Chapitre premier

Notes de l’auteur : Bonjour à toi lecteur. Voici les trente premières pages d'un roman qui en compte trois cents. C'est un premier roman, mais pas un premier jet, ni un premier travail. Donc en cas de commentaire, sois un peu indulgent mais pas trop. Les critiques constructives sont autant de petites leçons que j'accepte avec gratitude. Bonne lecture.

 

Max aborda les cinquante marches qui montaient vers la clinique avec un sourire fatigué aux lèvres. Il était entouré de la lumière parcimonieuse du petit bois qui reverdissait.

C’était la dernière fois qu’il aurait à les grimper aujourd’hui. En fait, il espérait que c’était la dernière fois de sa vie. Rien qu’aujourd’hui il les avait parcourues vingt fois pour un total de mille marches. C’était l’objectif qu’il s’était fixé pour son départ du microcosme si singulier et pourtant sécurisant de la Clinique Psychiatrique des Ormes.

Il choisit de ralentir son rythme pour respirer plus facilement et profiter de l’ascension. Comme souvent il pensa à certains autres patients en séjour ici qui étaient bien incapables de simplement descendre ces marches. Elles étaient rudimentaires, inégales et potentiellement dangereuses (en particulier pour les personnes sous médication lourde), composées de terre, de graviers et maintenues par d’épaisses planches qui tentaient d’attraper les pointes de pied des promeneurs inattentifs. Une succession de bouts de bois, qui ne pourrait probablement pas retenir ne serait-ce que la moitié du poids de Max (qui faisait à peine soixante-cinq kilos) faisait office de rambarde. Penser aux patients moins « chanceux » lui faisait toujours ressentir un mélange doux-amer de culpabilité et de reconnaissance, ce qui, selon le Docteur Tozier, était normal, même si un des deux éléments de cet étrange mélange d’émotions était superflu. 

Malgré tout, il se sentait léger et optimiste, comme à chaque fois qu’il était capable d’aller puiser dans ses ressources lors une séance de cardio. Une légère pointe d’anxiété ne manquait cependant pas de se faire sentir dès qu’il pensait à la fin de son séjour. Là encore, son médecin lui affirmait qu’il était logique et même sain d’appréhender son départ de la clinique. Le contraire (une confiance en soi exacerbée) étant souvent synonyme, à terme, d’un retour aux bons soins du personnel des Ormes.

Il essuya la sueur qui coulait agréablement le long de son visage affûté aux traits calmes mais un peu tristes, qui était une sacrée évolution de la face bouffie et confuse qu’il arborait quatre mois plus tôt, en échouant au service alcoologie de l’hôpital près de chez lui ; qui l’avait finalement orienté vers la clinique… Une fois encore il revenait de loin. Mais cette fois les choses étaient différentes. Il avait perdu l’envie de boire qui le taraudait depuis maintenant plus de quinze années chaotiques, et quelque chose lui disait que c’était définitif. Les autres fois, il savait que c’était perdu avant même de revenir dans la petite maison bretonne que ses parents avaient léguée à leur unique fils et pochtron notoire : Maxime Vernier.

Des bancs étaient disposés un peu partout autour du parking entouré de bosquets. De grandes pelouses parsemées de tables de pique-nique invitaient les patients et les visiteurs à profiter de la douceur d’un printemps longtemps attendu après un hiver particulièrement froid.

Selon l’heure de la journée, on voyait des personnes différentes à des postes qu’elles s’assignaient elle-même : tantôt sentinelle désespérée de voir la relève arriver un jour, tantôt vigie à l’attention dissolue par ses frères d’armes éphémères. Comme presque tous les matins, Max regarda Clara, de son groupe d’art-thérapie, fixer la devanture de la clinique avec son regard triste et paisible, un mégot achevant de se consumer au bout de ses doigts pendants aux côtés de sa robe fleurie. Il se souriaient gentiment dès que leurs regards se croisaient tout en évitant que cela n’arrive trop souvent. Ici, quand on le pouvait, on faisait le maximum pour être bienveillant envers l’autre tout en restant respectueux du peu d’intimité que permettait l’endroit. Les soirées et le large patio pour fumeurs étaient plus propices aux conversations à cœurs ouverts et aux délires collectifs qui s’accompagnaient généralement de fous rires, enfouis depuis longtemps dans des cœurs asséchés par la solitude. Devant lui, le groupe des habitués de onze heures discutaient du menu du jour (« y a quoi à bouffer ce midi ? », « faut que tu manges plus que ça ma chérie », « c’est quoi cette odeur, bordel ? ») à côté de l’allée menant à l’entrée du bâtiment…

« Ça y est t’as fini par ralentir ? »

            _ Ouais Clara. J’ai pas envie de me faire verbaliser par une gendarme au bout du rouleau qui passe ses journées à cloper sur un banc. » Clin d’œil. Rires.                                               

            _ Putain l’enfoiré ! » rigolait Clara en soufflant la fumée de sa clope par tous les orifices qui le permettaient.

            _ T’as pris un rendez-vous pour te faire le maillot au fait ? Faut pas oublier de les prévenir d’appeler un paysagiste en renfort. » ajouta Max. Il se demanda fugitivement s’il n’allait pas un peu loin pour la blague mais les standards de la clinique en la matière étaient du même niveau que dans un collège. La malveillance aveugle en moins.

            « Ouh ! comment t’aurais jamais dû parler de ça hier, toi ! T’en as pour la semaine à te faire vanner maintenant ! » renchérit Virginie, hilare. Apparemment dans un bon jour. La réplique de Clara résonna dans le hall alors que Max en franchissait les portes à battants automatiques :

            « Je m’en bats les couilles ! C’est pas un petit buisson qui m’empêchera de pécho ce connard de Prince Charmant ! » Fou rire généralisé dans le groupe de filles. Ici, les Princes Charmants (et les Princesses) étaient sujet(te)s à de nombreuses vannes. Au même titre que la mort.

Max rit de bon cœur tout en saluant la réceptionniste.

Sa peau scintillante après l’effort, il s’engagea dans le large corridor, parcouru d’immenses baies vitrées arrosées de soleil, qui reliait les différentes ailes entre elles.  Il enroula ses écouteurs pour les mettre dans sa poche et se dirigea vers le réfectoire. Il pouvait accueillir environ cent-vingt personne, c’était un lieu relativement vaste et étonnamment aéré, avec une immense cheminée centrale et un salon composé de fauteuils et de quelques tables basses. On pouvait tomber sur pire comme endroit, et il le savait. Le personnel et les patients vaquaient chacun à leurs occupations, dans une ambiance volontairement relaxante, l’espace empli des conversations feutrées et des bruits de couverts qui précédaient les repas.

Tout en traversant la salle il regarda le menu affiché à la craie sur un tableau noire. La triste date du 14 avril le prit de court. Il avait oublié. Cela faisait deux ans, jour pour jour.

Dans cet endroit pensé pour guérir, il sentit une de ses plus profondes cicatrices s’entrebâiller. Il prit une profonde inspiration et entra dans l’aile C.

Trois femmes et un homme attendaient dans la salle commune du bâtiment, alignés le long du couloir. La télé était allumée sur la 17, repassant en boucle les chansons du moment. Max regarda l’écran, ou une jeune féministe auto-proclamée remuait ses fesses devant l’œil avide de la caméra en débitant un refrain saturé d’auto-tune. Il grimaça à l’attention de Sabrina, qui jouait avec son téléphone sur un des fauteuils :

« Décidément, je ne comprends rien à ce qu’ils essaient de faire avec la musique de nos jours… » C’était sorti tout seul. Il regretta un peu de s’entendre dire un truc de vieux con. Peut-être parce que, justement, il se sentit vieux et con en exprimant sa pensée. Sabrina ne leva pas le nez de son téléphone pour lui répondre :

« T’es grognon mon chéri ? D’habitude tu pètes la bonne humeur après ton footing… » Max adorait Sabrina. D’une façon qu’il ne comprenait pas, il aimait presque tous ses compagnons d’infortune. Mais il se doutait qu’à l’Extérieur, Sabrina devait être un cauchemar à gérer si on était proche d’elle. Les joies de la bipolarité. Hautement compliquée à gérer pour la personne et son entourage à cause de ses montagnes russes émotionnelles.

