort, et qu’une adorable adolescente aux longs cheveux blonds et aux grands yeux verts fixait son visage, accoudée aux bords du lit où il gisait.
— Ah ! Reste-là ! Je vais chercher Maria ! » lâcha Anastasia en s’empressant de quitter la pièce où l’Alsacien reprenait conscience, et d’où il ne risquait pas de partir puisqu’il s’agissait visiblement de l’infirmerie de sa patronne. D’ailleurs, il eut à peine le temps de le réaliser qu’il croisait déjà le regard de ses compagnons.
— T’es enfin réveillé ? » lui lança Alessandre, juste à sa gauche, sur l’un des deux lits qu’il occupait avec Théodose - tandis que Tyr et Marco-Aurelio gisaient inertes sur les deux autres.
— J’ai dormi si longtemps que ça ? » demanda-t-il, en ramenant son regard vers ses deux amis car la vision des comateux le mettait mal à l’aise, pour apprendre que Raphaël était déjà sorti et que ce n’était qu’à cause de Maria qu’Alessandre restait au lit.
— Il fait le con là, mais il grognait encore de douleur il y a quelques heures. Il faut que nous récupérions encore un peu. Quant à toi, Maria voudrait t’examiner en détail avant que tu sortes de ce que j’ai pu comprendre. » corrigea Théo, sans que le Provençal ne conteste, préférant rire aux plaisanteries de Jasper sur cette coquine de Maria qui voulait l’examiner en détail.
Bien sûr, l’Alsacien demanda ensuite si elle allait bien, tant il peinait à se souvenir de ce qu’il s’était passé après que le Démon de Verdun décapité eut commencé à hurler - tout comme Alessandre.
Heureusement, Théo se souvenait très bien de ce qu’il s’était produit pendant qu’il agonisait sur la plaine cendrée, du fait que son camarade avait achevé le monstre en sauvant sa bien-aimée, ce qui ne manqua pas de réjouir niaisement ce dernier. Avec l’aide des quatre autres mercenaires, elle avait soigné sa troupe dans la foulée, avant de rejoindre leurs montures pour quitter le champ de bataille sans délai, furieuse de voir son étude interrompue dès la première chasse. Les retrouvailles n’allaient donc pas être aussi joyeuses que prévues, elle n’avait pas du tout aimé sa prise d’initiative ratée, et il pouvait oublier les remerciements ou les félicitations, malgré son tableau de chasse presque parfait. Néanmoins, Jasper pouvait au moins se consoler du résumé que Théodose lui fit ensuite, celui de la bataille remportée et des conséquences de leur mission réussie. Finalement, les mutants n’avaient laissé que des rumeurs derrière eux, toute l’opinion préférait se focaliser sur les rats, corbeaux ou chiens anormalement massifs qui rôdaient près des tranchées, ainsi que sur la suite de la guerre. Car Gabriel avait mené sa stratégie d’une main de maître : attirer ses ennemis dans les failles qu’il laissait à midi, les fixer dans les tranchées et les bombardements du crépuscule, puis les briser par les charges de ses meilleurs atouts durant la nuit. Avec la thérapie de Maria disposée aux bons endroits, les Germains eurent beau résister avec courage, le choc fut si terrible que la contre-offensive devait retraverser le Rhin sans tarder, afin de se reformer. C’était la pire défaite qu’il pouvait imaginer et un massacre sans-précédent, y compris du côté français bien que ça ne suffise pas à consoler les États-Majors impériaux, surtout lorsqu’ils comprirent que le brillant stratège comptait pousser l’avantage jusqu’au bout, en les suivant pour porter les ravages en Allemagne. Évidemment, ce renversement de situation ne manqua pas de faire réagir Alessandre, pour une fois que ce n’est pas chez nous que se passe la guerre, il était temps. Mieux, tel que Théo s’empressa de l’ajouter, c’est peut-être même le début de la fin pour cette guerre, une fin qui serait favorable à sa patrie cette fois, même si Jasper avait déjà lâché cette discussion pour tourner son regard vers sa droite, où Tyr gisait si profondément endormi qu’il donnait à peine l’impression de respirer.
Il resta ainsi pensif pendant quelques secondes, complètement déconnecté de la conversation, partagé entre milles questions, jusqu’à ce qu’il ne décide d’en proposer une à ses deux compagnons.
— Vous pensez qu’il peut nous entendre ? » lâcha-t-il tandis qu’ils ricanaient tous deux à une bonne plaisanterie.
