Chapitre IX.1. ils sentent ta peur
Quand Roff gara sa voiture chérie dans le parking privatif de Saint-Paul, ils étaient en retard de quelques minutes. Ce n’était pas faute d’avoir roulé vite, pourtant, mais Roff avait insisté pour qu’ils s’arrêtent à un café pour qu’ils mangent un truc -il n’avait pas eu le temps de petit-déjeuner et, selon lui, elle avait besoin de faire le plein d’énergie pour survivre à la journée pourrie qui l’attendait. Bien sûr, elle avait protesté mais comme elle ne tenait pas le volant, mis à part quitter le véhicule à la mode James Bond ou appeler la police pour kidnapping, elle n’avait pas trop eu le choix. Et entre le poste et les urgences… elle choisissait quand même le détour à un café de coin de rue.
C’était précisément la démonstration du pourquoi elle détestait être sur le territoire de Roff Teodre. Autant dire ciao bella tout de suite à sa liberté d’action, ou finir en prison pour usage de la violence.
Son téléphone avait vibré furieusement tout le temps qu’elle avait souffert à se forcer à manger un pain au chocolat pour se débarrasser de Roff ; une fois sur deux, c’était Cash qui l’appelait, et sinon, ça se disputait entre le directeur Augustin ou des numéros inconnus. Elle se doutait un peu que c’était la police. Comme elle avait décidé de suivre pour le moment les conseils de Roff, plus habitué qu’elle à la vie de criminel, elle n’avait pas décroché une seule fois et s’était contentée d’envoyer un message à Cash pour qu’elle ne s’inquiète pas.
“T’aurais pu le finir quand même, s’agaça Roff encore une fois, toujours énervé par le tiers du pain au chocolat que Kim avait refusé d’avaler.
-Je t’ai dit que j’avais pas faim.
-Tu bouffes jamais rien !
-Oh, lâche-moi, Teodre !”
Kim ouvrit la portière avec irritation et la referma derrière elle de la même façon, ce qui lui valut d’autres remontrances de la part de Roff qui tenait toujours à ce qu’on manipule avec délicatesse ses bébés sur moteur et sur roues.
“Vous choisissez vraiment le jour pour faire une virée ! les accueillit Cash qui les attendait vers l’entrée du bâtiment C.
-Qu’est-ce qui se passe ? demanda Kim.
-T’as même pas lu mes messages ? s’indigna-t-elle.
-C’étaient des romans, lui reprocha Roff. Faut que t’apprennes à aller droit au but, Cashou !
-Ok, maintenant tu lis ses messages, ça va loin, ironisa Cash. Mais d’acc, je vais faire court. Kim, chérie, t’es convoquée chez le dirlo parce que les flics pensent que t’as buté Rémi.”
Il pleuvait encore, des gouttes minuscules qui se déposaient partout en mode furtif, et les capuches et les parapluie ne pouvaient rien contre elles. Ce n’était pas le genre de pluie à qui on échappait. Il semblerait que la police partageait cette même nature. Sans qu’on les remarque, sans même qu’on les sente approcher, d’un instant à l’autre, ils étaient partout, tout autour de vous. Par le passé, elle aurait trouvé cette discrète efficacité rassurante... désormais, elle lui retournait l'estomac. Ils avaient l’habitude qu’on lutte et se débatte, qu’on fuie, ils anticipaient chacune de leur décision et ce n'était pas pour leur déplaire dans le fond, ça ne faisait que pimenter toutes ces procédures ennuyantes. Alors que Kim se laissait mouiller par la pluie sous le regard angoissé de Cash, elle entendit Roff appeler son avocat. Elle savait dés lors qu'elle n'assiterait pas à beaucoup de classes, ce jour-là, et pourtant, contre toute logique sensée, la seule chose qu'elle trouva à demander à sa meilleure amie fut de prendre les cours pour elle.
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Les cheveux de Kim ne voulaient pas sécher, l’humidité dans l’air les oppressait. Entre ses mains, la tasse de chocolat chaud fumait et réchauffait ses doigts, mais elle n’en avait pas avalé une goutte. Pourquoi tout le monde s’entêtait-il comme ça ? Elle ne voulait pas manger, elle ne voulait pas davantage boire. Tout avait beaucoup trop de goût et de consistance pour elle, elle ne supportait plus que de l’eau. Froide.