« Non, c’est pas ça… C’est juste que musicalement c’est super pauvre quand même… Souvent les rappeurs, et rappeuses ils n’ont ni voix, ni compétence instrumentale, et les textes je pige pas un broc de ce qu’ils racontent. Et quand je comprends c’est souvent consternant…

_ Attends je t’arrête tout de suite, papy ! »

Elle releva les yeux et pointa un index sur les écouteurs qui pendaient de l’épaule de son interlocuteur :

« Parce que tu crois que ce que tu te colles dans tes oreilles pour courir c’est compréhensible, ou agréable à écouter ? » Elle lui souriait avec son air malicieux breveté, le chewing-gum sous les molaires :

« D’après toi, la plupart des gens ils auraient plutôt envie d’écouter des types avec des masques flippants qui vomissent leurs tripes dans un micro ? T’es un malade toi ! » elle ponctua sa gentille pique par un rire rauque de fumeuse.

_ Ouais… Présenté sous cet angle… Effectivement je dois être cinglé. D’où ma présence ici j’imagine… » Max souriait de toutes ses dents. Sabrina avait cet effet dans les bons jours. « Merci Docteure, pour ce diagnostic éclairé. Je suis guéri du coup ? Je peux rentrer à ma maison ? » Le sourire de Sabrina s’atténua et elle leva son visage vers lui :

« _ Ah oui c’est vrai tu pars demain matin… ça va le faire tout seul dehors, toi ?

_ Je ne serai pas tout seul : y a Chloë qui m’attend, elle va être contente de me retrouver. Enfin je crois… Et puis, même si on est plus ensemble, j’ai la chance d’avoir Marie pas très loin. C’est plus que beaucoup de gens ici. 

_ Ouais, c’est vrai. On est vernis, nous, mine de rien… Heureusement que moi j’ai mon homme qui m’attend... Et surtout mon toutou ! (Nouveau rire rauque). Ce matin je demande à Tozier de sortir plus tôt. Je vous aime bien les gens mais faut que je bouge là. Ah ! tiens ça va être mon tour. »

La porte du bureau du docteur s’ouvrait sur une patiente, se déplaçant avec précaution, les yeux rivés au sol, manifestement entravée par des boulets chimiques. Sabrina se leva de sa chaise pour aller à la rencontre du Docteur Tozier, le psychiatre en chef du service de l’aile C. Elle le fit avec l’énergie d’une gamine de douze ans. Elle en avait plus de cinquante. Max doutait avoir autant la pêche qu’elle dans dix ou quinze ans, encore moins sous la même médication…

« A toute princesse ! On se voit à table ! » Max prit l’escalier qui le menait vers sa chambre, en évitant de trop regarder l’autre patiente qui se traîner comme une bête dans un abattoir. A force, ce genre de spectacle pouvait aspirer votre âme...

Il enjamba les marches deux par deux, comme toujours. Une fois seul avec lui-même, son esprit revint à sa némésis, Mina, qui l’avait largué deux ans plus tôt.

Il trouvait approprié de penser à elle dans ces termes, car plus qu’une partenaire, elle s’était révélée être un adversaire, un obstacle à surmonter. Probablement le plus retors auquel il ait eu à faire face. Certes ils avaient connu quelques bons moments ensemble (merveilleux de son point de vue, mais il doutait que ce fût le cas pour elle), comme dans n’importe quelle histoire d’amour, mais deux années après que son cœur ait été réduit à l’état de débris fumant, ce qui restait était une douleur qu’il savait faire partie de lui jusqu’à sa mort.

Au moment où il avait rencontré Mina, Max buvait était déjà un gros buveur. Mais il était parti en chute libre dès le moment où il était tombé amoureux d’elle : elle lui avait simplement jeté un regard, à la fin de leur premier rendez-vous, et là, sur un parking anonyme perdu dans la cambrousse, il avait su que rien ne serait plus jamais pareil. Lorsqu’il la voyait, il levait le pied sur la boisson ; mais ils ne se voyaient pas aussi souvent qu’il l’aurait voulu, et il lui avait fallu combler ce vide pour ne pas devenir dingue. Alors il avait bu toujours plus. Jusqu’au jour où elle l’avait quitté, quelques mois seulement après leur rencontre… Mais ces quelques mois lui avaient suffi pour qu’elle marque son âme de son empreinte. Avec elle s’était alors envolé le dernier filet de sécurité qui lui restait, et ce fût la chute libre : déchéance physique, sociale et professionnelle, puis hôpital, clinique… Et des rencontres

(Marie)

qui l’avaient sauvé.

Il avait fini par apprendre qu’au fond, son pire ennemi n’était pas Mina en tant que personne, mais l’idée qu’il s’en faisait : et celle-ci c’était avérée n’être rien de plus qu’un concept de supermarché, une croyance… Une croyance fallacieuse en l’espoir d’un amour idéal. Cette naïveté n’avait rien de honteux en soi, mais elle était dangereuse lorsque, d’un coup, l’on se retrouvait confronté au vide qui était tapi derrière... Il était bien placé pour le savoir.

Donc au fond, sa némésis, c’était lui-même.

Il avait alors compris que cet obstacle auquel il faisait face n’était pas sur le chemin, mais qu’il était le chemin. Et c’était une distinction  importante car certes, la némésis faiblirait, elle changerait de forme, deviendrait de plus en plus tolérable à mesure que les années passeraient, mais il fallait avancer avec elle, et non pas contre elle, au travers d’elle. La renier reviendrait à renier une partie de lui, et d’après les personnes qui le soignaient, c’était un procédé qui n’avait qu’une efficacité limitée dans le temps. Il pouvait en témoigner. Et c’était là une vérité qu’il ne pouvait plus ignorer : Max avait passé la majeure partie de sa vie à fuir, avec l’aide, entre autres, des boissons fermentées, et, à un moment, il s’était retrouvé dans une impasse : un mur oblitérant et lisse comme un glacier noir qui se dressait à perte de vue face à lui. Donc le choix avait été simple : soit se retourner et affronter ce qu’il fuyait, soit continuer tête la première dans le mur, encore et encore, et finir par mourir dans le processus. Il avait d’abord essayé la seconde solution, mais la force lui avait manqué pour en mourir. Et quoiqu’en pense le commun des mortels, le suicide à l’alcool et aux médicaments demandait une abnégation peu commune, surtout quand on s’y prenait pour faire durer les choses. Il fallait faire preuve d’un esprit aussi inébranlable que celui d’un martyr, accepter que votre corps et votre esprit se détruisent dans une lente et confuse agonie qui relevait d’une haine pure envers sa propre vie… Il avait lamentablement découvert qu’il en était incapable. Trop lâche pour en finir vite, et trop faible pour continuer à se tuer lentement, il avait été contraint de se retourner et de faire face à son passé et à son cœur brisé. Il avait fait un petit séjour en Enfer à cette occasion, en commençant par un sevrage « à domicile », qui, selon les médecins, l’avait presque tué : probablement une tentative plus ou moins consciente de mettre fin à sa propre vie. Après sept jours sans alcool et sans quitter la maison, condamné à errer tremblant dans une réalité entrecoupée de cauchemars et d’hallucinations aussi bien auditives que visuelles, il avait fini par se retrouver sur le carrelage froid de la cuisine, son arcade sourcilière ouverte coagulant sur le sol au milieu d’éclats de verre. A quelques détails près, c’était un réveil dont il avait déjà fait l’expérience, à part que les fois précédentes il était fin soûl…

L’expérience l’avait terrifié, et dans un ultime sursaut, il avait décollé (littéralement : le sang avait séché) sa paupière du carrelage et s’était traîné jusqu’à son téléphone pour appeler du secours. Marie l’avait emmené aux urgences, n’arrêtant pas de parler sur la route, l’engueulant, ce qui était sa façon de montrer son inquiétude, sans qu’il puisse mettre un sens aux sons qui sortait de sa bouche. Le médecin urgentiste lui avait déclaré qu’il avait très probablement fait une crise de convulsions et qu’il avait de la chance d’être encore là. Max l’avait trouvé bien présomptueux sur ce dernier point mais n’en avait rien dit (il n’en aurait pas eu la force de toute manière). On lui avait donné une chambre et des médicaments. Et il avait enfin pu dormir d’un vrai sommeil, et ainsi éviter la folie (la vraie : celle sans retour des blocs de haute sécurité) qui l’avait dangereusement frôlé de ses doigts tordus et pourrissants.

