Chapitre deuxième

 Max n’était pas seul.

 Le lotissement était enfermé dans un voile silencieux fait de grisaille sans nuages ni brume, et d’immobilité. Les maisons autour de la sienne semblaient avoir perdu tout contraste. Il se tenait debout au milieu de la rue, où aucune voiture ne se faisait entendre. Même la route derrière chez lui était telle un gros serpent d’asphalte noir profondément endormi. Ou bien mort.

Aucun son ne parvenait à ses oreilles. Les éclats des jeux d’enfants semblaient n’avoir jamais peuplé cet endroit. Les branches nues des arbres demeuraient imperturbables, sans vie. L’air lui-même avait cessé de bouger. Il faisait jour, et pourtant le soleil avait fui cet endroit.

Max observait le petit pavillon où il avait grandi avec ses parents et où il habitait. Il savait qu’ils n’étaient pas là mais n’avait aucune idée d’où ils se trouvaient. Quelque chose lui disait que la réponse n’avait plus d’importance désormais.

Ce qui avait de l’importance, en revanche, était la sensation d’être observé.

Il s’avança, ne ressentant ni froid ni chaleur sur son visage.

La lumière de sa chambre illumina soudain la fenêtre, unique couleur vivante.

Il s’arrêta net, son cœur s’affolant d’un coup dans sa cage thoracique.

Il croyait la maison vide de tout occupant. Sans comprendre comment, il savait qu’il s’agissait de sa lampe de chevet. Celle qui était sur sa table de nuit quand il était petit et qu’il allumait lorsque le sommeil le fuyait, donc très souvent. Elle était censée être rassurante, telle une chaleur bienveillante au cœur d’une nuit froide. Ici et maintenant, vue de l’extérieur, elle paraissait totalement déplacée.

Il la ressentit comme une menace.

Quelqu’un

(Quelque chose)

lui faisait comprendre que le phare lui permettant de se repérer au milieu de la nuit ne lui appartenait plus. Une ombre était dans la chambre. Il la vit passer sur le plafond, à l’intérieur.

Une sensation indescriptible fit pousser ses racines dans tout son être. Aucun mot ne pouvait rendre compte avec exactitude de la sensation d’altérité, au sens le plus fondamental du terme, qui se dégageait de l’image, pourtant des plus anodines, que représentait cette fenêtre de maison qui s’allumait. Une maison qui était censée être son foyer. Mais dont la nature même

(Sécurité, confort, repos)

avait été corrompue, la rendant inamicale… Hostile.

Le cerveau de Max ne produisait plus de pensées cohérentes. Il s’était figé comme un lapin dans les phares d’un camion. Seul subsistait l’odieuse sensation. Comme une alarme oubliée, répétant en boucle les mêmes sons stridents, au fin fond d’une zone industrielle en friches. Encore et encore.

Il devait se reprendre et parvenir à réfléchir, bordel !

Puis, ce fut avec une authentique horreur qu’il s’aperçut que ses pas le menaient droit vers les marches grimpant au perron. Il avait pénétré dans le jardin sans même s’en rendre compte et approchait de la porte d’entrée. Il parvint à s’arrêter juste avant d’arriver sous le porche, qui abritait une toute petite terrasse en béton nu. Sur sa gauche, la grande fenêtre coulissante du salon cachait l’intérieur de la maison avec ses grands rideaux blancs opaques. Ils étaient immobiles, comme tout le reste. A droite de la façade, sa chambre continuait de diffuser la lueur jaune qui avait fait planter son cerveau en beauté (le message d’erreur « 404 file not found » lui traversa l’esprit, avec sa croix entourée d’un cercle rouge), mais la bonne nouvelle était qu’il se sentait à nouveau (relativement) maître de lui-même.

La seule chose à faire était d’entrer. Au milieu de son combat intérieur pour se décider, il savait que, à l’instar d’un personnage dans un film d’horreur, il commettait vraisemblablement une erreur stupide : dans ces cas-là, devant son écran, il était le premier à dire à la blonde (souvent peroxydée et armée d’un couteau) à quel point elle était conne et avait zéro instinct de survie pour aller dans cette baraque. Mais maintenant qu’il se retrouvait dans une situation similaire, il découvrait que le besoin de savoir… Non, d’avancer… était beaucoup plus impérieux qu’il ne l’avait imaginé devant la télé. Et puis faire demi-tour pour aller où ? Sans chercher à creuser la question plus avant, il comprenait qu’il n’était nulle part et que personne ne volerait à son secours. Et puis, s’il était dans un rêve, alors c’était parfait : il ne craignait rien n’est-ce pas ?

