Chapitre IX.2. ils sentent ta peur
Depuis la mort de Rémi, des parents avaient déjà changé leurs enfants d’école, Saint-Paul prenait des airs de cellule de quarantaine. Le virus était là, et on traquait les malades, plus personne n’osait vraiment faire la blague mais ils se demandaient tous involontairement qui serait le prochain suicide. Le directeur Augustin tremblait déjà de voir son établissement fermé. Mais il semblerait que la réputation de Saint-Paul parvenait à la sauver même d’une série de morts. Beaucoup de familles avaient sacrifié bien trop afin que leurs enfants puissent y entrer pour se laisser intimider par quelques suicides. Et les autres, comme par exemple Robert et Véronica Termentier, ne se faisaient absolument aucun souci. Ca tombait bien parce que Kim ne comptait aller nulle part.
Elle avait son concours en mai pour entrer dans la meilleure école de commerce de France, et si elle le loupait, il faudrait qu’elle reparte pour une année à Saint-Paul et ça, c’était hors de question. Il fallait juste que Saint-Paul tienne quatre mois sans imploser, juste quatre petits mois, le temps qu’elle remporte son billet de sortie.
Augustin avait fait un discours pour Estelle, et il en avait refait un pour la mort de Clara. Il avait bien dû prononcer quelques mots en souvenir du trop regretté Rémi, et Kim était ravie de ne pas avoir été là pour les entendre. En ce jeudi matin, il rassembla une nouvelle fois les élèves de Saint-Paul dans le gymnase et une rumeur courait déjà que quelqu’un d’autre s’était suicidé.
Cette fois-ci, personne n’était mort. Il les avertit que la police avait obtenu un mandat pour aller et venir dans l’école, et les interroger pendant les heures de cours, et qu’il était de leur devoir de coopérer. Des séances de soutien psychologique avaient également été mises en place -obligatoires, ça allait sans dire mais il était bon de le spécifier.
Le rire sardonique de Roff n’échappa pas à Kim. Il avait vu juste, on leur envoyait une équipe de psy.
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“Ils cherchent un psychopathe, confirma Roff dès qu’ils quittèrent le gymnase. Ils vont nous faire passer des tests tordus.
-Comment quelqu’un pourrait nous pousser un à un au suicide ? contra Cash avec un air incrédule. Qui est chargé des théories criminelles, chez les flics ?
-Un Vengeur se mêle de l’enquête, expliqua Roff. Ces gens-là sont pas nets.”
Interloquée, Kim ralentit le pas sans s’en apercevoir. Un vengeur ? Mais les vengeurs ne se chargeaient que des histoires de serial killers ou d’injustice sordide. Ils étaient appelés comme des anges par les victimes, si elles étaient encore vivantes, ou leurs proches, ou la police leur demandait de l’aide s’ils n’avaient pas à résoudre une grosse affaire. De par leur nombre restreint, les Vengeurs se montraient extrêmement sélectifs quant aux affaires qu’ils traitaient.
Si l’un d’eux s’impliquait, alors, ça ne présageait rien de bon.
“Ca doit être un des quatre vengeurs d’Aubéry, souleva Martin.
-Ils étaient pas trois ? Deux femmes et un homme ? demanda Cash.
-Un autre homme a débarqué, il y a pas si longtemps, lui expliqua-t-il. Juste après avoir fini son entrainement.
-Leur entraînement ?
-Enfin, officiellement, c’est censé être leurs études mais c’est plus un long parcours du combattant, genre… notre service militaire mais en cent fois plus dur, et qui dure plusieurs années, avec des cours de droit du niveau de Saint-Paul et autres.
-Ah, c’est la L-double-C! Oui, c’est vrai, j’ai vu un reportage, un jour, se rappela Cash. Ils disaient qu’il y avait seulement deux écoles, une à Aubéry et une vers Paris. Elles sont tellement dures que la plupart des élèves abandonnent au bout de quelques semaines et le concours d’entrée est quasiment impossible...
-Ca, c’est juste la première étape pour devenir vengeur. Après les trois ans d’école, ils ont encore des épreuves qui durent quatre ans.
-T’es vraiment bien informé,” remarqua Kim.
Martin et Roff s’échangèrent un regard, puis ils se mirent tous deux à rire.