Bien entendu, cette expérience n’avait été que le début des hostilités, et chaque jour apportait des batailles auxquelles on continuait de survivre jusqu’à ce qu’un jour la fin de la guerre paraisse à portée de main. En cette fin de matinée printanière, un armistice semblait possible.

Il balaya les images de Mina qui le hantaient et ouvrit la porte de sa chambre. Il avait bien mérité une douche longue et chaude.

 

 

 

 

 

           

Chloë était très occupée. Sa toilette accaparait son attention. Elle procédait méthodiquement et avec minutie au nettoyage de chaque partie de son corps, ne s’arrêtant que rarement pour regarder sa compagne du moment, qui était immobile de l’autre côté du canapé, fixant un écran aux images mouvantes qui n’avaient apparemment aucune espèce de sens. Pourtant Chloë se mettait souvent devant pour essayer de comprendre ce qui était tellement fascinant, sans autre résultat que de provoquer systématiquement de vives protestations de la part de sa grande colocataire, qui allait jusqu’à lui jeter ses jouets (souvent Madame Souris, sa préférée) sans qu’elle en comprenne la raison :  car il n’y avait presque jamais rien à voir. Sauf de temps à autres où elle reconnaissait des animaux qui couraient et se baladaient d’un point à l’autre de la surface lumineuse. Parfois même elle les entendait parler ! Elle était allée voir de plus près, mais ces animaux n’existaient pas vraiment, en tout cas ils ne dégageaient aucune odeur identifiable et disparaissaient aussi vite qu’ils apparaissaient. Et surtout, ils n’étaient pas dangereux.  Elle avait vérifié avec son habituelle méticulosité en reniflant devant, puis derrière la source des sons et des lumières, mais elle en était arrivée à la conclusion qu’elle s’en fichait, puisque quoique que ses compagnons puissent regarder, cela n’avait manifestement aucune réalité physique.

De toute façon, que ce soit celle-ci, avec des poils rouges sur la tête, ou celui aux poils courts, qu’elle aimait encore plus, les grands bipèdes qui vivaient chez elle se comportaient de façon très étrange. Par exemple, ils se mettaient volontairement (et régulièrement !) sous un jet d’eau, et ce, pendant plusieurs minutes ! Quand elle était encore petite, Chloë avait essayé de rentrer avec son copain à poils courts dans l’endroit où ils procédaient à cet étrange rituel : elle avait reçu de l’eau dans ses vibrisses et ses poils ! Et pas d’une façon naturelle comme lorsque l’eau tombait d’en haut, dehors (ce qu’elle aimait déjà moyennement), mais plutôt comme si elle était vivante ; ça allait dans tous les sens, de façon imprévisible et, par conséquent, potentiellement dangereuse ! Pourquoi s’infliger un tel supplice ? Elle ne comprenait pas l’utilité de cette mauvaise habitude et ne s’était plus jamais approchée du truc qui faisait jaillir l’eau. Et ce n’était qu’une des nombreuses bizarreries qu’elle avait eu l’occasion d’observer. Son grand compagnon (c’était un mâle, elle le savait ; tout comme elle savait que l’autre était une femelle ; Leurs odeurs étaient caractéristiques, même pour leur race insolite) était carrément imprévisible comparé à celle qui squattait sa maison en ce moment ! Celle qui se trouvait à côté d’elle respectait des horaires plus ou moins réguliers, mais celui qui était parti… c’était définitivement n’importe quoi. Il lui arrivait de dormir sur le canapé, le lit et parfois même le sol, il mangeait rarement à heures régulières, et, quand il était tout seul et qu’il dégageait cette puissante odeur de fermentation avec plus de force que d’habitude, il se mettait à agir bizarrement. Encore plus que d’habitude s’entend… Il pouvait rester des journées entières devant la fameuse boîte qui faisait des images et se mettait à produire des sons tantôt inquiétants, voire franchement hostiles (elle s’éclipsait dans ces cas-là), tantôt il semblait émettre de petits « cris » (Chloë n’avait rien à quoi comparer des sanglots) qui suggéraient qu’il était blessé. Mais elle sentait rarement l’odeur de sang dans ces moments-là, ce qui achevait de la laisser perplexe.

Ce compagnon-ci avait disparu depuis longtemps maintenant. Chloë s’était un peu inquiétée au début, se demandant qui allait lui donner à manger, mais la femelle bipède (son compagnon à poils courts captait habituellement son attention en l’appelant quelque chose comme « Marie », et lui-même réagissait quand il entendait un son qui ressemblait à « Max ») était venue peu de temps après pour remplir sa gamelle. Elle avait été triste de ne pas revoir Max car elle était habituée à sa voix et à sa présence. Certes, il agissait de façon étrange mais il était comme un gros (un énorme) chat malhabile et bienveillant. Quand elle était allongée sur lui, partageant son doux ronronnement en sortant et rentrant ses griffes sur sa fourrure (qu’il enlevait régulièrement pour la changer ! Encore une bizarrerie…), des sensations confuses, mais indéniables, de bien-être et de sécurité lui revenaient : une époque où elle avait des amis (frères ? Sœurs ?) de sa taille, et surtout une autre présence rassurante qui veillait constamment sur elle (Maman ?), lui faisant sa toilette, la nourrissant et allant la chercher quand elle se perdait.

Max pouvait être une créature d’une maladresse incroyable : par exemple, quand elle lui montrait le chemin de sa gamelle, il lui arrivait parfois de lui mettre des petits coups, avec ses immenses pattes arrière (sur lesquelles il tenait debout étonnamment longtemps ; quel frimeur…) et elle l’entendait systématiquement produire les mêmes sons dans ces cas-là ; cela ressemblait à « ptain-ilécon-ce-chaaaat !! ». Il était, par bien des aspects, étrange et un peu effrayant, mais elle comprenait intuitivement qu’ils étaient tous les deux une famille. D’autres fois, elle l’aurait juré, il essayait de lui parler… Mais il devait également être un peu faible d’esprit car c’était du charabia, même si, de toute évidence, il tentait de communiquer en essayant de reproduire des miaulements. Elle le regardait alors avec attention pour l’encourager, mais il aurait mieux fait de faire comme elle : s’en tenir à sa langue maternelle, celle des gros chats comme lui. Pourtant, de façon très étonnante, ils parvenaient à se comprendre la plupart du temps. En effet, elle avait repéré des schémas qui se répétaient quand il émettait des bruits à l’aide de ce qui lui servait de gueule (laquelle, soit dit en passant, était carrément monstrueuse quand il l’ouvrait en grand, elle aurait pu mettre sa tête dedans : respect.), et elle entendait très bien son propre nom : Chloë. Même si elle l’ignorait souvent car elle avait bien mieux à faire (manger, dormir, patrouiller, observer) que lui prêter attention tout le temps. Il pouvait déjà s’estimer heureux qu’elle l’autorisa à vivre avec elle et à partager sa chaleur. D’autant que les grands appendices roses avec lesquels il lui faisait sa toilette, même si s’était fort agréable, n’étaient pas efficaces du tout… Il fallait qu’elle repasse à chaque fois après lui avec sa langue bien râpeuse. Un comble ! Mais comme Chloë était charitable avec les plus démunis, elle ne lui en tenait pas trop rigueur.

Marie, celle avec les poils rouges, était plus petite que Max, et elle semblait moi empotée. Elle venait chez elle pour lui donner ses croquettes à heures régulières, ce qui était fort appréciable, mais elle ne passait pas ses journées avec Chloë, ce qui l’était moins. Pas que celle-ci eût besoin de ses grands compagnons pour s’occuper : elle pouvait sortir et dormir comme elle l’entendait (encore heureux) et elle avait au moins un copain « normal » dehors avec lequel elle jouait tous les jours. Cela étant, il lui fallait bien admettre qu’elle se sentait moins seule quand il y avait une présence chez elle. Marie restait souvent le soir, et elles se tenaient compagnie toutes les deux, jouant ou se faisant mutuellement leur toilette. Chloë ne participant pour sa part pas beaucoup, il faut dire que son amie était couverte de parfums repoussants :  sa véritable odeur étant cachée derrière ceux-ci. Tant pis pour elle… Au moins elle regardait toujours où elle posait ses pattes et ne devenait pas inquiétante d’un moment à l’autre sans prévenir. Et puis elle était régulière, et Chloë aimait quand les choses étaient prévisibles et confortables. Marie était prévisible, donc confortable.