— Bah si c’est le cas, il doit bien se marrer vu notre dégaine ! Mais on arrive mon gars ! On a juste trébuché en chemin ! » lança le Provençal, avant que Théo ne reprenne plus sérieusement, il s’était posé la même question tout à l’heure. « Et du coup, le verdict ?
— Je n’en sais rien et je ne peux pas le savoir. Mais dans le doute, il vaut mieux le faire, ça j’en suis sûr, ça ne peut pas faire de mal. Qu’est-ce que tu aurais à lui dire ? » lui suggéra-t-il donc, pour que l’Alsacien ne décide de s’y essayer.
Ainsi, Jasper confia à Tyr qu’il avait foi en Maria, qu’elle travaillait d’arrache-pied et qu’ils servaient ses recherches afin qu’il puisse re-goûter à la vie au plus tôt, que son coma ne serait que son plus grand sommeil, et le prélude d’un réveil plus beau que jamais.
Alessandre ajouta même à son camarade qu’il deviendrait un putain de surhomme dans une capitale française en paix et débordant d’alcool ou de prostituées, pour que Théodose lui rappelle que Tyr n’était pas aussi extravagant que lui, sous les ricanements de Jasper qui crut alors distinguer quelque chose sur le visage de son ami. C’était un sourire, s’étonna-t-il en se redressant pour mieux voir, avant de réaliser qu’il ne s’agissait vraisemblablement que d’une impression, de sa propre envie qui lui jouait des tours. Je vais avoir besoin d’un peu de repos moi-aussi, ironisa-t-il, en se replaçant dans le confort de ce lit dont il n’allait pas profiter bien longtemps, puisque des pas commencèrent bientôt à résonner dans le couloir de l’infirmerie, approchant de la porte avec une cadence inflexible qu’il reconnaitrait entre mille. D’ailleurs, celle-ci s’ouvrit aussitôt car, après tout, la propriétaire n’avait pas à frapper aux portes de chez elle, d’autant plus qu’elle semblait très occupée, et déjà bien agacée. À l’inverse, Alessia suivait son amie à la semelle en parvenant tout juste à se retenir de rire en la regardant.
Enfin, si Jasper craignait le sermon qu’il risquait de prendre, il ne pouvait s’empêcher de sourire niaisement en la revoyant, sans que ça ne lui décroche autre chose qu’une mine impassible.
— Enfin, tu es réveillé, Jasper.
— Désolé, le lit est très confortable.
— Ravie de l’entendre, mais ne commence pas ce jeu-là maintenant, ce n’est vraiment pas le moment. » expédia-t-elle sobrement, avant de se racler la gorge pour continuer sur un ton plus sévère. « Nous parlerons de tes écarts en privé, néanmoins sache que je n’accepterai pas que tu te permettes d’interpréter mes ordres comme tu l’as fait. Quels qu’ils soient. Suis-je bien claire ? »
— Oui, je m’excuse. J’ai fait une erreur de jugement mais je voulais simplement t’être le plus utile possible et je ne voulais pas te réveiller pour rien. » lui sourit-il tendrement avant que le sermon ne tombe et qu’il change d’expression.
— Ah non ! Tu ne vas pas commencer à me traiter comme une gamine ! Je suis ta supérieure, c’est moi qui décide de ce qui est utile ou non ! C’est clair ça aussi ?!
— Euh – Compris. » lâcha-t-il d’un air penaud, sous les rires contenus d’Alessandre, de Théo ou d’Alessia qui se lançaient des regards furtifs à la vue du pauvre Jasper, d’autant plus que le blâme ne faisait que commencer – et que ce n’était que la partie publique de son engueulade.
Car le véritable sujet de la colère de Maria, ce n’était ni l’insouciance présente de son serviteur, ni même sa prise d’initiative abusive.
Visiblement, Jasper n’avait toujours pas conscience de ses erreurs, il ne s’était même pas posé de question sur les conséquences de sa pitié - une chose qu’elle tenait en horreur. Mais elle le lui confirma sans trembler, le premier mutant qu’ils avaient affronté, c’était le soldat que Jasper avait naïvement cru sauver, au mépris des indications de sa patronne. Évidemment, elle se fichait bien que cela ait causé le massacre des soldats allemands présents, seulement ça n’enlevait rien au fait qu’il soit responsable de leur échec, une erreur qui aurait pu coûter la vie à tout le monde si elle n’était pas intervenue à temps. Certes, l’éclosion de ce mutant avait probablement attiré le second, l’Archère des tranchées, mais la Française du Conseil préférait croire que ses hommes auraient dû la retrouver autrement.