“Je regarde pas mal de reportages !
-C’est donc ça que que fait Paolo, il n’est pas vraiment devenu flic, devina Kim. Et c’est comme ça qu’il vous rencarde sur tout ce que fait la police, ça doit être bien pratique pour les affaires.”
Elle braqua son regard sur Roff et à l’expression figée de son visage, elle comprit qu’elle avait tapé dans le mille. Paolo avait été un pauvre gosse d’un des quartiers d’Aubéry que les Teodre dirigaient ; il dealait et s’était fait attraper plusieurs fois pour braquage à main armée. S’il n’avait pas fini en prison ou même mort, c’était seulement parce qu’il s’était attiré les faveurs de Martin et de Roff.
Comme il suivait partout Roff durant leur adolescence, Kim le connaissait bien. Il avait presque quatre ans de plus qu’elle et avait toujours eu ce côté surprotecteur ; une fois, quand elle avait quinze ans ans et que Roff la trainait au deuil le soir après le lycée, un garçon avait essayé de lui servir un verre de trop alors qu’elle refusait depuis cinq bonnes minutes. Paolo l’avait sorti de la boite et Kim se doutait assez bien de ce qui s’était passé dehors. Elle avait de nombreuses dettes envers lui, ils en avaient tous, qu’elle n’avait toujours pas oubliées. Enfin, ça, c’était avant qu’il disparaisse, quatre ans auparavant, avec le prétexte fumeux qu’il rentrait en école de police.
Quelle école de police n’avait ni de vacances, ni même de week-end ?
Maintenant, tout était bien plus clair. Roff l’avait envoyé à la L-double-C pour qu’il devienne vengeur et infiltre la police du même coup.
“C’est vrai, c’est bon pour mes affaires, concéda Roff, mais ça arrange bien les tiennes aussi.”
Le pire, dans tout ça, c’était sûrement à quel point c’était vrai. Ça lui faisait physiquement mal de l’admettre. Comment pourraient-ils un jour rembourser Paolo de tout le mal qu’il se donnait pour eux ?
“Comment il va ? demanda-t-elle.
-Il va bien, la rassura Martin. Tu sais qu’il est heureux de nous aider, il aime jouer les grands-frères.”
Oui mais Kim ne savait pas comment jouer les petites-soeurs.
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Il n’avait pas fallu attendre longtemps pour que vienne son tour. La deuxième heure de la matinée n’avait pas sonné sa fin que Kim entendait déjà son nom convoquer pour une séance chez l’équipe de psy. Un bruit de couloir disait que tout le monde y passerait, même les élèves de Lettres qui ne quittaient jamais le Bâtiment A. Clara, Estelle et Rémy étaient tous dans la section de Kim, celle du Bâtiment C, aux incessants cours d’Economie, de Négociation, de Marketing et de Management. C’était peut-être bien la même école mais pour Kim, c’étaient comme des mondes différents.
Martin étudiait la Littérature à Saint-Paul et pourtant, elle ne le croisait quasiment jamais. Si elle ne l’avait pas connu pas avant, elle aurait ignoré complètement qu’ils étaient camarades. Ils étaient près de 1500 élèves à Saint-Paul, toutes sections confondues -Lettres au Bâtiment A, Commerce au Bâtiment C et Politique au Bâtiment B- et promotions réunies, et c’était comme une petite ville, segmentée en trois quartiers éloignées, une ville pleine à craquer d’inconnus indifférents. Ils se connaissaient de vue à travers les réseaux sociaux qui emmagasinaient l’historique de leurs rencontres et échanges mais non, ils ne se connaissaient pas.
Ca leur arrivait juste de passer la soirée ensemble au deuil, le vendredi, bien que les élèves de Lettres se vantaient de boycotter l’endroit.
Alors, pourquoi perdre du temps à tous les psychanalyser, et ne pas se concentrer sur les élèves de sa section ? Voulaient-ils régler cette histoire ou juste faire semblant ? Ils faisaient tous semblant, après tout. Elle y compris. Ils faisaient semblant d’être plus forts qu’ils ne l’étaient, plus gentils et compatissants, ils prétendaient être moins égoïstes et superficiels, en jetant quelques phrases philosophiques sur les réseaux sociaux dans le seul but de récolter des likes. Pas étonnant que la police soit à leur image, à prétendre faire leur boulot correctement quand ils brassaient seulement de l’air.