Et surtout, les Présences Noires ne se manifestaient pas avec Marie. Même si Max lui manquait (de temps en temps, surtout la nuit), les choses étaient apparues peu de temps avant qu’il ne s’en aille de la maison l’avaient terrifiée comme jamais elle ne l’avait été de toute sa vie. Et pourtant elle en avait vu des choses terrifiantes en furetant dehors ! Un énorme « vilainchien », comme ils se faisaient appeler, lui avait couru derrière une fois et avait bien failli la mettre en morceaux. Une autre fois, un de ces engins énormes et nauséabonds, comme celui dans lequel arrivait et repartait Marie, avait poussé un hurlement si horrible que Chloë était restée tétanisée devant la chose qui lui fonçait droit dessus. Elle avait cru mourir, mais l’engin s’était arrêté dans un nuage de fumée juste devant elle… Sans raison apparente. Chloë n’avait pas demandé son reste et avait couru comme le vent dès qu’elle avait pu retrouver l’usage de ses pattes.

Mais les choses qui s’étaient manifestées dans la maison, à un moment où Max dégageait des odeurs très inquiétantes

(maladie, souffrance, danger)

 , étaient d’une nature différente de tout ce qu’elle connaissait (et là encore, elle avait roulé sa bosse) et avaient laissé une marque, comme une tâche, dans son esprit de chat. Le fait qu’une puissante guerrière comme elle fût affectée par ces choses était en soi un marqueur extrêmement inquiétant. Elles étaient apparues plusieurs fois. A chaque fois devant Max, qui avait semblé leur parler, même si elles le terrifiaient également : aux vapeurs éthyliques désagréables mais habituelles s’était ajouté l’odeur la plus reconnaissable d’entre toutes, celle de la Peur.

            La nuit où elle avait vu la première d’entre elles, Chloë était installée à côté de l’oreiller de son compagnon, essayant de le rassurer en émettant des ronronnements sur une basse fréquence. Max semblait aller mal depuis plusieurs jours et les odeurs inquiétantes qu’il dégageait devenaient de plus en plus prégnantes. Et, alors qu’il était en train de faire des sons qui ne semblaient adressés à personne pendant son sommeil, une forme s’était découpée très nettement au pied du lit.

Elle était arrivée sans un bruit, sans aucune odeur. Elle était simplement là.  

Chloë s’était instinctivement mise en position de combat, ses nerfs déchargeant de l’électricité tout le long de son échine courbée à la limite de la rupture, le poil hérissé, toutes griffes dehors… Elle sifflait et crachait, couchant ses oreilles, instantanément prête pour le combat. Pourtant, la chose ne s’inquiéta vraisemblablement pas de sa présence et encore moins de son courroux : la chatte en avait été meurtrie dans son ego de combattante…

Personne ne l’avait jamais ignorée quand elle était dans cet état, quelque fût sa taille ou son poids.

Au lieu de reculer ou de répliquer sur le même ton, la Présence Noire (Chloë n’avait bien sûr aucune notion d’écriture, mais d’une étrange façon, les majuscules étaient bien présentes dans son esprit) semblait « changer ». Comme si elle hésitait quant à la position qu’elle devait adopter.

Non, ce n’était pas exactement ça.

Elle hésitait, oui, mais quant à la forme qu’elle devait adopter.

Au moment même où Chloë en pris conscience, s’en fût trop, son instinct de survie reprit le dessus et elle sauta du lit à la vitesse de l’éclair pour sauver sa peau. Survivre par la fuite fût sa seule et unique raison d’être pendant le cours laps de temps qu’elle mit à atteindre la trappe de la porte d’entrée, à une dizaine de mètres de là, puis pendant sa course effrénée dehors. Elle n’eût pas une pensée pour Max, dans un premier temps. La Présence l’avait totalement oblitéré son esprit. La marquant à tout jamais d’une trace indélébile et répugnante.

Elle avait continué sa route aussi loin que son territoire le lui permettait. Et celui-ci était conséquent pour une femelle. D’habitude, pour étendre ce dernier, c’était elle qui faisait sourdre la crainte dans les entrailles de ses ennemis. Quand les entrailles en question étaient faites de chair et de sang, bien entendu…  

Cette rencontre avait été un choc effroyable pour la chatte sur le coup, mais par la suite, à tête reposée, elle avait pris conscience qu’elle soupçonnait l’existence de telles « choses » depuis longtemps… Elle avait seulement jeté un voile d’ignorance par-dessus ce savoir par confort. Non, pour être exacte, elle l’avait fait par lâcheté…

Un parfait exemple de cette réalité était cette vieille maison en bordure de son territoire. Des émanations négatives semblables suintaient de ses murs. D’ailleurs, aucun chat ne marquait la bâtisse en question. Tous se contentaient de la contourner, évitant de façon plus ou moins consciente de se retrouver sous le regard des grandes fenêtres aveugles qui surplombait son jardin, à l’abandon depuis longtemps.

Une autre fois, Chloë avait perçu le même genre de sensations qu’avec la vieille bâtisse, lorsqu’une des congénères de Max (d’après son expérience, une femelle beaucoup plus petite et jeune que lui) l’avait interpellé alors qu’elle patrouillait dans sa rue. C’était le milieu silencieux de la nuit, et la petite femelle à poils longs était toute seule.

Celle-ci devait être incroyablement discrète car la chatte n’avait rien vu ni senti avant d’être apostrophée.   Depuis le trottoir opposé, Chloë avait tout de suite compris qu’elle s’adressait à elle, lui demandant d’approcher. Mais les sons qu’elle produisait ne ressemblait en rien à ce que la chatte connaissait. Et tout, dans son apparence, clochait… Sa silhouette elle-même était comme… tordue.

(Corrompue, dissimulée)

 Son sixième sens félin s’était immédiatement mis en alerte rouge, Chloë avait battu en retraite ventre à terre. Elle ne l’avait jamais revue depuis. Et elle avait plus ou moins volontairement occulté cet épisode.

La Présence qu’elle avait vue avec Max était similaire à ces « phénomènes » sur bien des plans. Menaçante sans même l’exprimer. Mais elle était bien pire les autres. La chatte n’avait aucun moyen de le déterminer, mais elle le savait.

Après la nuit de l’intrusion, Chloë avait mis deux jours entiers avant de retourner chez elle. Ce n’était ni la faim, ni la soif (elle avait des ressources que son grand compagnon ne soupçonnait pas) qui l’avaient poussée à y retourner mais un égo blessé par sa propre couardise... Et aussi elle s’inquiétait un peu de savoir si Max était mort, elle devait bien l’admettre. Elle était donc entrée dans son domicile sans s’annoncer, contrairement à son habitude, et avait trouvé Max sur le lit. Vivant, mais encore plus mal en point. Elle lui avait fait une petite toilette sur son nez, et il avait exprimé, avec ses manières et ses sons de gros chat bizarre, à quel point il était heureux de la revoir.

Ce qui allait sans dire. Mais bon. C’était toujours agréable.

La Présence était revenue un peu plus tard ce jour-là. Mais aujourd’hui, achevant sa toilette avec Marie à ses côtés, Chloë préférait ne pas y repenser.

Marie attrapa l’espèce de petit rectangle lumineux qui apparemment ne la quittait jamais, se le colla sur le côté de la tête se mit à parler le charabia de son espèce. Le nom de Chloë fut prononcé à plusieurs reprises. Grâce à ses oreilles multidirectionnelles celle-ci pouvait faire mine d’être concentrée sur son pelage, mais elle continuait d’écouter Marie avec attention. Elle reconnut également les sons « manger » et « dehors », mais c’était à peu près tout. La chatte ne comprenait pas l’intérêt de communiquer avec ce truc, pourtant, il émettait des sons en retour : elle pouvait même l’entendre produire des inflexions qu’elle avait l’impression de connaître. Sans raison apparente, elle pensa à son grand copain à poils courts. Elle fut surprise de constater qu’elle espérait le revoir un jour. Elle descendit du canapé et se dirigea vers sa gamelle. Au moins ses croquettes étaient toujours là, elles…

 

 

 

 

            Assis au fond du patio de la clinique, Max appuya sur le symbole rouge de son téléphone, point final de son coup de fil à Marie. Elle et Chloë étaient sur son canapé et le fait de les imaginer dessinait un petit sourire sur ses fines lèvres. Elles étaient les êtres les plus importants pour lui depuis quelques temps maintenant.