“Détendez-vous, Melle Termentier, vous n’êtes pas la seule à être interrogée. Ils cherchent juste un coupable et sans preuve, ils ne peuvent rien contre vous. “
L’avocat de Roff s’était présenté, il s’appelait Prost. Roff lui avait dit qu’il était excellent et un expert dans les affaires criminelles. Plus d’un gangster avait vu leur peine divisée de moitié, et certains tueurs avaient même échappé à la prison. Il était après tout l’avocat du fils du patron de la mafia locale, il n’était pas là pour faire dans la dentelle.
Face à lui, Kim avait l’impression d’être réellement une meurtrière. Ça ne la dégoutait pas autant que l’odeur de son chocolat chaud, cela dit.
“Tant que vous ferez ce que je dis, vous serez intouchable. C’est à moi qu’il faut dire toute la vérité, et je vous dirais quelle vérité leur dire. Vous comprenez ce que ça signifie, n’est-ce pas ?
-Je ne l’ai pas tué.
-Là n’est pas la question, Melle Termentier. Est-ce que vous comprenez ce qu’il va falloir qu’on accomplisse tous les deux ?”
Il la regardait droit dans les yeux et il devait s’attendre à ce qu’elle détourne le regard, car il parut surpris au bout de quelques secondes. Puis, il se mit à lui sourire.
“Vous n’êtes pas très bavarde, c’est parfait, ne changez rien. A partir de maintenant, sachez juste une chose. Je suis votre nouveau meilleur ami.”
Ce n’était pas une journée inutile, alors, finalement, si elle avait gagné un ami.
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“Mettez-vous à l’aise, lui autorisa la femme. Vous souhaitez quelque chose à boire, peut-être ?”
Voulaient-ils la mettre en prison ou simplement la faire vomir ?
“De l’eau, si vous avez,” railla Kim.
Son interlocutrice se mit à rire gaiement -ce n’était pourtant pas bien drôle- avant de commander à quelqu’un par la porte de ramener une bouteille d’eau, puis, elle revint s’asseoir en face d’elle. Kim ne savait pas trop à qui elle avait affaire. Était-ce une détective ? Elle ne s’était pas présentée en ces termes, elle lui avait plutôt tendue la main d’un sourire et lui avait dit “So Anna". Kim s’était bien doutée, bien sûr, qu’il s’agissait de son nom mais elle avait cru un moment avoir mal entendu. Quel était son prénom, ou son nom de famille ? Ou était-ce simplement son nom ? La femme était jeune, trop jeune, d’ailleurs, même si en considérant son poste, Kim dirait qu’elle avait dans la vingtaine, cette So Anna paraissait avoir tout juste dix-huit ans, mais elle avait toute l'assurance d'une centenaire. Elle était asiatique, coréenne d’origine, présumait Kim, ce qui expliquait la consonance de son nom et qu’elle faisait plus jeune qu’une occidentale. Et en plus de paraître beaucoup trop jeune, elle souriait aussi beaucoup trop. Elle portait un costume rouge rubis, pantalon et veste, mais la chemise était blanche -les flics pouvaient-ils se fringuer comme ça ?
Le moins qu’on pouvait dire, c’était que, bien malgré l’invitation, Kim ne se sentait pas du tout à l’aise. Elle réfléchissait encore plus furieusement que d’habitude, et ses nerfs s’électrifiaient à chaque regard de l’autre femme -quelque chose lui disait qu’elle, cette présumée détective, le sentait à chaque fois, l’air qui s’électrifiait autour d’elles. Comme une allumette qu’on gratte et qui s’allume, et qu’on se dépêche d'éteindre parce que, oh, et si quelqu’un se brûlait ?
“Je comprends que ce soit pénible, et vous m’en voyez navrée, mais pour le bon déroulement de l’enquête, nous avons quelques questions de la plus haute importance à vous poser,” énonça So Anna.
Kim ne faisait pas confiance à ses cordes vocales, alors elle opina du menton. Le jeune qui l’avait interrogée le jour où Rémi avait été découvert dans les toilettes de Saint-Paul arriva avec la fameuse bouteille d’eau, salua Kim et repartit en fermant la porte derrière lui. Elle était persuadée que ce n’était pas la même salle d’interrogation mais elle était identique en tout point.