Mais il était vrai, pensa-t-elle avec un rictus en regardant la porte devant elle, qu’une petite séance de psy ne lui ferait pas de mal. Roff n’arrêtait pas de lui dire qu’elle avait quelques problèmes mentaux, de type obsessionnel et névrotique. Il pensait même que c’était elle qui avait mené Rémi au suicide, et peut-être qu’au fond, pour lui et pour tous les autres, elle n’était pas non plus complètement étrangère à ceux de Clara et Estelle. La police faisait bien de la considérer comme la principale suspecte, tiens, s’ils cherchaient une psychopathe, elle était leur femme.
Qu’ils viennent l’arrêter, elle plaiderait la folie -elle était sûre que ça pouvait passer crème.
Elle frappa à la porte d’un des bureaux qu’on avait mis à la disposition des psys, et elle entra quand une voix le lui dit. Kim n’avait pas même refermé la porte après son passage qu’elle était clouée sur place. Confortablement installée dans un fauteuil, parfaitement à son aise, l’attendait la détective de son dernier interrogatoire. L’asiatique au sourire toujours si aimable qui savait poser les questions les plus innocemment sournoises, So Anna. Aujourd’hui encore, elle portait un ensemble de costume flashi, d’un rose saumon audacieux.
Kim s’était laissée attirer dans suffisament de guet-apens pour les reconnaître aussitôt.
“Bonjour, Kim, comment vas-tu ?
-Vous…”
Prise de court, sa voix l’abandonna et elle hésita furieusement à repartir de la pièce en courant. Bien vite, néanmoins, son sens rationnel reprit le pas sur l’instinct et elle ferma finalement la porte, rassemblant tout son self-contrôl pour ne pas flancher.
“Vous êtes psychologue ? J’avais cru comprendre que vous étiez flic.
-Je suis les deux.
-Quand vous faites enfermer les gens, c’est à l’asile ou en taule ?”
Son interlocutrice ne prit pas la peine de dissimuler son amusement et répondit que ça dépendait des cas.
“Allons, ne reste pas debout, tu es plus chez toi ici que moi.
-Vraiment ? ironisa-t-elle. Ce n’est pas l’impression que ça donne.”
Jugeant que son stresse n’allait devenir que plus évident si elle restait debout, elle finit par accepter l’invitation et s’assit dans un petit sofa qu’on avait certainement amené ici pour la grande occasion. Ce n’était que dans les écoles comme Saint-Paul qu’on tentait de vous rendre agréable une inspection cérébrale au laser.
“Avez-vous une quelconque preuve contre moi ? demanda-t-elle.
-Pas la moindre, assura Anna.
-Alors, comment pouvez-vous vous permettre de venir m’interroger jusque dans mon école ?
-Ce n’est pas un interrogatoire.
-Vous me demanderiez l’heure, que ça deviendrait un interrogatoire. Vous êtes de la police.
-Mon métier principal est psychiatre, je vous l’ai dit, Kimberly, vous pouvez me faire confiance. “
Elle s'abstint de toute réponse. So Anna la regarda longuement et soupira, comme déçue, Kim applaudit intérieurement le jeu d’acteur.
“Du coup, je suis là pour me faire psychanalyser, introduisit Kim. Commencez quand vous voulez.
-Il y a manifestement un problème dans cette école, tu ne peux pas le nier.
-Quelle école n’a pas de problème ? rétorqua-t-elle.
-Trois suicides en l’espace de quelques mois, c’est un record. Il y a déjà eu des séries de meurtres, oui, c’est vrai, mais les séries de suicides se font plus rares…”
So Anna haussa un sourcil noir et Kim réagit le moins possible. Bien entendu, elle voyait très bien où elle voulait en venir. Le mieux serait que quelqu’un tuait des élèves à la chaîne, ça arrangerait bien tout le monde. Il y aurait quelqu’un pour prendre le blâme, les autres pourraient s’en laver les mains. S’il s’agissait effectivement de suicides, tout devenait plus délicat pour tout le monde.
“Il parait que vous recherchez un psychopathe parmi nous.
