William et Arcturus
« Comprends-tu pourquoi une reine est si importante au-delà de son rôle de reproductrice ? Quand le chef devient nécessaire à la survie de toute la communauté, tous écoutent religieusement le juste ordre des choses. L’unité d’une ruche ne tient pas qu’à sa conscience collective, elle réside dans sa structure elle-même, elle s’incarne dans l’unicité de la Reine. Le seul problème de ce système, c’est la mort inexorable de cette Reine, et fin de la colonie … Enfin, je divague. Mais si l’Humanité pouvait ne serait-ce qu’imiter ce fonctionnement, tous les malheurs cesseraient pour sûr … ce serait un âge d’or sans fin, le règne d’un Bien Commun purement objectif … incontestable, et incontesté ... »
Achille à William tandis qu’ils observaient des fourmis, à côté de Maria étudiant silencieusement l’Essai sur la Neurologie Nouvelle – écrit par Marco-Aurelio et Achille -printemps 1868.
Tandis que la Germanie allait connaître sa pire défaite du siècle, il est un Allemand qui sillonnait la France sans se soucier de la guerre, à l’abri d’une simple cabine de train.
Heureusement, William avait l’habitude de jouer le rôle du timide voyageur anglais ou de présenter sa fausse identité aux autorités, méfiantes de tout étranger en ces temps de conflits. Que ce soit en temps de paix ou non, qu’il soit français ou allemand, le Premier Savant de la Cause savait bien qu’il pouvait toujours y avoir quelqu’un de prêt à lui nuire dans ce train qui l’amenait au Havre. Malgré tout, c’est plutôt avec une certaine lassitude qu’il ralluma sa pipe, avec l’une des allumettes que son maître lui avait confiées, non sans repenser à la façon très curieuse dont il les avait obtenues, lors à sa dernière visite à l’asile de Limoges.
Lui qui était venu chercher des réponses et des encouragements de son professeur, il en était surtout ressorti avec d’autres questions, y compris des interrogations auxquelles il ne s’attendait pas.
Pourtant, cette prison est toujours aussi laide, pensa William, à la fenêtre de sa voiture à cheval lorsqu’il aperçut cette grande propriété ensoleillée entre les silhouettes de cyprès défilant sous ses yeux.
L’asile devait bien accueillir quelques centaines de patients, et tout autant en personnel, cela ne se voyait rien qu’à la taille imposante du complexe grisâtre, isolé derrière un petit muret d’enceinte et des parterres d’herbes sèches, culminant au quatrième étage sur une petite tour - presque une lucarne dans l’épaisse toiture d’ardoises sombres. Bien sûr, à la simple idée que son mentor soit détenu ici toute l’année, son sang se mit à bouillir. Ces sales chiens de bourgeois paieront, je ne peux peut-être rien faire, mais mes camarades le feront, grognait-il intérieurement, avant de se désoler à nouveau de cette immonde injustice. Car Achille avait simplement eu un réveil traumatisant, au mauvais moment et au mauvais endroit, mais il n’était pas devenu fou, son disciple s’en était bien rendu compte à force de venir lui rendre visite au parloir. Malheureusement, William n’avait pas été présent pour le défendre ou l’excuser, et ni Maria, ni Alessia, ni Arcturus n’avaient suffi à le protéger des autorités républicaines qui sautèrent sur l’occasion de l’enfermer. D’ailleurs, il regrettait profondément son absence de ce jour-là, même s’il savait qu’il n’avait pas vraiment eu le choix d’aller en Autriche avec Emil plutôt qu’en Indochine avec Achille, tout ça s’était la faute du Kaiser, de l’esprit prussien - son second ennemi avec cette bourgeoisie qu’il accusait volontiers de tous les maux. Malheureusement, toute cette injustice était allée encore bien plus loin, envers un homme qui avait pourtant passé sa vie à se dédier au Bien Commun. Achille ne devait pas disposer d’effets personnels, de livres ou de quelconque objet, et personne ne pouvait lui rendre visite, hormis ses deux tuteurs légaux - Maria et William. Alors à chaque visite, ce dernier voyait son mentor toujours plus rongé par l’isolement, lentement, insidieusement, inexorablement. D’autant plus que chaque retrouvaille ne durait pas plus d’une heure, à peine le temps de se raconter ce qu’il s’était passé depuis la précédente qu’il fallait déjà repartir, avec la mort dans l’âme. En bref, le disciple en ressortait toujours plus peiné, plus inquiet, plus coupable de ne pas pouvoir rester, malgré tout le plaisir que cela lui procurait de le revoir. Et de ce côté-là, ce jour-ci ne devait pas être bien différent des autres.
