Chapitre IX

Point de vue : lui

Je regarde mon téléphone une dernière fois. Je démarre. Je prends la route. Encore une fois. Plus que quelques kilomètres avant d'arriver à la maison. J'allume la radio, pour avoir du bruit. Je ne l'écoute que d'une oreille.

Je suis ailleurs, autre part que sur Terre. Enfin, j'en ai l'impression. Je cherche pourquoi j'ai ces sortes de visions. Pourquoi un vieux qui meurt dans une maison qui n'est pas la sienne ? Pourquoi cet accident que j'ai rêvé s'est produit ? Pourquoi mes pieds continuaient d'avancer quand l'intérieur de moi était pétrifié et pourquoi ces étranges messages ? Pourquoi ça m'arrive à moi, pourquoi aujourd'hui, le jour de mon anniversaire, et le jour de l'enterrement de ma grand-mère ? J'enterre une personne et c'est le monde entier que j'enterre.

Je monte les escaliers. J'ouvre la porte. Je jette les clefs sur la table basse. Mon sac et ma veste avec. Je tire une chaise pour m'asseoir. Les coudes enfoncés dans mes cuisses, la tête dans les mains. Des larmes s'échappent de mes yeux. Elles filent, courant sur mes joues pour finir étalées par mes doigts comme si je m'échouais sur le rivage. Comme si j'étais le naufragé d'une violente tempête, la mer giflant mes joues encore toutes sableuses. Je suis un navire qui sombre dans l'abîme. Je suis quelqu'un qui dégringole et qui s'engouffre, comme englouti par la noirceur de ce monde.

Je ressens cette envie brûlante de prendre un objet, le cogner contre le sol et le regarder s'éclater en mille morceaux. Puis de le refaire encore et encore. Jusqu'à ce plus rien ne soit autour de moi et que ma rage soit envolée. Il faut prendre le temps de respirer. Je n'ai pas envie de ça. Pas maintenant. Je ne veux pas que les voisins apprennent mon état. Ils n'auront pas besoin d'appeler les flics pour tapage nocturne. Je ne veux pas de ça. J'ai autre chose à faire, des choses bien plus belles et plus grandes. J'essaie de me contrôler. De me calmer. J'essaie d'arrêter de pleurer, d'arrêter tout ça. Quand on est au fin fond du trou, il nous reste deux choix. Continuer de creuser encore plus profond pour rester coincé ou grimper pour pouvoir sortir la tête. Je veux remonter et gravir la pente qui se dresse maintenant devant moi. J'aurais besoin d'une échelle parce que je n'y arriverais pas seul. Je veux faire bouger les choses. Voir les gens sourire quand tout semble aller mal, les voir pleurer quand ils en ont besoin et hurler quand ils sont heureux. Crier quand ils souffrent, qu'ils ont mal quelque part et qu'ils ont besoin d'être entendus, écoutés.

J'ai l'impression de toujours chercher une perfection qui reste inatteignable. Du moins, faut-il qu'elle existe. Je sais que quelqu'un de parfait n'a pas les poches débordantes d'argent. Il n'a pas non plus toujours un sourire tatoué sur le visage. Il n'a pas son sac rempli de contacts et de relations. Être parfait, ce n'est pas être heureux quand les autres le sont aussi ni être tristes quand les autres le sont aussi. Être parfait, c'est être soi-même, et juste soi-même. C'est savoir crier de douleur et pleurer sous le poids des souffrances. Être parfait, c'est pouvoir en baver pour arriver au point qu'on s'est fixé. C'est être fier de ce qu'on a fait et de toutes les épreuves surmontées jusqu'ici, fier du chemin qu'on a parcouru. Peu importe le départ, les détours et les obstacles franchis. Peu importe les combats menés, peu importe l'arrivée. C'est aussi savoir reconnaître les erreurs qu'on a faites en route et aussi pouvoir faire des compromis quand il le faut. Aujourd'hui, l'important, c'est qu'on soit fiers de nous. Fiers de notre vie et de ce qu'on a choisi. Qu'on soit heureux à un moment et triste à un autre, peu importe.

J'ai dix-neuf ans à peine et déjà des beaucoup de regrets. Aujourd'hui plus que les autres jours, jusqu'à m'en mordre les doigts. Je regrette de ne pas avoir connu ma grand-mère un peu plus. Je regrette d'avoir dit des choses que je ne pensais pas, à des personnes qui comptent pour moi. A des personnes pourtant si chères à mes yeux.

Maman. Je regrette les mots que j'ai trop de fois répétés. Je t'ai longtemps détestée parce que je croyais que tu n'y comprenais rien. Que tu ne me comprenais rien de ce que je ressentais. J'ai mis ça sur le compte que tu n'avais pas mon âge, sur le fait que tu étais une femme. Alors que tu es la seule qui m'ait vraiment comprise jusqu'ici.