Max prit une grande inspiration, qui envahit son nez et sa bouche d’un air neutre sans aucun goût ni senteur, et fit ployer la clenche de sa main gauche. Contrairement à ce qu’il craignait, il n’avait pas le souffle court. Son cœur, toujours palpitant, semblait être indépendant de ses poumons.

Il entra comme on pénètre dans une demeure étrangère sans y être invité, en faisant le moins de bruit possible.

Le corridor de l’entrée était tel qu’il l’avait connu à l’âge de neuf ans. Un escalier à droite menait aux combles, et à gauche la double porte vitrée s’ouvrait sur le petit salon/salle à manger. Le carrelage rendait ses pas inaudibles. Il s’était attendu, sans trop savoir pourquoi, à ce que des échos se répercutent dès l’instant où il aurait franchi la porte. Mais l’atmosphère à l’intérieur était aussi morte que dehors. C’était comme évoluer dans du coton, mais sans la matière à proprement parler. Il ne trouvait pas de meilleure analogie. En face, la porte de la cuisine laissait voir la petite table où ils mangeaient lorsqu’ils étaient tous les trois, avec ses parents. Le corridor se prolongeait en un coude vers la droite.

En direction des chambres.

Il s’y avança prudemment et regarda au fond du couloir, vers les portes menant aux trois pièces à coucher. Les trois étaient fermées. Ainsi que celle du sous-sol immédiatement sur sa droite, et la salle de bain à gauche. Il voyait que la lampe de chevet était toujours allumée, reflétant des raies de lumières sur le carrelage au bout du couloir, telles les pattes d’une grosse araignée cachée sous une porte... Max s’immobilisa et écouta. Le silence commençait à lui paraître vivant… et il ne souhaitait pas être dérangé. Max eut l’impression absurde que s’il se mettait à crier ou à courir, l’air autour de lui l’étoufferait jusqu’à la suffocation. Il se mit à nouveau en mouvement avec toute la prudence dont il était capable, avec l’impression que son cœur faisait le bruit d’un marteau contre une enclume.

Après un moment dont il fut incapable de déterminer la durée, et alors que le couloir n’était censé faire que six mètres, tout au plus, il parvint devant sa chambre d’enfant. Il repensa à l’ombre qu’il avait aperçue lorsqu’il se trouvait dehors, il y avait déjà longtemps, et se rendit compte que la terreur (c’était la sensation qu’il l’avait pétrifié, elle avait un nom quand on la voyait avec du recul) l’avait quitté. Il n’y avait sans doute rien derrière cette porte, juste une pièce inhabitée, comme tout le reste. La lumière qui filtrait derrière le battant semblait pourtant lui proclamer le contraire ; ce fut avec la volonté de faire taire la peur toujours présente, qu’il l’ouvrit doucement.

L’enfant dans le lit ouvrit de grands yeux en le voyant et se redressa contre le montant en bois, agrippant son oreiller pour se protéger. Une bande dessinée d’Astérix était posée sur la table de nuit et beaucoup d’autres encore dans le rangement de la partie inférieure de celle-ci, confirmant ainsi ce qu’il savait déjà, sans oser le voir en face…

Max n’en croyait pas ses yeux : c’était lui, à l’âge de neuf ans. Peut-être dix. L’enfant parut se détendre et souffla vraisemblablement de soulagement. Max, lui, resta interdit. Incapable de prononcer un mot.