Mais dès sa descente de voiture, William n’eut qu’à dire qu’il venait voir Achille pour que le portail d’entrée lui soit ouvert, sans qu’il ne soit fouillé, et sans le moindre commentaire de la part des vigiles qui connaissaient pourtant sa nationalité ou sa véritable identité. Enfin, ils ne prirent même pas la peine de l’accompagner, si bien que le Saxon se dirigea de lui-même sur le petit chemin de terre jusqu’au petit parvis de l’entrée. Ça ne se passe pas comme ça d’habitude, se remémora-t-il, avant de pousser l’une des grandes doubles portes de l’asile pour y découvrir un hall presque désert, encore un autre effet de la guerre, les hôpitaux manquent déjà de temps pour les sains d’esprits, alors pour les fous. Heureusement, il restait une hôtesse pour assurer la réception, avec un enthousiasme tel qu’elle en étonna son visiteur. En plus de lui sourire, elle prenait même la peine de prononcer en entier les noms d’Achille comme de William, sans émettre aucune remarque sur l’un des deux – ce qui était exceptionnel là-aussi. Puis, lorsqu’il lui proposa de patienter parce qu’il était arrivé en avance, la guichetière l’invita à le suivre, pour qu’elle le guide jusqu’à la chambre d’Achille sans attendre, et sans perdre sa motivation. Cet asile a l’air d’avoir sacrément évolué, réfléchissait-il en grattant sa petite barbe, après tout, c’est très bien, ils ont fini par comprendre que les résidents de l’asile ne sont ni des criminels, ni des prisonniers, mais des malades ou des marginaux. Évidemment, ce changement se voyait sur les visages des autres personnes qu’il croisa dans son ascension au sommet de l’asile, que ce soient les patients ou les infirmiers, tous paraissaient très heureux d’œuvrer ici du mieux possible.
Néanmoins, tout cela finit par tellement intriguer l’Allemand du Conseil qu’il finit par le faire remarquer à sa guide.
— Eh bien, j’ai connu des hôpitaux où régnait une ambiance chaleureuse mais rarement comme ici. Pourquoi une telle bonne humeur par rapport aux années précédentes ? » l’interrogea-t-il, tandis qu’ils arrivaient déjà aux dernières marches de la petite tour surplombant l’asile, pour atteindre un petit étage en mezzanine, donnant une vue sur les étages inférieurs que l’hôtesse regardait d’un œil maternel.
— C’est à la suite des remarques de nos patients, nous avons décidé de changer nos méthodes. » lui expliqua-t-elle, pour que son invité lui demande pourquoi ils avaient pris en compte ces considérations. « Achille et d’autres patients ont simplement convaincu le directeur de revenir à la raison. Et tout n’a fait qu’aller de mieux en mieux au fil des jours. Il ne suffit que d’un peu de bonne volonté pour que le bonheur apparaisse un peu plus chaque jour, vous ne pensez pas, Professeur von Toeghe ?
— Vous trouviez que le directeur s’était égaré ?
— Je ne le jugerai pas, nous nous étions tous égarés. Mais Achille a réussi à éclairer les esprits, à tracer la voie pour cet endroit. » lui assura-t-elle sur cet un air niais qui lui rappela aussitôt la façon dont Alessia parlait de Marco-Aurelio, avec une admiration sans borne, mais cette admiration n’a aucun sens ici.