Papa, je regrette de t'avoir tant de fois rappelé tes goûts que je qualifiais de merde alors qu'ils étaient juste les tiens. Je ne pensais pas que ça pouvait t'atteindre. Je regrette de t'avoir sans cesse répéter que tu n'étais qu'un connard. Au fond, le plus connard des deux, c'était moi. Parce que j'étais incapable de comprendre qu'on était différents l'un de l'autre, qu'on a des goûts différents. J'étais trop con pour comprendre qu'il n'y a ni Bien ni Mal, et ni beau ni moche. Que ce n'est qu'une question de point de vue. J'étais trop con pour croire que j'étais le meilleur, l'exemple à suivre.

Je n'ai que dix-neuf ans et c'est la première fois que je me remets sérieusement en question. Comme si les murs venaient de s'effondrer, que le ciel m'était tombé sur la tête. Que les masques avaient tout à coup disparu. Je prends petit à petit conscience que je grandis. J'ai entamé un pas de géant, comme un saut immense vers l'avenir. Il ne me reste qu'à trouver ce qui me rendra heureux, ce qui me rendra fier. J'aimerais que maman et papa puissent l'être aussi à leur tour. Il serait temps.

Je veux de me lever le matin pour mener des combats qui en valent vraiment la peine à mes yeux. Je veux me lever le matin avec cette rage d'exister, cette envie d'un monde meilleur. J'ai envie de me coucher en ayant accompli un truc. Je veux de pouvoir dire à mes enfants que leur père a fait quelque chose de sa vie. Que papa a essayé de faire bouger les choses à sa manière, même si ça n'a pas tout le temps marché. Même s'il y a eu des échecs.

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H.Monthéraut
Posté le 21/03/2022
Bonjour,

La noirceur de l'ambiance et des pensées du personnage ressort très bien, on coule avec lui, avant de remonter.
Il a conscience de son état et de ce qu'il peut faire pour y remédier.
C'est un discours de jeune adulte qui commence à mûrir, à sortir de l'adolescence.

Je veux de me lever : continuer ? ou de en trop ?
Je veux de pouvoir dire : de en trop ?
InTheKiosk
Posté le 08/05/2022
Bonjour,
Je m'excuse pour le retard de ma réponse !
Je suis contente de voir ce que ça te procure...c'est ce que j'espérais transmettre !
Merci pour les deux remarques !
Baladine
Posté le 07/03/2022
Salut !
Ca faisait longtemps que je n'avais pas lu un chapitre de ton livre, et je suis très touchée par celui-là, qui souligne avec délicatesse tous les mouvements positifs qu'une proximité avec la mort peut soulever. Ce sont de belles réflexions qui surgissent à travers ton personnage.
A bientôt,
Claire
InTheKiosk
Posté le 07/03/2022
Hello !
Je suis ravie de te revoir, d’autant plus si ce chapitre t’a touchée ! Mille mercis pour tous tes compliments, c’est vraiment très encourageant !
Au plaisir de te revoir !
Edouard PArle
Posté le 19/01/2022
Coucou !
Très très beau chapitre ! L'introspection d'Andrew est vraiment très réussie, émouvante. D'abord déprimé, il relève peu à peu la tête, c'est vraiment beau. On sent déjà une évolution du personnage, un peu en même que celle de la mort, l'alternance de leurs pdv permet de les mettre en parallèle.
J'avoue que j'ai un faible sur le passage où il évoque ses parents, celui sur la perfection. Et la chute est aussi très belle.
Le premier paragraphe est un peu haché par exemple : "Je démarre. Je prends la route." je mettrais une virgule à la place du point.
Petite suggestion :
"et c'est la première fois que je me remets sérieusement en question." je trouve que ça sonne moins bien que les autres phrases, je verrais plus un truc comme : et pour la première fois je comprends.
Un plaisir,
A très vite !
InTheKiosk
Posté le 19/01/2022
Coucou !
Tu me voies très touchée par ton commentaire ! Je suis vraiment (très) ravie qu’il t’ait autant plu ! Merci beaucoup, vraiment !
Merci aussi pour les suggestions (effectivement, ça sonne mieux !).
A bientôt !
Edouard PArle
Posté le 19/01/2022
on voit que tu as écris avec tes tripes, c'est pour ça que ça marche (=
Niels
Posté le 16/01/2022
Bonjour !

Très bon chapitre qui met bien en avant les regrets et la remise en question d'Andrew. Un peu comme la Mort dans le chapitre précédent, il commence à "s'ouvrir", à se libérer d'un poids qui pesait sur lui depuis trop longtemps. C'est une belle évolution qui, je pense, sera importante pour la suite ! :D
InTheKiosk
Posté le 16/01/2022
Coucou !
Merci beaucoup ! Je suis ravie que ce chapitre t'ait plu (c'est vraiment encourageant) !
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