Bref, il n’y avait même pas une circonstance atténuante à cette faute, ce crime même, tel qu’elle lui asséna sans balbutier, si tu veux diriger, sois en digne ou ne fais rien, je ne t’avais rien demandé.
— Très bien … désolé. Je ne soupçonnai pas que ça puisse avoir des effets aussi dramatiques. J’apprendrai, à tes côtés pour ne plus faire d’erreur, si tu me le permets, je te le promets. » conclut-il habilement avec l’air le plus assuré possible, au point de paraître l’avoir convaincue – à moins que ça ne soit le très fin éclat luisant dans les fêlures écarlates de ses yeux qui ait attiré son attention.
— Bien … Nous en rediscuterons de toute façon, tu as menti à Raphaël et ça aussi ce n’est pas tolérable. » lui concéda-t-elle en peinant à tenir ce ton strict, avant d’enfin céder à sa curiosité trop longtemps contenue. « Hem ! - Bon. Voyons voir tes yeux maintenant ! Les autres ont dit qu’ils avaient luis, il s’est passé quelque chose n’est-ce-pas ? Qu’est-ce que tu as ressenti ? » reprit-elle d’un air enthousiaste qui changeait du tout au tout, en s’approchant de lui pour l’étudier attentivement, tandis qu’Alessia l’imitait avec son petit carnet et son stylo. Et même si l’Alsacien s’étonna de tant d’attention soudaine, il se laissa bien volontiers observer le fond des yeux par les deux jeunes femmes, curieux de ce qu’elles cherchaient à y voir plus que son regard - brillant plus que jamais maintenant que sa patronne chuchotait si près de ses lèvres … « Une large balafre rouge, scintillante, crépitante comme de la braise, s’arrêtant à la prunelle, doublée d’une couche de blanc, visqueux et pâle, d’un petit millimètre environ, presque deux pour la fêlure rouge … » décrivait-elle calmement à Alessia, jusqu’à ce que cette dernière ne commence à s’écarter d’un un air inquiet.
— C’est terrible … » déclara-t-elle platement, pour que les fines lueurs dans les yeux de l’Alsacien ne refroidissent immédiatement, au grand agacement de Maria qui s’empressait de lui dire que c’était très bien, tout en le plaquant contre son lit pour lui avouer qu’ils étaient les plus beaux qu’elle ait jamais vu – les faisant ainsi scintiller de plus bel.
Pourtant, ça n’avait rien de fascinant tel qu’elle le disait en continuant son observation, et Alessia n’allait pas retenir ce secret à son patient, puisqu’il allait devoir vivre avec pour le restant de ses jours : il était un dangereux mutant.
Cette fêlure rouge et blanche dans chacun de ses iris en était le symptôme le plus visible, c’était la preuve que son organisme avait été altéré jusqu’à son génome, que son humanité profonde avait été touchée par ses élans de bravoure. En somme, tu n’es plus vraiment humain, en conclut la Religieuse avec toute la peine du monde sur son visage, soit l’exact opposé de sa collègue qui s’empressait de rassurer son patient, de le féliciter même. En réalité, tu es un homme nouveau, un vrai, lui confia-t-elle de sa voix la plus douce, en souriant à la vue de l’espoir qu’il représentait à ses yeux, il était l’avenir. À vrai dire, il était même tout ce qu’elle pouvait attendre d’un Homme, ce qui ne manqua pas de le faire rougir avec niaiserie.
— Et il est aussi bête qu’avant, il n’y a aucune séquelle psychologique, c’est parfait ! » se redressa-t-elle toute fière, en laissant sa place à sa collègue. « Alessandre a eu beau nuancer, Théo m’a dit que Jasper avait soudainement fait preuve d’un talent extraordinaire. C’est cette évolution qui en est la cause, pas les capacités innées de cet idiot. Dans son état, les capacités du LM sont encore décuplées, sa symbiose améliorée, qui sait ce dont il est capable à présent, et surtout ce qu’il pourrait développer à l’avenir ?