— Mon professeur est quelqu’un de très sage en effet, mais je n’aurais jamais imaginé qu’on lui accorde tant de crédibilité ici, ni qu’il s’y implique autant. C’est sa prison après tout, il n’a jamais été heureux dans cet asi –
— Au contraire, Professeur von Toeghe, Achille est très bien ici, parmi nous. » lui répondit-elle sans hésiter, en arrivant devant le couloir qui menait à la porte de sa cellule, dont les deux grilles de sécurité avaient été enlevées. « Je n’ai pas besoin de vous annoncer, j’espère que vous passerez un agréable moment. L’un d’entre nous vous attendra à la porte pour vous ramener à l’entrée, lorsque vous le demanderez. À tout à l’heure. » conclut-elle calmement d’une voix douce, presque adorable, sous le regard surpris de William qui ne savait plus de quoi s’étonner.
Achille saura bien m’éclaircir sur ce qui se passe ici, se consola-t-il en se dirigeant vers la porte de bois sensée enfermer son professeur, afin d’y découvrir sa chambre.
Car cette pièce n’avait plus grand-chose d’une cellule, si ce n’est le fait qu’elle n’avait toujours qu’une lucarne et une ampoule pour s’éclairer. Cependant, elle disposait maintenant de meubles confortables, d’étagères remplies de livres et de partitions, d’une armoire pour ses vêtements et d’un bureau pour son étude. Achille cultivait même quelques plantes, entre les quelques tableaux ou broderies qui égayaient ses murs. Et comme toujours avec le Pionnier Français, la pièce avait beau être remplie de toutes sortes de babioles, tout y était méticuleusement et parfaitement à sa place – comme dans une bonne société socialiste. À l’inverse, son professeur n’avait pas changé. Il arborait toujours sa grande chevelure noire malgré les quelques cheveux blancs qui s’y pressaient déjà, et faisait toujours une bonne tête de plus que son disciple. Pourtant, à la grande surprise de William, il fixait intensément un grand symbole peint sur une toile accrochée au mur, un emblème que l’Allemand du Conseil n’avait jamais vu. D’ailleurs, ce signe détonnait complètement avec l’ordre et l’harmonie de cette chambre, avec des traits de pinceaux si grossiers, si saccadés que William pouvait certifier qu’ils n’étaient pas l’œuvre de son mentor – car ce dernier était autant un excellent peintre que Marco-Aurelio était un grand sculpteur.
Alors il ne voyait pas pourquoi son professeur se fascinerait pour un tel gribouillage d’enfant.
— Heureux de vous revoir, maître. » commença-t-il, pour qu’Achille ne détache enfin son regard de ce symbole curieux. « Qu’est-ce donc ? »
— Heureux de te revoir, William. C’est une mitsu tomoe, la version japonaise si j’ose dire de la croix basque ou de notre triskèle. Un beau symbole. » lui expliqua-t-il, avant de lui demander ce qu’il voulait boire, bien que William soit trop intrigué par ce symbole pour lui répondre autre chose que la même chose que vous. « Ça m’aide à m’évader, plus que tu ne le crois. Les traits ne sont pas réguliers et les proportions sont mal respectées, mais c’est justement ça que j’ai recherché, pour cette fois seulement. Je sais toujours peindre, je te rassure ! » s’amusa-t-il en quittant son bureau pour attraper deux tasses et une cafetière de café encore chaud, non sans avoir proposé diverses bouteilles d’alcool, à croire qu’il ne manquait de rien tel que son disciple lui fit remarquer.
Mais à entendre Achille, ce changement n’avait rien d’étonnant. Tout c’était fait très naturellement, dans un simple dialogue avec ses geôliers et les autres détenus, jusqu’à ce que tout le monde finisse par se remettre en question.
Bien sûr, William n’avait pas de mot pour féliciter son professeur d’un tel exploit, mais il n’avait pas de temps à perdre pour débattre sur la façon dont il avait révolutionné cet asile, sans violence et depuis sa petite cellule. C’est ainsi, dans le plus grand des naturels, que le Souffle Pourpre livra tout ce qu’il savait de nouveau sur le RFA, sur les trois autres élèves ou sur le Second Conseil du Graal à son ancien professeur – en sachant pertinemment qu’il enfreignait de nouveau les Lois de son serment. Par exemple, il lui raconta tout ce qu’Arcturus lui avait dit sur ses projets de lutte contre David, sur les fuites de LM ou sur les dérives de Solar Gleam, jusqu’aux considérations écologiques que son meilleur ami commençait à nourrir. Et bien qu’Achille se retenait d’en rire par respect pour ses élèves, il ne boudait pas son plaisir de voir le premier cartel marchand du monde s’engouffrer dans des querelles internes, ils ne sont victimes que de leur propre avidité.