« _ Ouf ! Qu’est-ce que tu m’as fait peur. J’ai cru que… Ouf. » Le petit Max parlait tout bas. Comme s’il craignait d’être entendu. Etrangement, il ne semblait absolument pas surpris de l’irruption de son alter-ego adulte dans sa chambre : « Alors ? Qu’est-ce que je suis devenu ? J’suis riche ? J’suis un avocat ? ». Max ne comprenait rien à ce que disait cet enfant. Il avait de nouveau la cervelle en sauce blanche. Mais ce qui vint ensuite fit dresser les poils de ses avant-bras :

« Ferme la porte, si Elle nous entend, Elle va pas être contente. Et tu sais ce que ça fait quand Elle est pas contente… »

Max (« je suis Max le grand » pensa-t-il avec une pointe d’amusement surréaliste) ferma la porte le plus doucement possible. Quoiqu’il se passe ici, le gosse avait raison. Il ne fallait pas faire de bruit. L’enfant (« mais c’est moi bordel ! » lui criait son cerveau, en pleine déroute) le fixait avec des yeux pleins de candeur, en confiance. Il semblait également réprimer un sourire. Max s’aperçu alors qu’il était resté la bouche grande ouverte depuis qu’il avait franchi le seuil de la chambre. Il la referma, déglutit et observa la chambre, comme pour se donner une contenance devant ce gosse qui semblait parfaitement à l’aise, merci pour lui.

            Il avait passé le stade de la surprise et il lui sembla parfaitement « cohérent » (les guillemets s’imposaient, même à ce moment il s’en rendait compte) que tout fut comme dans son souvenir. Le poster de Star Wars surplombait le lit, contre le mur au fond, dans le coin de la chambre. Le petit bureau (il lui paraissait minuscule, un truc de nain) arborait un sous-main représentant une mappemonde et était parfaitement rangé. Comme tout le reste d’ailleurs. A l’exception des BD qui débordaient par tous les rangements de la minuscule table de nuit. Une vague odeur boisée, que Max associait à des épluchures de taille-crayon, acheva de la renvoyer trente années en arrière. Il dut s’appuyer contre l’armoire (avec un étroit miroir en son centre, qui lui avait renvoyé son lot de reflets faits d’interrogations) pour assurer sa stabilité. Mais là encore, il fut surpris de constater que son souffle n’était pas affecté par ce qui lui arrivait. Il n’éprouvait aucun des symptômes physiques qu’on était sensés éprouver à la suite d’un violent choc émotionnel.

« parler avec son soi du passé, dans un endroit qui n’existait plus tel quel, entouré de meubles depuis longtemps à la déchetterie était-il un choc suffisamment grand pour que l’on puisse le qualifier de « violent », Docteur Tozier ? » pensa-t-il avec une pointe d’hystérie.

Il en conclut qu’il était bel et bien en train de rêver. Un soulagement, assurément. Max décida de jouer le jeu pour voir ce que son propre esprit tordu lui réservait.

 A l’instant où il se fit cette réflexion, il fut certain de se réveiller. A chaque fois qu’il commençait à faire un rêve lucide, il sentait le monde réel le rattraper dès le moment de sa prise de conscience. Mais rien ne se produisit, cette fois. Il demeurait dans le songe. Son « mini-moi » le regardait, sans cacher son amusement cette fois. Ce gosse lisait dans ses pensées ou quoi ?

« Ben oui, abruti, ce gosse c’est toi qui le rêve. Donc il sait ce qu’il se passe dans ta tronche d’ahuri. CQFD, gros… »

Max n’aimait pas cette désagréable voix dans sa tête : elle se faisait entendre quand il n’allait pas fort la plupart du temps. Il la mit en veilleuse. Et décida de faire la conversation. Cela pourrait peut-être s’avérer amusant, après tout ?

« _ Alors ? Comment Ça se passe à l’école en ce moment ? » Il se sentit stupide dès que la question eut franchi sans lèvres. Le petit gars le regardait à présent avec un regard condescendant :

« _ Ben tu sais bien… Toujours premier de la classe. Même si Laure essaie de me piquer la place. » Il avait dit ça avec une pointe d’orgueil que Max n’aima pas beaucoup. Le gamin avait une haute opinion de lui-même. Il le savait. Il savait aussi que cela ne durerait pas. Il se remémora Laure, en primaire. Sa première amourette d’enfant. Elle lui avait brisé le cœur en lui disant qu’elle aimait un autre garçon, qui « habitait à Paris ».