“Ce serait naturellement préférable de répondre à ces questions honnêtement.”
Ah oui, mais préférable pour qui ?
“Où étiez-vous le 21 janvier au soir ?”
Le soir de la mort de Rémi. Kim hésita à mentir, Prost lui avait conseillé de déformer la vérité. Son alibi ne valait rien, il lui avait dit de nommer des personnes qui seraient prêtes à la couvrir. Et à quoi cela servait-il d’accepter l’avocat de Roff si ce n’était pas pour lui faire confiance. Sauf qu’elle ne lui faisait pas confiance, mais elle ne faisait pas plus confiance à cette femme. C’était un jeu, un jeu qui n’avait rien d’amusant, mais ça restait un jeu. Un jeu avec une grosse case rouge étiquetée PRISON.
“J’étais chez moi.
-Quelqu’un peut témoigner ?
-Denis, mon majordome, et Cachemire Augustin.
-Une amie ?
-Oui, elle est venue puisque c’était la veille de notre fête de fiançailles.
-Ce devait être une soirée très sympa.”
Comment expliquer qu’il n’y avait rien de sympa à anticiper une deuxième fête de fiançailles quand on détestait son fiancé ? Ah oui, c’est vrai, on ne l’expliquait pas.
“A quelle heure est-elle arrivée, et quand est-elle partie ?”
La question était surtout à quelle heure la mort était-elle évaluée, mais ce n’était pas comme si elle pouvait poser subtilement la question.
“Ce n’est pas une question piège.”
Ben voyons.
“Puisque vous mentez, alors pourquoi je ne pourais pas ? ironisa Kim sèchement.
-Kimberly, répondit So Anna avec une fausse douceur. ce n’est pas comme si vous avez tué Rémi… à moins que je ne fasse erreur, bien sûr.”
Quel jeu du chat et de la souris. Et elle n’avait même pas commencé à courir.
“Je vous l’ai dit, dites-moi la vérité. Nous le saurons si vous nous mentez, faites-moi confiance.”
Si Rémi avait été tué, il n’était pas tout seul. L’école fermait à 21h30 le vendredi soir, des gardes du soir fouillaient les bâtiments avant de verrouiller les portes. C’était peu probable qu’il ait été tué après 21h30. D’un autre côté, comment les gardes avaient-ils pu manquer le corps dans les toilettes ? Avait-il été déplacé dans l’une des cabines ? Et comment le coup de feu avait-il pu passer inaperçu ? C’était peut-être un silencieux. Mais si ç'avait été un silencieux, les policiers n’aurait jamais pensé à un suicide. Personne ne se suicide en se souciant d’alerter quelqu’un. Alors, c’était après la fermeture des portes. Rémi avait dû rester avec un prof, il était leur grand ami, après tout, et seuls les profs pouvaient rester toute la nuit s’ils le désiraient ; ils avaient même les clés. Ca valait aussi pour les sportifs qui s’entrainaient après les cours.
“ Elle est restée de 21h à 1h30 du matin.
-Vous vous êtes couchées tard pour la veille d’un jour si important.
-Je suis insomniaque.”
So Anna lui sourit mais Kim savait qu’elle savait qu’elle mentait. Mais comme Prost lui avait si bien dit, jusqu'à preuve du contraire, ils ne pouvaient rien contre la vérité qu’elle choisissait.
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Kim s’en voulait de forcer Denis et Cash à fournir un faux témoignage, elle se demandait si elle s’était naïvement laissée influencer par Prost ou si c’étaient les conséquences de son propre égoïsme. Elle n’avait pas fait trois pas hors de la salle d’interrogatoire qu’elle regrettait déjà. Denis était, la nuit du meurtre, chez lui auprès de son mari, la police irait-elle interroger également son conjoint ?
A l’extérieur, Roff et son avocat l’attendaient. Quand il s’agissait de sécher les cours, toutes les raisons étaient les bienvenues pour Roff. Kim n’arrivait tout de même pas à comprendre comment il pouvait trouver plus agréable d’être au poste plutôt qu’à Saint-Paul, mais si elle pouvait lui fournir un prétexte, elle n’allait pas se refuser à sa seule bonne action de la journée. Son karma avait déjà pris un sacré coup dans la gueule.