Quant aux inquiétudes écologiques qu’Alessia partageait également, l’ancien Premier Savant de la Cause se contentait de justifier cela par le progrès inéluctable de l’Humanité, par cette marche en avant vers l’avenir le plus radieux qui puisse être, c’était un prix à payer. Enfin, pour ces histoires de criminalité ou de mutation, ça ne tenait qu’à un bon système de santé socialiste et une sécurité au service du peuple ; lutter contre cette dynamique ne servait à rien, c’était même contre-productif puisque la répression attiserait le climat de stress – favorisant ainsi les mutations. En plus, la propagation des échos dans l’atmosphère terrestre ne pouvait que faciliter le déploiement de la Toile Rouge, la thérapie révolutionnaire qui devait fonctionner au travers de ses ondes. D’ailleurs, celle-ci était également le meilleur moyen d’endiguer les mutations, de la même manière qu’elle contiendra les passions, puisque toutes les consciences seront reliées, tout serait naturellement égalisé, dilué. Et Achille était catégorique, c’était une merveilleuse source d’opportunités, il n’y avait pas à perdre plus de temps sur ce sujet. D’autant plus que le Français attendait surtout des nouvelles de son autre disciple favori, sa chère petite Maria tel qu’il l’appelait si affectueusement. Pourtant, à la surprise de William, il ne fut pas étonné d’apprendre que le RFA avait fini par essayer de s’en prendre à elle, ni que des voleurs italiens se soient aussi immiscés dans sa demeure, ça ne pouvait qu’être l’œuvre d’un proche de Marco-Aurelio, et il ne se gêna pas d’accuser le Cardinal Paolo ou ce Prophète des sectes nouvelles.
Évidemment, son élève fut encore plus dérangé d’apprendre que des proches de son ancien professeur puissent se montrer si déterminés, mais comme Achille le résuma, on ne peut jamais prévoir les fanatiques à moins d’être l’un d’entre eux. En fait, le Pionnier Français avait bien d’autres craintes à l’issue de ce récit.
— Ils doivent penser que Maria cache des objets de très grande valeur, pris dans l’héritage de Marco-Aurelio, mais il ne doit s’agir que de babioles, rien qui ne nous intéresse. Maria ne nous fera pas défaut, c’est l’une des meilleurs alliés que notre grande Cause puisse avoir … » divagua-t-il en jetant un regard par la lucarne de sa chambre, pour que William lui assure qu’il ne doutait pas de sa chère amie. « À l’inverse, le RFA est un ennemi mortel de la Révolution, comme tu le sais. Rassure-moi, tu fais toujours fuiter tous leurs efforts sans qu’Emil n’en sache rien ?
— Bien sûr. Seulement, j’ai récemment dû mettre ces activités en suspens à cause de la vigilance d’Emil, et la guerre ayant éclaté presque au moment de l’arrêt de mon partenariat avec les militaires, je pense que personne ne me soupçonnera d’avoir mis fin à cette collaboration pour des questions politiques. » lui exposa-t-il avant de reprendre sur un ton plus gêné à l’encontre de son professeur. « Enfin, j’ai quand même pu apprendre quelques secrets du département militaire que j’ai hâte de partager avec vous. Mais avant cela, j’aurais quelques … questions à vous poser, au sujet du Premier Conseil tant que nous en parlons, si vous le voulez bien. » prit-il la peine d’ajouter, du ton le plus courtois qu’il puisse, sachant à quel point son mentor détestait ressasser ses vieux souvenirs, et surtout cette année 1871 - celle où il avait perdu coup sur coup son rêve, sa fille puis sa liberté …
Pourtant, Achille se contenta d’un soupir, avant de se préparer à encaisser les questions qu’il s’apprêtait à lui poser, comme s’il se doutait que les inquiétudes de son disciple ne portaient pas sur les idéaux de leur Cause ou du Conseil.