« _Alors ? Je vais rester premier ? Elle va pas me battre hein ? » Il était très attaché à sa « première place ». Comment dire à l’enfant que le classement (pitoyable hérésie d’une éducation malade, il le savait à présent) ne reflétait pas du tout leur avenir à tous ? Que certains des derniers de la classe s’en sortaient bien mieux que lui dans le difficile jeu de la vie. Que la plupart avaient des femmes, des maris, des enfants… Mais que lui resterait seul, se sentant tel un imposteur dans une vieille photo de classe jaunie.

Mais le gamin était lancé, il voulait des réponses : « _ Alors ? T’es riche ? Enfin, je veux dire… je vais devenir riche ? T’es vieux non ? 

_ Non je ne suis pas si vieux que ça. Je n’ai pas encore quarante ans en fait…

            _ Ah bon ? C’est pas vieux quarante ans ? C’est vrai que t’es pas encore tout ridé. Mais t’as un peu de cheveux blancs quand même… » Mini-Max avait dit ça en se touchant le côté droit de sa tête. La version adulte en fit autant, rajoutant au côté bizarre de la situation. Il pensa à des miroirs déformants. Des miroirs qui donneraient sur d’autres temporalités… D’autres mondes… Trop flippant. Il devait faire dévier la conversation :

_ Bon écoute, si je me rappelle bien, y pas longtemps t’as regardé un film qui s’appelle « Retour vers le Futur » ? Hein ? » Le visage du gosse s’illumina, il se redressa un peu plus dans son lit, comme prêt à bondir : « Ouais, c’était trop bien ! » Apparemment, le gamin se rendit compte qu’il avait parlé trop fort. Il baissa alors d’un ton mais poursuivit : « Et « Retour vers le Futur 2 » c’est encore mieux avec le skate qui vole ! Y en a dans le futur ? Enfin, dans ton présent ? » Le petit était sans doute arrogant quand il évoquait son intelligence, mais il intégrait les infos et les digérait facilement… « Ce qui sera simultanément ta meilleure chance et ta pire malédiction, tu verras… », fut ce qu’il pensa, amer.

Mais évidemment, il répondit tout autre chose :

_ Je ne devrais pas te le dire, mais non, les skates qui volent existent pas à mon époque. Ils ont essayé, mais de toute façon, c’est beaucoup trop dangereux. Déjà qu’avec des roulettes c’est pas franchement sécurisé, alors… » Mini-Max accusa le coup, comme s’il venait de comprendre que le Père Noël n’existait pas, en fin de compte. Max se souvint que le petit finirait par se manger quelques pures gamelles sur ces engins de mort, lorsqu’il irait au lycée et que la mode serait à Tony Hawk et tous ces grands malades qui voltigeaient sur leurs engins de mort, au mépris de la gravité…

_ Bon, c’est la seule chose que je te dirais sur le futur, ou sur ton futur d’ailleurs. » En sortant cette phrase, il se sentit comme un personnage de série B qui faisait son speech pour prévenir le héros du danger qu’il l’attendait dans un avenir sombre.

Il se retint de dire une connerie, du genre : « écoute-moi bien : tu seras le leader de la résistance, John. »

Le jeune garçon n’aurait de toute façon pas compris la vanne : même si, à son épqoue, Terminator était déjà sorti depuis quelques années, il ne le verrait que dans deux ou trois ans…

« _ T’as bien compris avec « Retour vers le Futur » que si on en sait trop sur son propre avenir…

« _Ça peut avoir des conséquences désastreuses sur le machin-chouette temporel. Ouais. Je sais. Doc arrête pas de le dire… » La déception se lut sur son visage, une fois de plus. N’avait-il que des mauvaises nouvelles à apporter à ce gamin ?

_ Tu peux au moins me dire si ça va être chouette mon futur ? Hein ? Sans préciser ? » La mignonne bouille s’était faite implorante. Il connaissait son sujet pour ce qui était de quémander. Pas de doute. Mais Max n’avait pas l’intention de lui parler de quoi que ce soit sur sa propre vie merdique. Même si c’était un rêve, il n’allait pas assener à un enfant, réel ou pas, qu’il deviendrait un perdant souvent sans le sou, et de plus en plus seul avec les années… Que la perte brutale de ses parents, associée à ses angoisses, le conduiraient inéluctablement à l’alcoolisme ; et que le tout finirait dans un asile, à essayer de ramasser les morceaux de son cœur brisé. Sans compter qu’il échapperait à la mort plusieurs fois avant ses quarante ans, s’il les atteignait un jour, bien sûr… Non. Il ne lui dirait rien de toute ça. Il savait que le petit était déjà d’un naturel très anxieux, et en conséquence insomniaque. Il n’allait pas en rajouter. Il allait mentir. Et qui sait ? peut-être que dans une réalité alternative, il mènerait une vie plus sympa, grâce à quelques paroles rassurantes ? Bordel, il ne devait pas commencer à réfléchir en termes de temporalités ou de réalités multiples, sinon son cerveau allait exploser sur le champ. C’était une situation déjà assez perchée comme ça.

