Mais le Saxon était loin de se douter que c’était probablement par sentiment de culpabilité qu’August avait pris Arcturus comme disciple.
D’ailleurs, à entendre Achille, c’était uniquement pour ça qu’il avait été choisi à l’origine, il n’était tout simplement pas au niveau des trois autres, et Arcturus le savait bien, il était complètement illégitime, même si son meilleur ami s’obstinait à prendre sa défense. Après tout, le Soleil Marin n’était peut-être pas naturellement aussi doué que les autres, mais il avait fait plus d’efforts que beaucoup de gens voulaient bien le croire ; il était peut-être un héritier, il était aussi un méritant. Seulement Achille ne manqua pas d’ajouter que c’était d’August qu’il avait appris, d’où la méfiance que William devait avoir envers son meilleur ami, ce qu’il prenait pour du mérite n’était sûrement que de l’exploitation ou du vol.
— Nous avons déjà parlé de ça pour aujourd’hui, Maître. Mais je vous remercie, j’ignorai que les intrigues de l’AP avaient été aussi centrale dans l’enfance d’Arcturus, il n’en a jamais beaucoup parlé, à aucun d’entre nous, même à Alessia. Pour moi, Arcturus était surtout un noble britannique doué pour les sciences comme le commerce, et August l’avait recruté pour ça afin qu’il puisse lui succéder à Solar Gleam, rien de plus compliqué. » en conclut-il pour que son professeur ne lui accorde qu’il y avait peut-être un peu de ça. « Qu’en est-il d’Alessia et Maria ? Ce sont aussi des questions de familles ou d’amitié ? »
— Non, Alessia est un cas particulier, Marco-Aurelio l’a croisée lorsqu’il passa prier à la Dolce Lupe. C’est tout, tu le connais, il y a des choses que l’on n’explique pas avec lui. Soi-disant qu’il aurait vu des signes tout le long du chemin, et quand il a ouvert les portes du monastère, il est tombé sur la petite Alessia en train de plaider l’innocence du Diable. » finit-il par ajouter en voyant William circonspect devant une justification aussi bancale, il devait bien y avoir une autre raison – Marco-Aurelio était au contraire plus logique que le pensait bien des gens, Maria et son collègue saxon en étaient sûrs.
Néanmoins, ça n’intriguait pas Achille plus que ça, même aujourd’hui. D’autant plus que son collègue l’avait habitué à bien plus étrange dans les années qui suivirent, comme si le mysticisme avait lentement rongé son esprit.
William s’en rappelait lui-aussi, Marco-Aurelio était devenu véritablement bizarre à partir de l’année 1869, et son mentor lui fit pourtant comprendre que l’Italien réservait ses divagations les plus extrêmes aux discussions privées du Conseil. Enfin, dans le fond, il va bien avec Alessia, je n’ai jamais accordé beaucoup de crédit aux croyants, ironisa-t-il, sous les ricanements de son disciple qui n’en pensait pas moins – malgré toute la sympathie qu’il pouvait avoir pour Alessia ou sa propre mère, une fervente luthérienne.
— Alessia m’avait déjà raconté ça mais je m’attendais à plus. D’ailleurs … » laissa suspendre William en se tournant vers la grande Tomoe, peinte sur la toile qu’Achille fixait lors de son arrivée. « Marco-Aurelio était typiquement du genre à regarder des symboles en réfléchissant pendant des heures, faites attention, Professeur !
— C’est vrai, mais moi, j’ai l’excuse d’être enfermé ! Je ne ferais pas ça de mon temps si j’étais libre ! » s’amusa-t-il en riant avec son disciple, alors que ce dernier reprenait sur l’évènement qui allait sûrement être le plus plaisant à évoquer pour Achille : le recrutement de sa petite Maria.
Car William avait beau connaître les grandes lignes de cette histoire, il la tenait de sa collègue et se méfiait de ce qu’elle avait bien pu lui raconter - elle n’était pas menteuse mais son côté romantique empiétait parfois sur la réalité des faits.