C’est donc avec une certaine appréhension que William relaya les accusations d’Emil à l’encontre de son maître, car même s’il n’y croyait pas, il devait tout de même entendre sa défense. Le Pionnier Français était-il celui qui avait causé la fin du Premier Conseil, le traître qu’Emil conspuait autant qu’August ? Mais avait-il également trahi la Cause au nom de son amitié, tel que Lénine le craignait ? Après tout, il devait déjà se méfier de son collègue néerlandais après les évènements de la Commune, alors pourquoi cette expédition en Indochine ? Pour le Saxon, il y avait forcément une raison, d’autant plus que Maria lui avait parlé des propos étranges que leurs deux professeurs avaient échangés dans la grotte du Prince, ce n’était pas un moyen de ressusciter sa Révolution qu’ils étaient venus chercher …
Mais tout comme son camarade autrichien, Achille se défendit de toute trahison envers ses idéaux, bien qu’il ne nie pas avoir usé du Conseil pour servir la Cause – comme William le faisait à présent. Là encore, tout était la faute des trois autres, chacun avait ses propres idéaux et, après les avoir longuement conciliés, chacun avait finalement voulu les accomplir. Achille voulait de la Justice mais August de la Liberté, Emil voulait restreindre la recherche sur le LM et Marco-Aurelio en tirer le maximum. Les deux premiers souhaitaient un usage politique actif du LM et les seconds le craignaient, ces deux-là espéraient trouver une dimension ésotérique dans la molécule tandis que les deux autres redoutaient qu’elle existe. Le Pionnier Hollandais et son collègue italien voulaient que l’Humanité évolue par le biais des individus, là où leurs pairs autrichien et français ne juraient que par les États. Et tous ces clivages n’étaient qu’une partie des nombreuses divisions lézardant l’amitié du Conseil. Presque partout où il pouvait y avoir un débat entre les quatre savants, il y en avait en réalité douze, avec le poids du LM entre les mains et celui de leur serment sur le dos, si bien que le Conseil ne pouvait plus fonctionner, alors même que chacun savait qu’il le devait, qu’il fallait réussir en tout bonne foi. D’ailleurs, c’est sur un ton abattu, sincèrement triste qu’Achille avoua qu’ils avaient vraiment fait de leur mieux pour maintenir leurs amitiés.
À l’origine, c’était même pour se réconcilier qu’ils avaient décidé d’adopter quatre disciples, comme le ferait un couple aussi aimant que désespéré, jusqu’à ce que le destin ou la réalité ne les rattrape.
— Nous avons fini par nous retrouver sur une croisière en mars 70, tous réunis avec nos familles. Mais … August et moi avons eu … un grave différend avec Emil à propos des devoirs du Conseil, et je ne veux pas en parler plus, c’est une histoire qui ne nous concernait que nous quatre seulement … à partir de là, des mots puis des coups irréparables ont été échangés … » lâcha son vieux professeur, avant que William ne s’étonne d’entendre parler de coups irréparables, surtout à cette époque d’avant-guerre. « August et Emil ont pourtant été blessés dans l’incident, c’est … Marco-Aurelio qui nous a sauvés, avec du LM. » avoua-t-il avec difficulté.
— Qu’est-il arrivé ensuite ? » voulut comprendre son disciple, en espérant que son professeur serait plus loquace sur les autres incidents qui étaient advenus.
Et non seulement ce fut le cas, mais Achille put également lui démontrer son innocence, il n’avait fait que ce qui était juste avec les moyens qui lui étaient laissés, au nom du Conseil et de la Cause.
Lorsque Emil trahit le Conseil pour aller offrir le LM au Kaiser, sous-prétexte qu’August et Achille étaient dangereux, ce dernier avait déclenché la Révolution dans leurs intérêts. Il comptait vaincre l’Allemagne pour ramener la nappe dans le giron du Conseil et libérer la Germanie de l’autoritarisme prussien, pour prévenir la guerre et la misère qui ravageaient actuellement l’Europe. Alors, si William y reconnaissait bien la témérité parfois excessive de son mentor, il ne voyait pas où était le mal, Achille avait fait le meilleur choix, et s’il avait réussi, le monde en serait meilleur. Pourtant, Marco-Aurelio avait refusé de voir les stocks du LM servir à une guerre en faveur d’un État, tout comme il craignait de voir l’Allemagne répliquer en s’en servant elle-aussi – faisant ainsi entrer la molécule dans le monde de la guerre conventionnelle.