— Justement. Il est aussi plus vulnérable à la mutation que n’importe qui. La destruction de l’iris est le symptôme précurseur de la mutation grave, il est au bord de celle-ci. J’ignore comment pourrait réagir ton organisme à l’avenir, Jasper, et je compatis profondément mais … ce n’est ni anodin, ni fascinant, Maria. » continuait d’insister Alessia, sans paraître convaincre sa camarade, puisque les subtilités de la mutation sont encore trop méconnues pour tirer ce genre de conclusion. « Amen … J’espère au moins que tu ne souhaites pas le soumettre à des expériences. »
Soudainement, Jasper perdit alors tout ce qui pouvait rester de son assurance, jusqu’à ce que sa patronne ne les rassure tous les deux, à sa manière.
Bien sûr, elle ne comptait pas en faire son nouveau cobaye, c’était bien trop imprévisible avec un Altéré, trop risqué pour les maigres moyens de son laboratoire personnel. Ensuite, elle dut également le convaincre qu’il n’allait pas se transformer en monstre au premier coup de stress, ni la prochaine fois que le LM monterait en lui, tout comme Hans n’avait succombé à cette horreur qu’une fois aux portes de la mort, après plusieurs injections successives et abusives. Néanmoins, l’Alsacien le compris fort bien, personne ne semblait savoir ce qui pouvait lui arriver désormais, il était comme une espèce humaine inconnue, au point que Maria se désole que William n’ait pas poursuivi son espionnage au sein du RFA militaire – le Département Impérial devait en savoir beaucoup à ce sujet. Heureusement, son altération paraissait aussi avoir ses avantages, des bienfaits sur lesquels Jasper ne crachait pas, et entendre les deux savantes parler de lui comme un futur surhomme n’était pas pour lui déplaire.
L’avenir n’attendait que d’être saisi, même si ses compagnons le ramenèrent très vite à la réalité de son métier.
— Ça veut dire que la prochaine fois qu’un méchant allemand pointera le bout de son nez, t’as intérêt à assurer ! » en conclut finalement Alessandre, visiblement jaloux de son ami, avant qu’une voix timide ne les interrompe depuis l’embrasure de la porte.
— Il va bien ? On va pouvoir partir en voyage alors ? » demanda poliment Anastasia en avançant sa tête par-delà la porte d’où elle écoutait tout, avec le chat dans les bras.
— Tu nous espionnes ? » s’agaça aussitôt son aînée, en se retournant vers sa cadette qui disparut aussi sec, ne laissant que Moustaches pour se lécher la patte. « Et reprends le chat avec toi quand tu t’enfuis ! » lança-t-elle pour qu’Alessia ne vienne prendre la pauvre bête dans ses bras.
— En tout cas, j’espère que vous serez vite remis sur pieds pour venir profiter d’un peu de vacances avec nous. » déclara-t-elle aux trois mercenaires, à la grande surprise de Jasper qui n’avait plus entendu ce mot depuis longtemps, c’est à se demander si Maria n’a pas muté elle-aussi.
Pourtant, il faut croire qu’il lui arrivait de céder à elle-aussi, même si elle avait du mal à le reconnaître, même lorsque la Florentine répéta ses arguments.
En plus d’être encore jeune, Anastasia était une adolescente bien éduquée, et la religieuse ne cessait de répéter à quel point une ambiance funeste de guerre et de complots pouvait particulièrement nuire à son épanouissement. Au contraire, elle avait besoin de sortir, d’entendre la musique et de voir des paysages radieux, sinon elle finira romancière et dépressive au lieu de faire naître les sourires avec son art. Alors pour éviter ça, son aînée acceptait de laisser ses recherches en pause, de se satisfaire des derniers correctifs apportés à sa thérapie, elle consentait même à ne pas revenir sur ce qu’elle avait concédé à son retour de Verdun : si Jasper était rétabli dans les prochains jours, elles partaient en vacances. D’ailleurs, Alessia avait choisi une destination parfaite pour offrir des grands espaces calmes aux deux sœurs, elle comptait les emmener au Portugal, au petit village rural de Fatima plus précisément, entre Lisbonne et Coimbra. Là-bas, elles seraient tranquilles pour décompresser et profiter d’un pays en paix, d’un cadre apaisant de petites plaines coupées par des collines boisées qu’elle avait déjà visité une fois. En fait, la péninsule ibérique était presque le second pays de l’Italienne, tant elle s’y était souvent rendu, que ce soit en Espagne ou au Portugal. Et ces vacances ne pouvaient pas attendre, puisqu’elle avait récemment reçu du Cardinal Paolo sa convocation pour le Synode qui devait se tenir à Rome dans quelques mois. Bref, c’était le moment ou jamais, seulement Jasper sentait qu’il y avait une autre raison.