Il était fils unique et avait perdu ses parents dix ans plus tôt dans un accident de la route. La faute à personne. Une faute d’inattention sur une autoroute. Mauvais endroit, mauvais moment et terminé. La vie, puis la mort. Il les avait aimés de tout son cœur et ils le lui avaient plus que rendu. Bien qu’il regrettât de ne pas leur avoir dit plus souvent. Ils n’étaient pas très expansifs dans la famille.

 Le cliché habituel des non-dits en somme…

Mais, pour banal que fût ce dernier, en avoir conscience n’en apaisait pas la douleur pour autant. Au contraire, il n’avait pas fait l’effort de faire un peu mieux que beaucoup de gens et cela le renvoyait à son profond sentiment d’inutilité. A sa médiocrité d’ivrogne.  Les tourments humains avaient tendance à s’entremêler de cette triste façon, construisant des spirales dont certains ne pouvaient plus ressortir. Il en était le triste spectateur et aussi acteur, chaque jour, ici, entre ces murs.

Sa mère et son père avaient toujours pris soin de lui, chacun à leur manière. Et pourtant il savait que son instabilité émotionnelle avait rendu la tâche compliquée. Ils n’étaient évidemment pas parfaits, mais avaient fait de leur mieux, il le comprenait maintenant. Et ils avaient toujours étaient présents les uns pour les autres dans les moments difficiles, et c’était le plus importants. Leur absence n’avait fait qu’élargir encore le vide qu’il ressentait face à sa propre existence depuis qu’il était enfant. Au moins, le vide du deuil avait une bonne raison pour exister pensa-t-il amèrement, tout en regardant l’enclave de béton autour de lui.

Il avait choisi une des chaises au fond de la grande cour intérieure qu’on appelait ici « le patio ». C’était son habitude lorsqu’il passait un de ses rares appels vers l’extérieur. Même si la plupart de temps, il préférait prendre des nouvelles par textos. Aurélie s’avançait à présent vers lui. Elle avait attendu qu’il raccroche pour venir le voir. Elle affichait un sourire timide en le regardant. Il le lui rendit pour faire comprendre que tout allait bien, et qu’il ne souhaitait pas nécessairement rester isolé. Respecter le désir de solitude de l’autre était une règle implicite que beaucoup observait ici ; du moins ceux qui se souciaient de leur prochain, et, entre ces murs, ils étaient plus nombreux qu’à l’extérieur…

Il arrivait très régulièrement que des patients se mettent seuls dans un de ces endroits presque tacitement « dédiés » aux crises, comme celui où il se trouvait… En général, il s’agissait de personnes submergées par la rage ou la tristesse qui cherchaient à éviter toute forme de communication le temps de digérer ces sentiments ou, parfois, de les faire exploser. Cela arrivait la majeure partie du temps le matin, quand les patients sortaient des consultations quotidiennes obligatoires avec le psychiatre. Max en avait fait lui-même l’expérience quelques semaines après son arrivée. Les souvenirs nauséabonds qui étaient remontées à la surface après de multiples séances avaient déclenché une rage qu’il ne se connaissait pas. Et qu’il avait soigneusement enfouie.

 Ce jour-là, en sortant du bureau du Docteur Tozier, il avait demandé aux infirmières à avoir accès au sac de frappe de la salle de sport.  Quelqu’un n’avait pas rendu les gants mis à disposition et il n’avait pas pu se défouler comme il l’aurait souhaité. Il se souvenait avoir passé la matinée dans un coin du patio, un nuage noir et dense occupant toutes les parcelles de son corps. Il avait su se contrôler. Il n’avait pas tapé sur les murs (vieille habitude d’ivrogne : il s’était déjà cassé plusieurs phalanges…) Mais, et là était le paradoxe, Max ne s’était pas senti aussi vivant que pendant cette « crise » depuis très longtemps. Plein d’énergie, d’envie de faire des choses. Même si ces envies (taper, détruire) n’étaient pas nécessairement constructives sur le coup, l’expérience était libératrice. Depuis, il lui arrivait encore de se réveiller la rage au ventre sans raison apparente, mais c’était signe qu’un processus s’était enclenché en lui, selon le docteur Tozier. Alors il avait appris à surfer sur cette vague d’énergie et à l’utiliser pour pratiquer du sport, ou pour participer à un des nombreux ateliers qu’il suivait. Il était reconnaissant envers sa rage et en était venu à la considérer comme une puissante alliée. Secrètement, il voulait la garder pour toujours. Elle était délicieuse. Clairement bien meilleure que l’apathie et l’épuisement de la dépression qui l’avait emprisonné progressivement jusque là.

Aurélie, vingt-deux ans, anorexique (entre autres) plaça une des chaises de jardin qui jonchaient l’endroit à côté de Max.

« Je me permets de venir t’emmerder. » Elle avait un sourire gêné aux lèvres.

 _   Tu ne m’emmerdes pas. » Répondit Max en lui souriant. Il ne mentait pas, il aimait avoir de la compagnie. Cela le changeait agréablement de « dehors ». Le sourire d’Aurélie s’élargit un peu :

« Ouais, c’est ce que tu dis mais t’es trop gentil pour m’envoyer chier en vrai. » Elle attendait encore d’être rassurée.

« Mais non p’tite sœur, je suis toujours content de te voir, tu le sais bien. On a besoin de beauté et de jeunesse ici autant qu’ailleurs ! » Elle rougit et fit mine de lui mettre un coup de poing, montrant ses dents un peu abîmées par des années de troubles alimentaires.

« Mais n’importe quoi ! C’est pas sympa de te moquer de moi ! Je sais que je suis moche ! » C’était faux. Max regretta, comme souvent, que certaines personnes ne puissent se voir à travers ses yeux à lui. Parce qu’ils étaient incapables de s’entendre dire qu’ils étaient beaux :

« Mais non, je te promets ! Si t’étais pas ma frangine je te ferais la cour ma belle ! 

_ Tu me ferais quoi ? C’est quoi cette expression de vieux encore ! ça veut dire un truc dégueulasse c’est ça ? » Ils éclatèrent de rire ensemble. Ça faisait du bien. Tant mieux. La suite serait moins facile.

_ Mais non ! Tu me prends vraiment pour un vieux pervers, toi ! ça va me manquer dehors, qu’on me prenne pour un vieux dégueulasse... » L’humeur d’Aurélie s’assombrit aussitôt malgré la (piètre) tentative d’humour :

« Pfff. Ça fait trop chier que tu t’en ailles… Tu peux pas demander à rester encore un peu ? Je vais faire quoi toute seule, moi ?

_ T’es pas toute seule ici. Et tu vas continuer à faire attention à toi (« à manger correctement pour ne pas mourir », pensa-t-il) pour être en forme quand tu rentreras. Comme ça tu pourras reprendre le cheval et tu te trouveras un amoureux. » La réponse d’Aurélie fut une amère tentative de sourire :

« Mouais… Si tu le dis… » Max ne pouvait pas lui donner ce qu’elle cherchait.

D’une manière générale, quand il commençait à se sentir à peu près humain de nouveau, après un sevrage, Max sociabilisait facilement avec les gens… Ses différents séjours (il en était à six en l’espace de deux ans : ) en milieu hospitalier, sobre et avec des groupes en vase clos, étaient pour lui de véritables bouffées d’air frais. Un air qu’il aspirait goulûment après l’asphyxie lancinante de la solitude à l’extérieur. En conséquence de quoi, il s’épanouissait au contact des autres. Tous des écorcés vifs, avec un vécu propre, des souffrances réelles et souvent invisibles. Les personnes qu’il avait rencontrées lui avaient beaucoup appris sur lui-même. Elles lui avaient appris qu’il n’était pas seul. Qu’il était (très) loin d’être le plus à plaindre. En retour, il essayait d’être bienveillant avec le plus de monde possible. Parfois, quand il voyait de nouveaux arrivants seuls, il allait discuter avec eux. Comme on l’avait fait pour lui à plusieurs reprises quand il débarquait dans un nouveau service, et qu’il était trop mal pour aller vers les autres patients. Parfois (souvent), se sentir acceptée sans jugement était tout ce qui manquait à une personne pour aller de l’avant.