Heureusement, August était toujours là, auprès de son cher ami et prêt à s’activer pour le Conseil, alors la Révolution fut déclarée sans prévenir l’Italien : elle se passerait à Paris en utilisant le vivier démographique et insurrectionnel de cette grande ville, attisé par le sentiment d’humiliation à la suite des défaites que l’Allemagne coalisée allait lui infliger.
— Entendre August soutenir la Révolution, ça a de quoi étonner …
— Tu vas vite comprendre avec la suite, à moins que tu ne la connaisses déjà. Dans les quelques semaines qui ont précédé l’insurrection de la Commune, c’est avec August que mes rapports se sont dégradés. Il commençait à trop en demander au Conseil pour sa Solar Gleam et son AP, il voulait que l’on devienne une boutique ce connard … » se justifia-t-il sans cacher sa haine envers son ancien ami. « Mais j’ai refusé de céder, et j’ai fini par vouloir l’éloigner pour qu’il ne pourrisse pas notre Cause avec ses petits amis de l’AP, mais tu sais à quel point ce fumier est rancunier … Lorsque les autorités républicaines autoproclamées se sont adonnées à leur massacre contre les communards, August est venu pour récupérer tous les stocks et probablement me capturer. » résuma-t-il avant que William, déjà surpris par ce qu’il entendait, ne renchaîne sur la question de l’expédition d’Indochine : pourquoi l’en avoir informé ? « Tu te doutes bien que je n’ai appris tout ça qu’après … par Marco-Aurelio, et bien malgré lui. Pendant tout ce temps, j’ai continué à croire qu’August était bon, que c’était David, le maître de l’AP, qui le doublait pour nous nuire, que tout se faisait dans son dos. Mais ce n’était pas le cas … C’est pour ça que tu dois te méfier d’Arcturus, je te l’ai souvent répété. » conclut-il, sans pour autant réussir à convaincre son disciple qui en soupirait intérieurement, Arcturus n’est pas comme ça …
Mais cette fois, William ne releva pas cette accusation de son professeur envers son meilleur ami, ce devait être le sentiment de vengeance envers August, le meurtrier de sa fille chérie qui l’animait plus que tout, au point qu’il le projette sur Arcturus.
L’Allemand avait toujours cru qu’Auréliane était morte dans un incendie accidentel, pas qu’elle était un dommage collatéral, alors il se contenta de compatir une nouvelle fois plutôt que de le contredire. Achille conclut alors son récit en rappelant ce qu’il s’était ensuite passé : il avait trouvé refuge chez l’Italien du Conseil, avant de partir pour l’Indochine avec le peu d’espoir qui lui restait, afin de tout y perdre.
— Je suis désolé, Maître. C’est injuste …
— Mais c’est ce qu’il s’est passé. Alors si tu veux une leçon, en voilà une, je te la donne bien volontiers : Ne dévoile rien de ta Cause au Conseil et sers-toi du second pour aider la première, tout le temps, sinon les trois autres finiront par provoquer ta perte. S’il faut lâcher le Conseil pour la Cause, n’hésite pas. Il en va de même pour le RFA ou l’Allemagne. Sinon, abandonne la Cause et le Conseil dès maintenant, ça ne te fera que du mal.
— J’ai en effet du mal à admettre que mentir ou manipuler mes plus fidèles amis puisse être une leçon, mais je ferai au mieux. » lui concéda-t-il, sans trop y croire lui-même, bien qu’il se pense honnête en prétendant faire au mieux - pour tous.
— Je le sais, William, je le sais trop même. Tu fais déjà un excellent travail, ne doute de rien et continue droit devant toi ! » lui clama son mentor sur un ton qui ne pouvait que réjouir son disciple, et avec un sourire presque aussi épanoui que lorsqu’il apprit son nouveau titre de Premier Savant de la Cause. « Hm ! Lénine a pris la relève. Je m’en doutais à vrai dire, ce n’est pas sur la Russie que j’aurai mis ma pièce après la Commune, mais je pense que c’est le meilleur soutien sur lequel tu puisses compter pour accomplir notre devoir. » lui confia-t-il, avant que son élève ne lui raconte le plan révolutionnaire qui se mettait lentement en place dans toute l’Eurasie, jusqu’aux confins des empires russe et français.