“Comment ça s’est passé ?
-Allons ailleurs.
-Tu veux quand même pas aller en cours ?
-Juste… juste ailleurs.”
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“Si Prost t’a dit de mentir, il fallait mentir, pourquoi tu te prends la tête pour ça ?
-Tu crois que j’en ai quelque chose à foutre de mentir ?”
Elle mentait tous les jours, et elle mentait merveilleusement bien -alors, pourquoi s’en priver ?
“Là, si je tombe, ils tombent avec moi, expliqua-t-elle.
-Arrête un peu, y’a pas de raison que tu tombes, répliqua Roff en levant les yeux au ciel. Et Cash préfère mentir plutôt qu’on te soupçonne, et si tu l’as fait c’est que tu le sais.
-J’ai menti alors que je ne connais même pas l’heure de sa mort, c’est un putain de coup de bluff, Roff, ok ? Ca peut partir en vrille à tout moment !
-Et ben, on gèrera la merde quand ça arrivera, ça sert à rien de stresser pour rien… mange !”
Mais qu’ils s’empiffrent tous seuls, putain. Les dents grinçantes, les joints des mains blancs de tension, Kim se retenait d’exploser. Ils étaient de retour dans un café, et Roff avait une fois de plus commandé une viennoiserie qu’elle n’avait absolument pas demandée.
“Faut qu’on prévienne Cash de ce qu’elle devra dire aux flics, appelle-la.
-Elle est en cours de comm.
-C’est vraiment important, là ?
-Je lui ai envoyé un sms, de toute manière. D’ailleurs, autant qu’on retourne aussi à Saint-Paul.
-T’as vraiment envie de retourner en cours ?
-Je sais que les diplômes servent à rien en taule mais, à moins que ça t’ait échappé, j’essaye d’éviter de finir là-bas.
-Le pire là-bas, parait que c’est la bouffe donc t’as pas à t’inquiéter puisque tu manges que dal. En plus, on est les plus friqués du coin, j’vois pas pourquoi on se fait chier avec des études à la con…
-Parle pour toi, rétorqua-t-elle. Tant que mes parents sont encore en vie, j’ai rien du tout.”
Son père à lui était plus généreux, il lui avait légué une boîte de nuit et dès lors, lui avait offert un double des clés du coffre-fort. Ce n’était pas aussi simple pour elle, elle devait mériter son héritage et c’était extrêmement glauque. Et fatiguant.
“C’est pour ça que tu leur obéis au doigt et à l’oreille ?
-C’est pas pour le plaisir, non,” ironisa-t-elle.
Il désapprouvait, bien sûr -que ne désapprouvait-il pas chez elle ?- mais, avec la matinée éreintante qu’elle avait passé, il eut le bon goût de la prendre en pitié et de ne pas se lancer dans de longues remontrances. Cependant, vu l’état actuel de sa vie, peut-être bien qu’elle les mériterait, en définitive. Clairement, il y a avait quelque chose qu’elle gérait de la mauvaise façon.
Peut-être devrait-elle entrer dans un couvent, ou se faire ermite.
On se demande beaucoup, si ce coup-ci, elle va réussirà sortir du rôle qu'elle se force à jouer (à surjouer même pour arriver à se convaincre).
Est développé dans ce chapitre une vraie aversion pour la nourriture. Kim serait-elle assez en dépréssion pour se laisser mourir ?
C'est intéressant de ne voir que le point de vue de Kim, avec toutes ses fragilités, et ses biais de points de vue important. On est obligé alors d'essayer de déduire la part qui est juste / vrai et la part qui provient du biais de Kim.
Au plaisir de lire la suite.
C'est drôle parce qu'en écrivant cette histoire -mais ça commence à dater c'était en 2017- je ne me suis pas rendue compte qu'on ne voyait les autres personnages que par le regard de Kim et que ça pouvait être déroutant. J'ai écrit tellement d'autres histoires de cette façon, que c'est une sorte d'habitude ^^'
Merci encore, Arno :)