Pourtant, la majeure partie du récit était bien vraie, Alessia l’avait rencontrée par hasard dans une église parisienne, avant de la ramener auprès de ses professeurs. Seulement l’histoire était un peu plus longue, puisqu’Achille l’avait déjà croisée dans cette même matinée, tandis qu’il buvait un café en terrasse avec quelques camarades, aujourd’hui tous décédés. Il avait alors aperçu une jeune fille richement habillée, toute seule, sans le moindre domestique ou parent pour l’aider à porter tout son paquetage, presque plus haut qu’elle. D’ailleurs, elle s’arrêtait tous les vingt mètres pour reprendre son souffle, ainsi que pour répondre poliment aux passants qui lui proposaient leur aide. Mais Maria ne voulait d’aucune aide et, au bout d’un moment, à force que les gens lui jettent leur pitié, elle finit par exploser de colère en laissant tomber son barda pour engueuler ceux qui avaient eu le malheur de lui proposer un secours. Pourtant, ce qui étonna Achille n’était pas tant la colère de cette adolescente que les raisons d’égo qui l’avait déclenchée, et surtout la diction aussi intelligible qu’étaient recherchés les termes qu’elle employait. Selon son mentor, on aurait dit une vieille femme coincée dans le corps d’une fillette, c’était vraiment étrange. Finalement, la plupart des gens s’étaient tus ou avaient ricané doucement au caprice de cette jeune fille trop orgueilleuse, rendue à grogner qu’ils le paieraient tous le jour venu tandis qu’elle ramassait ses affaires, l’air humilié. Puis, quelques heures plus tard, c’est la gentille Alessia qui ramena cette gamine survoltée devant les professeurs, afin qu’ils la soumettent aux tests du Conseil - un mélange de questions complexes et d’examens simples, mais hors de portée de la plupart des adolescents.
Et bien évidemment, elle avait été la meilleure de tous, au point de presque réussir à plonger Marco-Aurelio dans des introspections – comme seule Alessia avait réussi à le faire.
— Oui, elle a déjà dû me le raconter au moins une dizaine de fois ce passage des questions. Elle en est très fière, vous avez bien fait de lui donner sa chance, Maître.
— Nous la trouvions tous largement à la hauteur mais au fond, je l’ai surtout acceptée parce que je pensais qu’elle ferait une excellente camarade pour toi. Avec une chercheuse comme elle, je pouvais être sûr que votre duo finirait par faire du LM l’outil révolutionnaire qu’il doit être. Et vous auriez fait un beau couple en plus de ça. » en conclut calmement Achille, au grand étonnement de William qui en rougissait presque.
— Comment ?
— Je plaisantais ! Vous faites ce que vous voulez, ce n’est pas de l’élevage de lapins nains ! » plaisanta-t-il pour ensuite en revenir à un ton plus sérieux. « Bref, le temps passe, William, et tu as posé beaucoup de questions. Mais maintenant que le Premier Savant de la Révolution a été confirmé dans sa voie, voudra-t-il consentir à ce que je lui donne mes avis sur ses recherches ? Je n’ai pas grand-chose à étudier ici, tu sais, à part ce que tu peux me ramener … » finit-il sur un ton gêné d’être réduit à autant d’inutilité, avant que William ne s’empresse de le rassurer en lui demandant toutes sortes d’opinions sur ses travaux.
Car en tant qu’inventeur du concept même de la Toile Rouge, Achille était le meilleur conseiller dont le Souffle Pourpre pouvait rêver.