C’est plus ou moins ainsi qu’il avait commencé à parler à Aurélie, qu’il voyait chaque jour dans le large couloir menant à l’accueil, Son PC portable sur ce qui lui servait de ventre. Il ne se mentait pas à lui-même : le fait qu’elle fût jeune et mignonne avait rendu sa démarche plus agréable que de jouer au Scrabble avec des vieilles dames dépressives, par exemple… Et Aurélie s’était entichée de lui. Mais elle avait la vingtaine, et lui affichait trente-huit ans au compteur. La différence d’âge n’avait pas grande importance au fond, mais la jeune femme avait la façon de penser (et de s’exprimer) d’une gamine de quatorze ans. Et ça enlevait toute attirance qu’il aurait pu ressentir pour elle. Alors il essayait de lui être agréable sans lui donner de faux espoir. D’où le surnom de « petite sœur ». Un message qu’il avait espéré clair, mais qui n’avait pas empêché Aurélie de continuer les sous-entendus.

Malheureusement, sous cette altruisme de surface, Max cachait quelque chose de passablement pourri. Insidieusement, il soignait son propre égo meurtri en repoussant les maladroites avances de la jolie patiente anorexique. Il était flatté de l’attention qu’elle lui portait, et il ne pouvait s’avouer à lui-même qu’il aurait très bien pu se montrer plus directe pour que leur relation soit plus saine, plus claire... Mais il continuait à garder un peu d’ambigüité dans le seul but de réduire sa propre fracture narcissique. Ces pensées flottaient sous la surface de son esprit. Et, telles des cadavres gonflés d’eau sur le point de remonter à la surface, il les voyait mais ne souhaitait pas les regarder.

Max détestait profondément les personnes qui n’étaient pas honnêtes envers elles-mêmes.

« Fais pas la gueule, je continuerais à prendre de tes nouvelles quand je serai de retour dans mon bled paumé », fut tout ce qu’il trouva en guise de réconfort. A cet instant, il le pensait vraiment.

La maigre jeune femme posa sa tête sur son épaule sans lui répondre.

Elle était peut-être plus jeune que lui, mais elle savait quand les mots étaient inutiles.

 

 

                                                           ∞

 

 

Marie grattait Chloë derrière les oreilles en plongeant son regard dans les amandes vertes et brillantes qui se fermaient doucement en guise d’approbation...

    « Ton maître revient demain. T’auras plus à supporter ma tronche tous les jours. » Le félin cligna encore doucement des yeux, en signe de confiance. Que comprenait-elle au juste ? Marie aurait donné cher pour le savoir.

 « Aller… Je te laisse en tête à tête avec ta gamelle et ton canapé. »

La chaîne d’informations en continu s’adressait au salon :

« Les chercheurs de la NASA sont perplexes face à la cause de cette perturbation orbitale au sein même de notre système solaire. Une singularité pourrait en être à l’origine. Le trou noir supposé : ML-66, également surnommé Mel par les observateurs, n’a été découvert que très récemment par… » Marie prit la télécommande et éteignit l’écran plat. D’un geste rapide elle ramassa ses clés, son portable et sortit de la maison tandis que Chloë baillait à s’en coucher les oreilles.

La pelouse entourant la petite maison de Max (trois chambres, avec salon/salle à manger, salle de bains, et sous-sol) avait désespérément besoin du passage de la tondeuse. Parfait : il aurait besoin d’être occupé en sortant de la clinique.

Le lotissement était paisible, comme d’habitude à cette heure-ci. La route plus large et fréquentée, derrière la maison, commençait même à se calmer. De l’autre côté de cette large bande de bitume se trouvait le terrain de foot. Des jeux d’enfants y résonnaient, narguant tous les trous noirs de la galaxie au son de leurs rires. Ils étaient chanceux les morveux, mais cela ne durerait pas… Dans quelques heures ils seront de nouveau confrontés au noir et à la solitude de leurs lits confortables et chauds. Parfaite allégorie de ce que pouvait réserver la vie, pensa Marie, avec amertume...

Elle grimpa dans sa 206 bleue nuit, mis le contact et lança la bande originale de « Ghost in the Shell » par Kenji Kawai, qu’elle écoutait en boucle depuis quelques jours, résonna dans l’habitacle. Les chœurs résonnaient avec son état d’esprit du moment : une sérénité profonde paradoxalement doublée d’une mélancolie lucide et insondable. Elle sortit du lotissement par la rue adjacente à la maison de son (ex-petit) ami et s’engagea sur la route la ramenant dans son appartement en ville, à six kilomètres de là.

Elle appréciait les moments qu’elle passait chez Max, avec la minette. Au moins, Chloë ne mentait jamais, ne cherchait pas à dissimuler, contrairement à la plupart des personnes qu’elle avait côtoyées tout au long de sa vie. Notamment au sein de son ancien boulot, à la banque.

 Elle était satisfaite de s’en être libéré de celui-là. Maintenant qu’elle pouvait subvenir à ses propres besoins (et à ceux de son chien) grâce à sa passion, la musique, elle était débarrassée des parasites qui pullulaient au sein du système bancaire de l’argent roi. Elle n’avait plus à annoncer aux familles que « non, désolé madame, nous ne pouvons pas vous accorder ce crédit qui pourrait permettre à votre restaurant de survivre » ou encore : « Monsieur, par suite d’impayés, la banque se voit dans l’obligation de saisir votre bien », etc, etc… Toutes ces saloperies rendues légales par un système corrompu de haut en bas, où chacun tentait d’amasser autant de miettes que possible dans l’espoir d’oublier que, finalement, l’ultime dépense serait leurs funérailles (dans le meilleur des cas).

Ses anciens collègues et clients étaient tous complices du graissage de cette machine à broyer aussi efficace que cynique. Si seulement elle avait été capable de se dire qu’elle était différente de ces gens… Qu’elle, Marie Fuchs, n’était pas impliquée dans cette gigantesque mascarade nonsensique, elle aurait pu continuer sa route et vivre confortablement. Mais aller au travail chaque matin, avec la sensation d’avoir l’estomac rempli de plomb fondu, avait fini par avoir raison de son équilibre mental, relativement précaire pendant cette partie de sa vie. En plus des gueules de bois qui, à l’époque, étaient devenues quasi-systématiques, l’impression de servir un Dieu aveugle et sadique ne l’avait plus quittée…

            Jusqu’au jour où elle avait s’était avouée à haute voix (par l’intermédiaire d’un psy), qu’elle aussi était complice. Et que cet état de fait la rendait malade. C’était pendant sa première et unique cure de désintoxication.

Elle était restée totalement sobre depuis, contrairement à nombre des compagnons d’infortune… Max inclus.

Marie l’avait rencontré là-bas. Ils étaient devenus amis à la minute où elle lui avait adressé la parole, devant le cendrier de l’hôpital, tirant sur leur clope comme des malades (ce qu’ils étaient, on leur avait bien expliqué, merci.) ; elle sur une roulée, lui sur ses éternelles blondes hors de prix. Lui aussi portait un poids écrasant qui l’empêchait de vivre sa vie sans refuge artificiel. Evidemment, c’était le cas de tous les patients du service alcoologie, mais Max possédait une candeur qui avait résonné avec sa propre volonté d’être honnête avec elle-même. Il avait l’air timide (et était drôlement mignon, ce qui ne gâchait rien), mais une fois qu’il commençait à parler, il balançait tout. Sans pudeur, avec l’innocence d’un gamin de quatre ans qui raconte comment « oui j’ai fait caca, mais maintenant je sais m’essuyer tout seul… » Son attitude l’avait d’abord un peu sidérée… Puis l’avait fait rire, beaucoup rire… Elle se rappelait s’être dit qu’elle voulait devenir aussi franche, ne serait-ce qu’avec elle-même. Arrêtant de se dissimuler à ses propres yeux et aux yeux des autres.

A présent, et après un gigantesque travail sur elle, la jeune femme avait réussi à atteindre cet objectif ; se dévoilant aux personnes qu’elle jugeait digne de son intérêt (sans surprise, elles étaient peu nombreuses…) et à ceux qui l’écoutaient chanter ses textes (plus nombreuses, chaque jour). Surtout, elle y était parvenue en étant honnête avec elle-même autant qu’elle le pouvait. Ce qui impliquait une réflexion et un doute constants, qu’elle pouvait partager et libérer dans sa musique. D’ailleurs, ce soir elle sentait qu’elle allait terminer et polir son prochain morceau : « Dancing Pain », avant de le faire lire aux gars, qui prendront le relais pour la partie musicale. Les feux de l’inspiration étaient souvent au vert après les longues introspections aux côtés de Chloë, où elles étaient toutes deux les témoins de la déchéance sans fin d’un monde qui ne savait pas qu’il était déjà mort… En direct sur BFM.