Et William fut bien heureux de recevoir les conseils encourageants de son professeur au sujet de son rôle si crucial, ainsi que sur les risques qui en découlaient pour tous ceux qui l’entouraient – que ce soient ses amis du Conseil ou ses propres parents.
Après tout, c’était peut-être en partie à cause des soupçons qu’il avait envers William qu’Emil avait signé l’ordre d’infiltrer la demeure de Maria pour la conduire en justice, voir derrière les barreaux elle-aussi. Au nom de sa cause personnelle, il se sentait non seulement coupable de mensonge envers ses amis, mais également d’attirer le danger sur eux, il y avait déjà longuement pensé lorsque Massimo lui rendit visite. Bien sûr, tel qu’Achille le lui dit, il n’y avait aucune raison que le cambriolage chez Maria soit sa faute, tout comme il n’avait pas de culpabilité à avoir tant qu’il ne commettait pas d’erreurs …
— Ne sois pas pessimiste William, même si c’est le revers de ton côté utopique et rêveur, et ne te sous-estime pas non plus. Si tu as été parmi les quatre jeunes choisi par le Conseil, ça n’est pas pour rien. C’est avant tout une question de talent et de valeurs, pas seulement de savoir ou d’idéologie. D’ailleurs, je ne te l’ai jamais dit mais je suis content que tu te sois rallié à moi, plutôt qu’à Emil qui t’a recruté, c’est peut-être même ce qui l’insupporte dans le fait que nous nous apprécions alors qu’il avait placé ses espoirs en toi. Alors ne tiens pas compte de ses soupçons stupides. » lui assura-t-il, en ouvrant l’une de ses bouteilles d’alcool pour la partager avec William qui finissait déjà son café sans s’en rendre compte - le temps passait tellement vite ici.
— J’ai toujours eu de l’estime pour maître Emil mais nos points de vue sur le monde sont trop différents, c’est précisément une question de mentalité et de valeurs comme vous l’avez dit, au-delà des intérêts qui nous opposent dans les faits. Mais pourrais-je vous demander pourquoi les autres élèves ont été recrutés ? J’ai naïvement toujours cru que vous nous aviez surtout choisis pour nos qualités d’étudiant et nos capacités d’apprentissage, plus que sur des valeurs … » lui demanda-t-il donc, avec un air presque déçu qui fit rire son mentor, prêt à lui rappeler qu’ils étaient aussi des élèves estimables, tous les quatre, même cette paresseuse d’Alessia ou le méchant Arcturus – celui par lequel il comptait commencer.
— Arcturus est quelqu’un de foncièrement bien.
— Très bien, admettons-le pour ce raisonnement. Le père d’Arcturus, Cyrus Seafox, était un ami d’August et de David Rutheyet, et son fils semblait aussi rusé que son père. Mais il y a eu des conflits dans l’Alliance for Progress dont ils faisaient tous partis, et tu sais ensuite ce qui est arrivé à sa famille … » compatit-il sobrement pour résumer l’exil de Cyrus et le décès soudain de son épouse, là où William baissait sincèrement les yeux de peine pour son meilleur ami - ils avaient vécu des choses à la fois si proches et différentes …
J'avoue ne pas être fan de la partie concernant Arcturus, peu d'événement c'est un passage surement important pour la suite de l'histoire.
Par contre, la scène avec William est impressionnante, je dirais même palpitante.
En effet, le passage avec Arcturus sert dans les prochains chapitres. Quant à William, je ne saurai trop répéter qu'il est important de lire les scènes d'Alessia pour comprendre ce qu'il se passe. Cette prison n'est clairement pas "humaine" dans sa conception, mais de là à savoir qui l'a construite, et pour y enfermer qui... c'est un peu moins simple qu'on ne pourrait le croire.
Malheureusement, je dois vous laisser supposer pour l'instant. Achille a un grand rôle à jouer lui-aussi, comme les autres.