À ceci près que le Pionnier Français n’avait jamais réussi à concevoir cette fameuse thérapie, elle n’était restée qu’un rêve touché du bout des doigts. Bien sûr, le fait qu’il n’eût pas accès au LM noir expliquait en partie son échec, mais il y avait également une autre raison à cela, car c’était la seule hésitation qui avait empêché le déploiement de la Toile. En effet, Achille avait trouvé un moyen de remplacer le LM noir dans cette formule, seulement la question n’était pas là, le véritable problème tenait au principe même de la conscience commune. Pour fonctionner correctement, la Toile avait besoin d’un cœur, d’un nœud qui lui donnerait une impulsion, qui canaliserait ses émotions dans un but, afin qu’elle ne tombe pas dans un cercle vicieux, une hystérie collective ou l’emprise d’un seul esprit plus fort que les autres. En bref, pour créer la ruche, il fallait une reine, une thérapie spéciale pour un spécimen unique, il fallait qu’un homme accepte de porter ce fardeau, celui de s’effacer dans la pensée de tous. Pourtant, malgré tous ses doutes, Achille avait poursuivi son œuvre, de la même manière que William continuait son travail en repoussant perpétuellement ce choix si difficile. Mais lorsque la Commune fut lancée, le Pionnier Français ne pouvait plus esquiver ce dilemme : il devait prendre cette place ou l’offrir à un autre. Mais à qui pouvait-il confier un si grand pouvoir ? N’était-ce pas à lui d’endosser le fardeau qu’il avait si ardemment construit ?
Alors il prit peur, il chérissait trop sa famille pour l’abandonner, il aimait trop la vie pour la subir sans plaisir, sans goût, plongé dans cette transe aux effets encore méconnus. Après tout, la Reine pourrait-elle seulement continuer à détenir ses propres pensées, à ressentir sa propre conscience, ou ne serait-elle qu’un avatar des autres ?
— J’espère que tu en es conscient. Je ne sais pas ce que tu as dit à Lénine, ni même s’il est au courant de ce secret capital, mais … il faudra que le Premier Savant de la Cause tranche ce choix. Ton vieux maître a eu beau se motiver, s’entêter, se désespérer … J’ai préféré fuir et j’ai voulu rejoindre mes enfants, mais il était trop tard là-aussi … » regretta-t-il auprès de son disciple, lui-même perdu dans ses doutes. « Ne te laisse pas dévorer par le temps qui file.
— Je … Vous pensez que je devrais m’injecter la thérapie Reine ?
— Tu laisserais ce pouvoir à quelqu’un d’autre ?
— Lénine semble honnête et intelligent, mais je ne le connais pas assez. Je suggérerais bien Rausa, mais je me sentirais mal à l’idée de lui proposer cela, elle a déjà d’autres responsabilités. Il faudrait que je lui en parle.
— Si c’est la thérapie Reine qui te fait peur, je ne saurais te sermonner. Mais si c’est de toi que tu as peur, ou par humilité que tu agis, laisse-moi te dire que tu ne devrais pas douter de ta capacité à porter ce fardeau, tu saurais supporter cette tentation, c’est aussi pour ça que tu as été choisi par Emil.
— Je ne crois pas et, pour être honnête, je préfèrerais ne pas essayer, sur qui que ce soit. » lui avoua-t-il en baissant le regard, presque honteux de ne pas pouvoir se résoudre lui non plus. « J’aimerais trouver une autre méthode. Je sais que nous ne pouvons créer une semi-conscience collective sans un cœur, mais je crains que ce lien ne se transforme en une prison, ce n’est pas ce que veut la Cause ... » acheva-t-il, pour qu’Achille ne lui demande si cela n’était pas le prix de la paix et de l’unité, en lui rappelant la paix éternelle des fourmis, en lui répétant que les injustices ne peuvent plus durer …
Mais tandis que son train atteignait l’immonde ceinture ouvrière du Havre, William hésitait encore à propos de sa Toile Rouge ou des propos de son professeur.