Marie arriva devant son appartement. Elle avait fait la route en mode pilotage automatique, comme cela lui arrivait souvent. Elle se gara dans le parking de la copropriété, sortit de sa voiture et monta deux par deux les marches qui menaient au deuxième étage (cela l’irritait d’attendre l’ascenseur pour si peu). En arrivant dans le couloir, elle entendit le Dude sauter du canapé et venir se poster devant la porte pour l’accueillir. A l’image du personnage créé par les frères Coen, il n’était pas exactement débordant d’énergie (le Dude avait bientôt douze ans), mais il en avait toujours suffisamment pour faire la fête à sa maîtresse. Le vieux labrador (que Dieu le bénisse, s’il était encore vivant celui-là…) reconnaissait ses pas à la seconde elle arrivait sur le palier, et l’arrivée de Marie semblait être LE grand moment de sa journée, et ce, peu importait le nombre de fois que ce moment se produisait dans la journée en question.

Elle entra et s’accroupit pour être à la hauteur de son chien, qui trépignait et entreprit de lui laver le visage à grand coup de langues. La jeune femme essayait de le tenir à distance (elle avait l’impression que son haleine empirait avec les années, si c’était possible) en déblatérant l’habituel discours sans queue ni tête (« oouuh, l’est môgnon mon gros chien, ouh ! le gros pépère à sa môman !») de tout propriétaire d’animal domestique qui se respecte ; le tout en le grattant derrière les oreilles et en esquivant adroitement la grosse langue du pépère en question.

 Les fans de Marie (qui commençaient à être nombreux, du moins pour un groupe de ce genre en France) qui la connaissaient sous son nom de scène, Lilith, auraient été totalement ahuris s’ils avaient pu la contempler en cet instant. Marie elle-même se serait probablement trouvée complètement gaga si elle s’était vue…

On était clairement à des années lumières du personnage ténébreux à la puissance vocale monstrueuse qu’elle embrassait sur scène. Quand elle se mettait à chanter et gronder dans son micro, elle se faisait soudain plus grande que le plus impressionnants des barbus tatoués présents dans la fosse… Peu importait son mètre cinquante-cinq, quand elle débarquait dans ses sombres tenues laissant entrevoir ses formes harmonieuses, le côté gauche de sa tête rasée et le reste de son carré plongeant rouge au vent, elle devenait, le temps d’un concert, une déesse en furie… Là où les néophytes n’entendaient que hurlements et ne ressentait que punition auditive, certains puristes l’avaient d’ores et déjà adoubée comme « La Princesse des Ténèbres », en hommage à Ozzie.

En servant les croquettes du Dude, elle songeait que, contrairement à la méga-star de Black-Sabbath à son « apogée », elle n’avait pas encore croqué dans une vraie chauve-souris sur scène et que elle avait pu stabiliser son problème d’alcool relativement tôt, elle… Marie avait hérité du sobriquet de « Princesse des Ténèbres » l’année dernière, après le Hellfest ; pour une raison qui échappait à la jeune chanteuse, la folie furieuse qu’elle avait dégagée lors de sa prestation avait poussé un pigiste de la presse spécialisée à faire la comparaison avec l’énergie scénique du vénérable dinosaure au moment de son firmament. La puissance et l’éventail de ses performances vocales avaient enfoncé le clou : « La Princesse des Ténèbres » était née…

Elle avait beau tenter d’être le plus honnête possible, cela ne l’empêchait pas de rire de son surnom en présence de ses proches (son groupe, essentiellement), faisant mine de n’en avoir cure. Envers elle-même, c’était une autre histoire… Elle devait admettre qu’elle adorait ce surnom, extrêmement flatteur pour son égo… La seule personne vivante à qui elle l’avait avoué était Max, qui n’en avait absolument pas été surpris. Il n’en attendait pas moins de sa part. Ce dernier savait ce que cela représentait pour quelqu’un qui avait dû lutter contre d’énormes problèmes de confiance en soi remontant à une enfance ravagée. Il avait été heureux pour elle, et, comme souvent, avait prononcé des paroles qui avait réchauffé son cœur. Il lui avait confié que s’il avait pu mettre des mots sur ce qu’il avait ressenti la première fois qu’il l’avait entendue chanter : « la Princesse des Ténèbres » (ou « Princess of Darkness » comme il disait pour rire, avec son accent à chier) était probablement l’expression qui se rapprochait le plus du tsunami émotionnel qui lui avait fait vibrer les tripes (« et le reste » avait-il ajouté avec son humour, également à chier) ce jour-là. Il lui avait aussi dit qu’elle devait garder ce qu’elle ressentait précieusement en elle, comme un trophée, un accomplissement atteint après des années de souffrances et de doutes, que cela lui servirait quand elle en aurait besoin. Quand il n’y aurait plus de lumière autour d’elle.

 Quand Max avait bu, il pouvait être vraiment cucul-la-praline.

 Elle s’était retenue de pleurer devant lui.

Et donc, plus que son titre de Princesse anti-Disney (elle aimait cette idée, vomissant les images soi-disant progressistes des femmes véhiculées par la firme aux grandes oreilles), ce qui lui tenait chaud, bien à l’abri, étaient les mots de Max ce soir-là. Elle se souvenait qu’à l’époque ils avaient décidé d’arrêter leur relation amoureuse quelques semaines plus tôt, pour devenir ce qu’ils avaient toujours été : des amis, intimement connectés aussi bien par leurs similitudes que par leurs différences. Animés par la bienveillance et le respect mutuel. N’empêche qu’ils avaient délicieusement fait l’amour ce soir-là, pour la dernière fois. L’haleine alcoolisée de Max ne l’avait pas empêché d’être tendre et attentif à ses désirs, comme à son habitude. Chaque fois qu’ils étaient au lit, Max prenait son plaisir à elle comme une affaire personnelle (à bien y réfléchir, c’était plutôt personnel, en effet), mais il avait tendance à s’oublier dans le processus, alors gentiment, Marie rééquilibrait le débat par des attentions auxquelles seule une femme heureuse de faire plaisir à son homme pensait. Cette dernière fois avait été un final parfait. Ils avaient joui tous les deux (ce qui n’arrivait pas si souvent malgré leur alchimie et leurs attentions ; l’un ou l’autre restant souvent sur le carreau), et elle par deux fois ; ce qui faisait jubiler Max à tous les coups, elle le savait, même s’il essayait de le cacher sous un air plus ou moins « cool ».

Couchés nus, tous les deux repus de plaisir, Marie s’était encore demandé pourquoi un avenir avec ce garçon-là était impossible ?

Max avait en partie répondu à la question dix minutes plus tard, en allant se servir un verre de whisky et se postant devant son écran, manette de Playstation en main… Il n’y avait pas assez de place dans le cœur de Max pour elle. Il y en avait à peine pour lui-même… Seule dans la chambre, avec les cris d’abattoir du dernier Mortal Kombat raisonnant dans le couloir, elle avait finalement laissé libre cours à ses larmes…

Ce soir, en s’installant devant son PC pour terminer sa chanson, elle pensa qu’elle se devait la vérité : elle avait pleuré car le sentiment de perte était douloureux, certes, mais elle allait s’en remettre. Son avenir amoureux était une fois encore incertain. Tant pis. La belle affaire…

 Puis, elle se souvint que, lorsqu’elle avait entendu le glas de la bouteille retentir sur la table, elle avait surtout pleuré pour Max, qui n’avait peut-être pas d’avenir tout court…

 

 

                                                           ∞

 

 

Max attendait le sommeil dans son lit, la musique des écouteurs de son voisin de chambrée lui parvenant en sourdine. La pièce était plongée dans une pénombre verdâtre due à la loupiote au-dessus de la porte. Réconfortant rappel du lieu où il se trouvait.