S’il admettait avec plaisir que Maria puisse s’accorder une pause, il avait du mal à l’imaginer sous le soleil du Portugal plutôt que dans une station balnéaire du nord de l’Europe, où se pressaient toutes les dames en quête d’un air vivifiant. D’autant plus qu’il savait pertinemment que sa patronne craignait le bronzage comme des verrues et les paysans comme des barbares, alors ce n’était ni le soleil ni la paix de la campagne qui l’attirait là-bas. Non, c’est la bêtise humaine qui me commande de venir en finir avec elle, ironisa-t-elle en souriant, laissant Alessia soupirer d’une telle médisance envers l’évènement qui avait décidé de leur lieu de vacances : une apparition de la Sainte Vierge Marie, offerte à trois petits bergers du village. Celle-ci ne datait que de quelques jours, mais toutes sortes de rumeurs circulaient déjà à son sujet, dans toute l’Europe, et bientôt au-delà, attisant la curiosité des deux dames du Conseil. Évidemment, la Florentine était persuadée que le miracle était authentique, pendant que sa collègue supposait déjà que ce soit l’œuvre du LM, ce qui ne manqua pas d’ouvrir de nouveaux débats auquel Jasper dut assister sans rien dire, voyant ses deux amis quitter enfin l’infirmerie – non sans le narguer au passage.
Et cette discussion continua jusqu’au repas avec Anastasia et Henri, lui-aussi vaguement catholique du fait de son éducation polonaise bien traditionnelle. D’ailleurs, cette affaire fascinait tellement Alessia qu’elle parvenait à en oublier toutes ses autres inquiétudes. Certaines rumeurs disaient que la Sainte Vierge Marie devait se manifester à nouveau, d’autres propageaient qu’elle avait déjà confié trois secrets capitaux aux bergers et qu’elle ne reviendrait que dans le ciel afin d’y laisser un signe aux incrédules, tandis que les plus fantaisistes prétendaient qu’un ange était également apparu aux enfants. Quoi qu’il en soit, l’Italienne sentait qu’elle devait s’y rendre, que cela concernerait sa quête de vérité, si bien qu’elle faillit s’endormir sur les divers articles de journaux qu’Henri lui avait rassemblés ces derniers jours – tant elle était occupée à rattraper les erreurs de sa collègue.
Ainsi, c’est dans sa cabine du tout nouveau Sud-Express qu’elle crut naïvement finir sa nuit, en compagnie de Maria et d’Anastasia, déjà en train de la réveiller tandis qu’elle franchissait la Loire.
— On joue à un jeu ? J’ai apporté des cartes !
— Euh – J’aurais préféré dormir un peu. » essaya-t-elle de se défendre, sans que ça ne décourage la cadette. « Bon, demande à Maria.
— Non, merci. Je lis. » expédia-t-elle, en levant tout juste le regard de son roman d’un air malicieux quand Alessia lui répondit qu’elle n’allait pas rester dans son coin. « Si, justement, son jeu de cartes favori ne peut se jouer qu’à deux, bonnes vacances.
— Dans ce cas, faite la première partie, je jouerai après. » lui répliqua-t-elle pour que l’air certain de sa collègue ne disparaisse, tout l’inverse de sa petite sœur.
— C’est l’heure du duel ! » s’enthousiasma la jeune fille en sortant de son sac toute une collection qui faisait soupirer son aînée, au pied du mur.
Heureusement, les jeux ne durèrent pas bien longtemps, jusqu’à ce qu’elles ne commencent à discuter de l’Espagne ou du Portugal, deux pays dont Anastasia savait assez peu malgré sa curiosité ou ce qu’elle apprenait de ses précepteurs.
Il est vrai que les Royaumes ibériques semblaient plutôt à la traîne vis-à-vis des autres grandes puissances européennes, plusieurs de leurs colonies américaines s’étaient émancipées et les richesses n’affluaient pas autant qu’autrefois, mais cela avait clairement changé depuis quelques années, lorsque le LM avait débuté sa propagation dans le pays dès les années 1870. À présent, ils étaient lancés dans cette même course à la prospérité que leurs voisins, les souverains avaient soutenu la diffusion du LM à tous les secteurs de la société, afin d’offrir cette impulsion d’aisance et de bonheur à leurs peuples. Les deux États coulaient des jours heureux à l’écart de la guerre, si bien qu’Anastasia pouvait le voir depuis sa fenêtre, au travers d’un Pays basque hyperactif, d’une Tolède ultra-moderne, d’un Madrid surpeuplé jusqu’à la richissime Lisbonne. Et tout le long de ce voyage, Alessia put lui raconter toutes les histoires ou les anecdotes qu’elle avait sur chacune des régions qu’elles traversaient, de leur passé à leurs légendes. Quant à Jasper et sa bande, le voyage se passa sans le moindre problème, même lorsqu’ils se retrouvèrent à partager une charrette avec les bagages, à l’arrière de la diligence de leur patronne, bien occupés à plaisanter et picoler sous un soleil radieux. D’ailleurs, Maria devait encore sortir la tête de la fenêtre pour leur dire de faire moins de bruit, lorsqu’elle aperçut leur destination à l’horizon, du haut de la dernière petite bute précédant Fatima.