Il fallait faire un choix, il ne pouvait faire défaut à ses camarades, surtout maintenant qu’un engrenage révolutionnaire si préparé était lancé. Pourrais-je me sacrifier pour cela, finit par se demander l’Allemand du Conseil, en essayant d’imaginer à quoi ressemblerait une existence comme celle-ci, et le si grand pouvoir qui irait avec, non, il y a forcément un autre moyen de former la Toile sans qu’elle cède à l’anarchie ou à la déviance. Bien sûr, Achille avait insisté sur l’inéluctabilité de la thérapie Reine, sur le fait qu’il devait se résoudre à choisir le Cœur de la Cause, et sur l’inutilité de tergiverser davantage à ce sujet puisque le temps était compté. Seulement pour son disciple, ce n’était pas si simple, il n’avait pas cette ambition, ni même ce rêve, il voulait être un héros luttant pour la Justice …
Heureusement, leur discussion ne s’était pas achevée sur le dilemme de William, puisque ce dernier en vint à évoquer un détail qui fit tiquer le Pionnier Français : Arcturus avait découvert un parchemin sur une vieille épée récupérée lors d’une expédition du Premier Conseil. Et l’Anglais y avait trouvé une carte, indiquant un endroit dans les Alpes occidentales qui intrigua aussitôt son ancien professeur. Achille révéla donc à William que le LM ne fut pas toujours enfoui, que les Anciens y avaient eu accès en leur temps, qu’ils l’avaient eux-aussi étudié. D’ailleurs, c’était grâce à l’une de ses civilisations d’autrefois qu’il eut l’idée de créer la Toile Rouge, celle des Nombres telle que Marco-Aurelio l’avait nommé – car cette dernière ne communiquait qu’avec 12 chiffres-mots. Les Nombres avaient eux-aussi recherché une société plus équitable, plus ordonnée, plus digne, et leur maîtrise du LM fut tournée dans cet unique but, si bien qu’ils auraient atteint l’élévation dont rêvait le Conseil, avant de disparaître sans que l’on ne sache pourquoi. Alors, si William espérait se joindre à une expédition dans l’un de ces lieux oubliés, ça ne pourrait être que bénéfique à la Toile Rouge, à la Cause, ou même à son propre savoir. Qui sait quelles connaissances pouvaient dormir dans ces caveaux de civilisation, quels mystères avaient causé leur disparition, si tant est qu’elles aient effectivement disparu ? Après tout, la seule Terre restait très largement inconnue, sans parler de tout ce qui s’étend par-delà les étoiles …
Cependant, William eut bien du mal à entendre ces paroles dignes des deux italiens du Conseil, son mentor était habituellement bien plus rationnel et mesuré, surtout lorsqu’il était question d’élévation. En effet, Achille comme Emil avaient toujours été prudents au sujet de l’évolution, et leur disciple continuait de porter cette voix modérée face à ses trois amis – pour eux, c’était le groupe qui devait changer profondément, pas le corps humain. Pour William, devoir utiliser le LM afin de forcer une noble cause était déjà regrettable, alors supposer que la mutation puisse être souhaitable, c’était irresponsable. Et cette fois, c’était le disciple qui était catégorique, il refusait de lâcher l’affaire, si bien que le vieux professeur ne savait même plus quel argument lui opposer tant son ancien élève était convaincu que les mutants étaient nuisibles par essence – même ceux qui n’étaient pas dangereux. Car le très humaniste Achille en était rendu à défendre le droit de vivre en société pour les mutants dits altérés – ceux qui n’étaient pas monstrueux, mais qui arboraient de fines fêlures colorées dans leurs iris, comme Hans ou Jasper.
Mais malgré toute sa pitié, le Souffle Pourpre restait défavorable à ce que ces êtres puissent vivre en société, cela ne pouvait être acceptable …
— Maître, au-delà de la question posée par l’existence des mutants, et dont la condition est éminemment regrettable, imaginez ce qu’il se passerait s’ils devenaient assez nombreux. Ils pourraient constituer des communautés séparées, incuber et faire muter des maladies qui nous sont déjà mortelles, propager des allèles dominants néfastes dans le patrimoine génétique, sans parler de la codominance qui pourraient aussi créer des hybridations méconnues. C’est un risque que nous faisons peser sur notre espèce entière, en plus de laisser des faux-espoirs à des familles qui se construiraient sur un terreau si mauvais. Car les mutants dont les organes génitaux ne sont pas altérés pourraient éventuellement se reproduire et –
— Tu m’ôterais ce droit fondamental même si je retrouvais l’amour avec une femme en âge ? » l’interrompit-il, sur un fin rictus mêlant ironie et lassitude que son disciple ne comprit pas, avant de lui faire signe d’approcher.