-Un psychopathe ? C’est un grand mot, reprit So Anna, toujours amusée. Et qu’est-ce que tu en penses, toi ? Tu connais des personnes qui pourraient coller ?
-Des tonnes. Si vous avez vraiment besoin de mon aide, je veux bien vous filer un coup de main.
-Avec joie. Je prends toute l’aide qu’on me donne.
-Ok. Je connais un petit test, il est assez connu.
-Un test pour psychopathe ? C’est fou, ça, ça ne me dit rien, et pourtant, je suis une experte.
-Vous ne connaissez pas vos classiques, railla Kim. C’est une devinette.”
So Anna pencha un peu la tête, fronça les sourcils tout en souriant, et pour la première fois depuis son entrée dans la salle, Kim sourit elle aussi.
“Prête ?
-Plus que jamais.
-D’accord. Attention, il n’y a qu’une seule bonne réponse. Une fille se rend à un enterrement et là-bas, elle y rencontre un homme qu’elle trouve incroyablement attirant. Du premier coup d'œil, elle en tombe amoureuse, mais l’enterrement se finit sans qu’elle n’ait eu le temps de lui demander son numéro, ou un quelconque autre moyen de le contacter. Quelques jours plus tard, elle tue sa sœur."
A la fin de sa petite histoire, Kim laissa son sourire s’intensifier.
“Et la question est pourquoi, j’imagine, conclut Anna.
-C’est souvent la question. Pourquoi ?
-Je n’en ai pas la moindre idée, à dire vrai…
-Vous ne pouvez pas y répondre correctement sans passer pour une tordue, c’est aussi le problème, raisonna Kim. Alors, même si vous connaissez la réponse, vous ne la donnerez pas.
-Vous pensez peut-être que je suis une psychopathe potentielle ?
-On dit que les psy sont aussi fous que leurs patients mais c’est vrai qu’on dit beaucoup de choses, répondit Kim. Ce que je pense c’est qu’il ne faut pas être très net pour faire psy ou flic, et que vous êtes les deux. Et maintenant vous cherchez un psychopathe, et je suis sûre que vous avez tout un tas de tests supra-scientifiques, qui marchent bien mieux que le mien. Sauf que s’il a poussé trois élèves à se suicider, c’est qu’il sait y faire. Pareil, s’il les a tués lui-même. Il, ou elle, sait ce que vous attendez de lui, il zigzaguera entre vos obstacles et vous allez arrêter le pauvre con qui ne saura pas voir le piège. Peut-être bien un dingue, certes, mais pas le bon.”
Ou moi, pensa-t-elle en son fort intérieur.
“C’était un enterrement.”
A présent, So Anna avait un visage de marbre, froid et grave, et Kim ignorait si elle devait se féliciter de l’avoir fait changer d’attitude, mais elle était avant tout destabilisée par le soudain revirement de situation.
“C’est à un enterrement qu’elle l’a rencontré, si elle voulait le revoir, il lui fallait un autre enterrement. C’est la bonne réponse, pas vrai ?
-Je pensais que vous ne la connaissiez pas.
-Je ne la connaissais pas mais je suis excellente aux devinettes.”
Et le sourire se redessina immédiatement sur le visage de So Anna, comme fabriqué de toute pièce. En dépit du frisson qui lui parcourut la colonne vertébrale, Kim décida qu'elle mentait.
J'aime bien la fin du chapitre en So Anna et Kim. et le petit jeu du chat et de la souris (mais qui est qui)
Par contre, l'histoire de Vengeur ma parait un peu sorti de nulle part, comme un artifice rajouté au dernier moment ....
Au plaisir de lire la suite,
C'est tout à fait, ça, un petit jeu du chat et de la souris !
Alors en fait, pour les Vengeurs, je t'explique, j'écris un autre histoire ou plutôt un recueil d'enquêtes dans ce même univers, qu'est la ville d'Aubéry, et So Anna en est le personnage principal. Et comme j'écrivais les deux en parallèle, je pense effectivement ne pas bien avoir expliqué leur apparition dans celle-ci... il faut que je réfléchisse comment les introduire autrement... peut-être plus tôt dans l'histoire, mais je ne sais pas trop quand. Merci du commentaire, en tout cas :)