La fin de journée s’était déroulée sans qu’il s’en rende vraiment compte. Il avait discuté avec beaucoup de ses collègues fêlés du caberlot ; avait reçu nombre d’encouragements pour sa sortie, comme c’était la coutume dans un tel microcosme. Nathalie, l’infirmière avec qui il entretenait un lien tout particulier, l’avait également rassuré, prodiguant ses conseils avec la gentillesse d’une mère attentionnée et le professionnalisme acquis par de nombreuses années d’expérience. Le repas du soir était arrivé sans criait gare et sa dernière soirée au patio lui avait succédé. Etant donné la douceur de ce mois d’avril, les patients étaient nombreux à profiter de l’air et du tabac. Les groupes habituels s’étaient formé autour des tables en plastique, installés dans les chaises de jardin et fumant clope sur clope. La fumée des blondes, des roulées et des vapoteuses s’élevait dans la lumière dorée d’un soleil qui s’avouait momentanément vaincu. Des voix fortes racontaient des histoires ou se chambraient entre elles, parsemées d’éclats de rire et parfois de coups de gueule. Les répliques fusaient, et de nombreux sourires éclairaient les visages ; plus nombreux que ce qu’on aurait pu en attendre dans pareil endroit, en tout cas… De petits drames se jouaient également en arrière-plan, plus discrets que les grandes bouches des amuseurs en chef. Des conversations en tête à tête, quelques larmes, parfois… Des étreintes plus ou moins maladroites. Mais pas de grand drame en cette jolie soirée, comme cela pouvait arriver de temps en temps. Généralement, les drames en question se produisaient lorsqu’un ou plusieurs patients avaient profité de leur autorisation de sortie de l’après-midi pour boire plus que de raison. Elles étaient souvent plus violentes (mais moins régulières) que celles du matin, après les consultations.

Une fois, Max était en train de discuter avec Kevin, un jeune homme en apparence charmant de quinze ans son cadet, diagnostiqué bipolaire. En ivrogne expérimenté, Max avait tout de suite décelé l’odeur d’alcool (probablement de la bière forte), et la diction caractéristique d’une personne déjà passablement bourrée. Alors qu’il était d’ordinaire calme et intelligent, Kevin était beaucoup plus désinhibé et brouillon qu’à l’accoutumée, ce soir-là. La conversation tournait autour d’Anaïs, la fille qu’il avait rencontrée à la clinique et dont il était vraisemblablement tombé amoureux. D’après ce que Max avait compris, il avait commencé à en apprendre plus sur le passé de la jolie petite blonde et cela lui était douloureux… Il était atteint de jalousie « à posteriori » : un cas pas vraiment rare qui consistait à vouloir démonter les ex de sa (ou son) partenaire car ils avaient eu l’audace d’y toucher en premier. Max savait que ces symptômes apparaissaient chez des gens dépendants affectivement car manquants de confiance en eux (pas besoin de maîtrise en psycho pour le deviner). Ce qui, conjugué à l’alcool, et à un diagnostic psychiatrique, donnait un résultat potentiellement explosif. Max avait bien essayé de le faire redescendre, car il avait vu des situations similaires très souvent à l’extérieur, et il savait que la suite n’était jamais agréable… Alors que Kevin terminait une des tirades qui sortaient en boucle de sa bouche, sans même plus écouter personne d’ailleurs (signe que le point de non-retour avait été franchi), il avait écrasé sa cigarette.

Il avait écrasé les neuf cents degrés incandescents sur le dessus de sa main. Longuement et avec application, en regardant Max droit dans les yeux. Probablement pour se prouver à lui-même qu’il était un mâle alpha. Max était resté sans rien dire, l’avait tranquillement fixé en retour, puis il lui avait souri (il n’avait aucune idée du pourquoi de cette réaction). Alors Kevin s’était levé et avait fini par aller taper contre du double-vitrage. Le double-vitrage avait gagné, lui cassant un doigt. Max n’avait même pas cherché à le rattraper quand il s’était levé. Il ne connaissait que trop bien ces mecs-là, pour les avoir trop souvent côtoyés en soirée… Ils ne s’arrêtaient que lorsque leurs poings avaient rencontré quelqu’un ou quelque chose. Le plus souvent quelque chose : ils aboyaient fort, mais mordaient rarement.

Voilà le genre d’incidents qui pouvaient agrémenter les soirées d’un service psychiatrique. C’était quand même beaucoup plus posé qu’en boîte à quatre heures du matin, qui étaient, à plus d’un titre, les véritables « maisons de fous » officieuses, pensait Max.

Mais aujourd’hui, la soirée était agréable et riche en rigolades. Il avait également passé du temps avec Aurélie, et ça avait été son tour de prodiguer du réconfort. Elle ne se mêlait pas aux groupes plus grands qui accaparaient les longues tables. Craintive créature, elle préférait jauger les autres à bonne distance. Ils étaient donc restés tous les deux dans la partie du patio la moins éclairée, et le soleil était couché depuis un moment quand les retardataires, dont ils faisaient partie, avaient été gentiment mais fermement sommés de retourner à leurs chambres. Max avait été le dernier de son aile à passer prendre son traitement au bureau des infirmières. Au moins à cette heure-ci, il n’y avait jamais la queue.  

A présent dans son lit, Max savait que dans environ une heure, l’infirmière de nuit ferait sa première tournée. Elle passait toutes les deux heures à partir de vingt-trois heures. Il était rarement éveillé pour la voir doucement pousser la porte et passer son museau par l’entrebâillement. Généralement le cocktail exercice physique en journée et traitement du soir lui garantissait un endormissement agréable et rapide.

Mais pas ce soir… La perspective du retour chez lui le travaillait. Il n’avait aucune envie de replonger dans la boisson cette fois, mais la perspective d’un quotidien fait uniquement de sobriété et de travail lui faisait peur. Il n’avait jamais vécu sa vie d’adulte sans avoir recours à un produit ou à un autre. Il avait commencé à consommer du cannabis à l’adolescence, et avait ensuite changé de béquille pour être l’alcoolique qu’il était devenu. Et cela avait fini par prendre toute la place. L’empêchant de se réaliser aussi bien professionnellement que personnellement. Ses études avaient été un échec (il avait voulu devenir enseignant, fût un temps lointain). Et il avait fini par démissionner, voire carrément abandonner tous les postes qu’il avait occupés. Que des boulots payés au SMIC, mais il avait travaillé dans tous les secteurs d’activité.  Le BTP, les boulots en usine, des foyers dépendants de la branche médico-sociale… Tout cela n’était qu’un échantillon de son CV. En ce moment, il travaillait comme vendeur dans une grande enseigne dédiée au sport. Il avait réussi à décrocher, entre deux bitures, un titre professionnel de « vendeur-conseil en magasin », et au détour d’un stage il avait trouvé un job. Chacun de ses employeurs étaient contents de lui… jusqu’à ce qu’il disparaisse soudainement. Généralement à la suite d’une cuite trop invalidante pour retourner bosser le lundi… Et surtout à cause du fait qu’il en avait très rapidement ras-le-bol de faire des boulots à la con pour se payer des merdes qui ne lui servaient à rien ou encore une retraite dont il ne pourrait pas profiter, étant donné la pente glissante sur laquelle il se trouvait. En vérité, il n’y avait pas si longtemps, il lui suffisait d’avoir sa télé, quelques jeux et quelques films accompagnant une bouteille de whisky, et il était le plus heureux du monde pendant quelques heures… Jusqu’à ce que la réalité le rattrape. Généralement elle prenait la forme de factures impayées accompagnées de gueules de bois monumentales. Le plongeant dans des phases dépressives bien noires… Et puis, dernièrement, la bouteille n’avait plus l’effet euphorisant qu’elle avait encore quelques temps auparavant. Il ne buvait plus pour aller mieux. Il était arrivé au stade (bien connu des ivrognes) où il buvait pour être moins mal. Les vrais ennuis avaient commencé. La lune de miel avec sa bouteille était finie. A jamais. Il le savait et en était triste. Il s’agissait d’un véritable deuil. C’était comme perdre quelqu’un qui avait été toujours là pour vous, quoiqu’il arrive. Il fallait se faire à l’idée que cette présence rassurante ne serait plus jamais à vos côtés, partageant votre quotidien, rendant les bons moments encore meilleurs et les mauvais supportables.

Dorénavant, il allait devoir continuer à avancer seul, et surtout remplir le vide béant laissé par l’alcool. Et ça c’était flippant. Il savait faire du remplissage, le personnel soignant l’avait aidé pour ça, mais le souci allait être de savoir ce qu’il voulait. Ce dont il avait vraiment envie. Force était de constater qu’il n’en avait aucune putain d’idée. Si jamais il ne trouvait pas, le vide pourrait bien l’avaler à nouveau, pour ne plus jamais le recracher…

Il commença à passer des idées de projets en revue, puis, alors que l’arborescence de ses idées le plongeait dans des pensées de moins en moins palpables et cohérentes, il sombra dans le sommeil.

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