Curieux, William s’était exécuté pour regarder sous son épaisse chevelure blanchie, à l’endroit où il lui indiquait, légèrement au-dessus de sa nuque.
Il y discerna d’abord un fin reflet, sans rien de plus, jusqu’à ce que son mentor n’éteigne la petite lampe de bureau pour que la vérité se révèle aux yeux écarquillés de son élève : Achille était un mutant gravement atteint. De son crâne sortait une petite et fine mèche cendrée, légèrement scintillante, une sorte de cartilage habillé de cheveux formant telle une natte aussi souple que solide. D’ailleurs, celle-ci semblait si profondément ancrée qu’elle semblait prendre racine dans le cerveau de son professeur, et ce dernier était bien incapable de dire jusqu’où cette terminaison nerveuse s’étendait, ni combien elle pouvait grandir, ou si elle finirait par le détruire de l’intérieur. Quant à William, il n’avait jamais entendu parler d’une mutation si localisée, d’une excroissance cérébrale qui se serait produite seule, sans autre transformation. Cela devait avoir une explication, seulement il hésitait encore. Si la mutation venait incontestablement de la chute d’Achille dans le bassin de LM indochinois, était-ce le hasard, le contexte, un détail inné ou une quelconque forme de providence qui avait canalisé cette évolution ?
L’Allemand du Conseil ne pouvait que supposer un mélange des deux premières explications, tout en continuant d’observer cette curieuse antenne dont son mentor parlait avec tant de légèreté.
— C’est douloureux ? » demanda-t-il sur un ton inquiet et nerveux, tout en tirant la natte d’un côté ou de l’autre pour voir que cela faisait effectivement tourner la tête d’Achille, comme il pourrait le faire avec la queue d’un chat.
— Absolument pas, mais si tu pouvais arrêter de la tripoter, ça ne se fait pas ! » plaisanta-t-il en éclatant de rire, tandis que son disciple s’arrêtait d’un air gêné pour se rasseoir et confier ses inquiétudes.
Cependant, Achille n’avait pas spécialement l’envie de s’étendre dans la complainte, ni de consentir à la proposition d’hospitalisation de son élève, s’il avait caché son évolution à l’intransigeante Maria, ce n’était pas pour devenir le patient de quelqu’un d’autre.
De toute façon, il ne souhaitait aucune guérison, il n’en avait pas besoin, il était très heureux de ce don. Et William n’allait pas essayer de le forcer, encore moins le dénoncer, même s’il ne voyait pas pour quelle raison son professeur considérait sa mutation ainsi. Pourtant, il était bien prêt à la lui révéler, en espérant que cela change son regard sur la mutation, mais aussi celui que tu portes sur le Conseil du Graal, sur l’avenir de l’Humanité ou sur le LM.
— Seulement ça n’a rien d’aisé … Ce serait comme expliquer la vue à un aveugle. À la différence que cette terminaison ne m’enferme pas dans le monde des voyants ou des aveugles, elle me permet d’être dans les deux à la fois. Comment pourrais-je te l’expliquer … » méditait-il, lorsque son élève lui proposa, très stupidement, d’essayer avec des mots simples. « On n’explique pas l’astrophysique avec le langage d’un charretier … Mais soit, faisons simple … Tu as des allumettes dans le tiroir là-bas, ça t’évitera d’avoir à en demander à ton germanophobe de cocher ou à l’un de mes concitoyens qui serait mal-luné. » lui lança finalement le Pionnier Français, dans le plus grand des naturel, avec l’aplomb le plus total, sans que son élève n’ait sorti sa pipe ou sa boite d’allumette vide – ni même qu’il n’en ait parlé à un seul moment.