Cerné par des collines boisées, presque inséré dans ce couloir qu’elles offraient, ce vaste village ne regroupait qu’un demi-millier d’âmes en additionnant tous les lieudits des environs, mais il avait tout de même fière allure, vivant hardiment d’agriculture et d’artisanat dans une paix séculaire. Sans compter qu’il avait reçu l’aide de nombreux pèlerins, afin de finaliser les festivités devant célébrer les apparitions sacrées - dont plus personne ne semblait douter ici. Mais ça, c’était ce que voyait Alessia, car Maria ne manqua pas de qualifier cette bourgade comme aussi misérable que la plus pouilleuse des campagnes polonaises, certainement pas un endroit où passer des vacances. Enfin, elle ne pouvait plus reculer maintenant, d’autant plus que sa cadette semblait déjà conquise par la vue très bucolique de ces hameaux, débordant d’activité en cette fin du printemps, autant affairé à prier leur Madone qu’à préparer les prochaines moissons. En plus, elle devait bien avouer que sa collègue italienne n’avait pas entièrement tort au sujet de sa petite sœur. À force de la couver dans un bel hôtel parisien, en choisissant méticuleusement ses relations dans la plus conservatrice des aristocraties qui subsistait en République, Anastasia ne connaissait presque rien des campagnes, de la vie que les gens y menaient, au point de ne même pas comprendre la moitié de ce qu’ils faisaient tant ils lui paraissaient étrangers.
Peut-être que de voir ces cul-terreux aura au moins le mérite de faire taire une fascination qu’elle pourrait développer pour eux, s’était-elle convaincue en jetant des regards au pauvre bourg où sa voiture entrait, il ne faudrait pas qu’elle s’entiche des miséreux et devienne socialiste comme William, ou chrétienne comme Alessia …
— En revanche, tu aurais pu trouver un autre endroit où loger que leur église, à trois dans une seule chambre, et dans l’inconfort le plus total … » fit-elle remarquer pour qu’Alessia n’embellisse les choses, comme d’habitude.
— Je suis sûre que nous allons passer de bons moments. Et c’est déjà très bien d’avoir un toit, nous aurions dû camper sinon.
— Moi j’aime bien dormir en plein air quand il fait beau ! On dormira dehors, Maria ? » s’enthousiasma aussitôt l’adolescente, sous les soupirs déjà fatigués de sa grande sœur.
Que de mythisme. Alessia y croit à fond. Félicitation pour les descriptions de la caverne, des échos.... On y croit tellement c'est détaillé.
Vous aurez l'occasion de découvrir d'autres lieux comme celui-ci, tout comme certains personnages "mythiques".
Les chapitres sont longs, très longs et d'un autre côté, c'est tellement dense. On apprend beaucoup de choses mais ton roman est peut-être plus destiné à un public jeune adulte donc bon lecteur ? C'est une vraie question !
A l'origine, je n'ai pas de public cible aussi défini, je "vise" tout ce qui dépasse plus ou moins 16 ans de mon point de vue. Néanmoins, j'ai déjà eu cette discussion, et c'est vrai que le texte est très dense pour un ado, certains propos peut-être inintéressant pour eux (par exemple les hésitations de William qui traitent un peu du rapport à la responsabilité, ou les questions de culpabilité ressenties par Maria ou Arcturus vis-à-vis de leur entourage). Sans parler de la part tragique qu'il peut y avoir parfois.
Malgré tout, j'espère que la part de magie ou de comique pourra les aider à accrocher, autant que possible. C'est aussi pour ça que je détaille beaucoup l'aspect visuel, parfois un peu spectacle du LM, pour attirer plus par l'imagination que par la narration à proprement parlée.