— Euh, merci … Je sais que je fume beaucoup mais au point que vous vous étonniez de ne pas m’avoir vu fumer ! » préféra-t-il en ricaner, en se disant que son maître était décidément toujours aussi perspicace, jusqu’à ce que ce dernier lui rappelle également qu’il pourra en racheter lorsqu’il fera escale à Londres dans les prochains jours.
Alors, le Souffle Pourpre finit enfin par comprendre ce qu’Achille venait de faire, quand il comprit qu’il n’avait pas non plus évoqué son voyage pour Amsterdam, ni les monologues germanophobes de son cocher. Son mentor ne pouvait pas supposer tout ça, c’était impossible.
— Vous … Vous lisez dans les pensées, ou dans les souvenirs, les émotions peut-être ? » se risqua-t-il à proposer, avant de se figer d’étonnement en voyant le sourire triomphal qu’il reçut en réponse. « Ce n’est pas possible. Vous arrivez à interpréter des signaux nerveux émanant des autres à travers des ondes ou un procédé de ce genre ? Qu’est-ce que c’est exactement ? Comment ça marche ?
— C’est par ce sens auquel je faisais allusion, je le sais, je le sens. Tes … échos me le disent, tu n’en émets que peu mais ils sont bien là, et la terminaison capte tes ondes comme les autres, celles qu’il y a tout autour, qui passent ou qui restent, celles qui arrivent ou qui reviennent, avec toutes les bribes d’information qu’elles contiennent … Pour les allumettes, le LM m’a juste dit que tu en manquais pour la route du retour et que ton corps en resterait insatisfait parce que tu ne pouvais fumer à moins d’interagir avec quelqu’un qui te déteste, sans que tu ne le considères justifié. J’ai ensuite déduit le reste, à partir de ces petits morceaux de sentiments, d’images et de sensations, je l’ai presque ressenti comme toi, comme la Toile pourrait le faire en mieux. Mais … tu pourras partager ton tabac à pipe ? J’en ai plus du tout, faut bien qu’un détenu manque de quelque chose ! » conclut-il avec amusement, pendant que William restait abasourdi d’une telle capacité, au point de faillir en faire tomber sa tabatière lorsqu’il relançait tant d’autres questions - cet usage des échos était si fascinant, si abouti.
Il ne se souvenait pas du temps qu’ils avaient pu passer à parler de ça, du rapport si particulier qui se nouait entre l’esprit humain et les échos, ou de ce que pouvaient raconter ces ondes les plus voyageuses.
C’était si porteur d’espoir qu’il ne savait même plus quoi en penser, est-ce vraiment dangereux, est-ce vraiment souhaitable ? Après tout, Achille avait peut-être raison, cette mutation pouvait bien être l’avenir que la Toile Rouge traçait pour l’Humanité, qui sait.
— Les échos peuvent parler de tout, cela dépend de ce que les gens ont à cœur sur le moment. J’ai ressenti l’hésitation quand je t’ai évoqué ton avenir pour la Cause, et je t’ai rassuré, consolé, comme quoi la mutation a du bon. Mais j’ai aussi ressenti des choses moins sérieuses pourrait-on dire. Par exemple, ton cœur exprimait à la fois du désir et de la frustration quand j’ai dit que tu ferais un beau couple avec Maria, tu as toujours fait les mauvais choix en amour ! » s’en amusa-t-il, avant que William ne corrige ce qu’il semblait en avoir déduit, puisqu’il ne ressentait plus aucun sentiment pour son ancienne camarade depuis bien longtemps, et qu’aucun des deux n’était le premier amour de l’autre - comme quoi la mutation a du tort aussi …
— C’étaient des histoires d’adolescents pourtant, j’ai vécu d’autres choses depuis, je ne vois pas pourquoi vous auriez perçu ce genre de sentiments. Ce doit être des souvenirs que vous avez ressentis, non ? » supposa-t-il très justement, sous les acquiescements de son professeur qui avoua confondre fréquemment souvenir et ressenti, de telle sorte qu’ils en conclurent que la question de la mutation était effectivement plus compliquée qu’un simple pour ou contre, sans même parler de son intérêt scientifique.
Et de fil en aiguille, la discussion finit par basculer sur un sujet tout aussi intriguant, à savoir ce curieux livre qui avait atterri entre les mains d’Alessia, le Testament.
Du point de vue du très rationnel William, ce livre prétendument millénaire devait forcément provenir d’un auteur plus récent, être un faux ou quelque chose de ce genre. En bref, sa collègue avait tort d’y accorder tant d’importance, elle y perdait son temps, bien qu’Achille ne soit pas entièrement d’accord, puisqu’il était là quand Marco-Aurelio le reçut. Malheureusement, il eut tout juste l’occasion d’affirmer à son disciple que le Testament était quelque chose de sérieux, lorsqu’un doux battement à la porte précéda la voix de l’hôtesse venue timidement les interrompre : le cocher de William commençait à s’impatienter de ce malpoli d’Anglais égoïste.
— Il est déjà si tard que ça ?! » s’étonna-t-il en finissant son verre, sous le rictus amusé de son professeur qui rappelait que leurs retrouvailles finissaient toujours comme ça. « C’est vrai ! Mais j’aurais aimé discuter de la lettre que je devais vous transmettre. » ajouta-t-il à voix basse, en se pressant de reprendre son manteau et ses affaires pendant que la guichetière de l’asile patientait sur le seuil.
— Je vais prendre connaissance de ça et voir si je peux y faire quelque chose, mais je reste un détenu ! » lui répondit-il en souriant à son élève, même s’il y avait une dernière interrogation qui brûlait les lèvres de ce dernier.
— Au fait, tout le monde vous appelle Professeur ici ?
— Les gens ont fini par apprendre à estimer ma valeur ! » s’amusa-t-il, en ricanant avec l’hôtesse, sans plus de justification donnée à cette question si banale.
— Hm ! Bien, je vais partir sans plus attendre, et merci pour les allumettes, maître.
— De rien, c’est bien naturel, après tout ce que tu fais pour moi, et pour nous tous.
— Je reviendrai vous rendre visite dès que je le pourrai, mais le voyage en France n’est pas aisé pour moi, je ne voudrais pas attirer les soupçons du RFA.
— Tu n’as pas à t’excuser, William. Je suis déjà satisfait de pouvoir encore m’entretenir avec toi, avec quelqu’un envers qui je peux être aussi honnête. Enfin ! N’oublie pas tous mes conseils même ceux qui te déplaisent ! » avait-il conclu, avant de laisser son cher disciple partir dans le sillage de l’hôtesse qui le ramena devant ce grand asile.
C’est ainsi que William se retrouvait à ressasser ses pensées dans sa cabine de train, jusque sur le bateau qui le conduisit à Londres, puis sur celui qui le menait à présent vers ce petit havre de paix qu’étaient les Pays-Bas.
Il avait tellement de choses en tête qu’il passa toute la traversée de la Manche à griffonner son petit cahier, si concentré que ce fut les marins qui vinrent lui demander de descendre du pont, dix bonnes minutes après leur arrivée. Entre la découverte de la télépathie et le problème de la thérapie Reine, il ne savait plus à quelle réflexion se vouer. Son respect pour son mentor était trop grand pour qu’il balaye ses propos d’un revers de main, mais sa rationalité comme sa sagesse lui répétait d’être méfiant, prudent. Décidément, les Sciences Nouvelles qui l’avaient accompagné depuis sa jeunesse prenaient une direction inattendue, à la fois heureuse et inquiétante.
Je me demande si les autres pensent la même chose, en vint-il à s’interroger lorsqu’il releva la tête pour profiter de l’air marin offert par cette nuit, en espérant maintenant trouver des réponses auprès de son meilleur ami, tandis qu’une lueur à l’horizon finit par attirer son attention, Amsterdam … brûle ?