Vraiment perturbant ce fichu rêve…

« _ Tout ce que je peux te dire c’est que tu n’as pas à t’inquiéter de quoique ce soit. Tout ira bien pour toi. Crois-moi… » Il s’était approché du lit et avait dit cela avec une expression complice au gamin, sous-entendant avec son sourire que non seulement ça irait bien, mais encore mieux que ça en fait…

Max se sentit sale.

Il se dit que c’était ce que des parents devaient ressentir quand ils mentaient à leur enfant, en leur expliquant bien que si Monsieur Papatte, le gros labrador de la famille, n’était plus à la maison, c’était parce qu’il avait dû partir prendre sa retraite dans une ferme avec plein de gentils clébards comme lui, la langue joyeusement pendante toute la journée…

Il sut alors qu’il ne ferait plus jamais quelque chose de similaire. C’était atroce de soutenir le regard du petit pendant que celui-ci souriait de soulagement et de bonheur, en essayant soi-même de maintenir un visage confiant et rayonnant… Le tout en mentant comme un politicien en campagne… Pour les présidentielles.

« Ok ! Cool ! Merci ! » Sans prévenir, le sourire jusqu’aux oreilles se glaça d’un coup. « Il lit en moi comme dans un livre le petit con… » pensa Max en voyant les yeux du gosse se durcir. Pour s’exorbiter subtilement ensuite…

Et, dans un souffle :

« _ Elle nous a entendu. Elle arrive. » Au moment où Mini-Max prononça ces paroles, une porte claqua quelque part. Fort.

 Ils sursautèrent tous les deux à l’unisson. Une colère sourde semblait jaillir de ce son sec et puissant. Sans en être conscient, Max sut que le claquement leur était parvenu de très loin.

Les lois de la physique semblaient faire leur grand retour avec les vibrations se propageant dans l’air à la suite de l’impact…

Le fait que la maison ne soit matériellement pas assez grande (assez vaste) pour qu’un écho, comme celui qui s’ensuivit, puisse retentir, n’intégra pas le cerveau de Max. Il était à nouveau paralysé. Les racines de chacun de ses nerfs semblaient le retenir sur place, l’empêchant de bouger, de respirer, de réfléchir… Il n’arrivait pas à décrocher les yeux de la version « enfant » de lui-même, qui, manifestement, était aussi totalement impuissante à réagir d’une quelconque manière. Ils se fixaient du regard, comme des miroirs mis face à face, leur peur primale résonnant à l’infini l’une dans l’autre. Les yeux du gamin donnaient l’impression qu’ils allaient jaillir de son crâne s’il continuait à les écarquiller de cette manière. Le Max adulte eut alors une idée de ce à quoi il ressemblait en cet instant.

 Le moment sembla s’étirer… se boursoufler, tel une tumeur maligne précédant l’inéluctable putréfaction finale.  

Des pas résonnèrent dans le lointain de la demeure, redevenue étrangère.

Il ne s’était écoulé qu’une seconde depuis le claquement de porte…

La démarche qui s’ensuivit était lourde et rapide. On aurait dit qu’un éléphant s’était soudain mis en branle sur le parquet d’un manoir décrépi. Sans comprendre pourquoi, Max eut la vision fugace d’un escalier cyclopéen donnant sur une porte fermée. Sa léthargie rigide cessa. Sans le quitter des yeux, il attrapa son Mini-Moi par les épaules et le pressa aussi gentiment qu’il en était capable. Les yeux du gamin reprirent une taille moins inquiétante, mais devinrent soudain implorants : « S’il te plaît fais-moi sortir ! Ça fait trop longtemps qu’elle me garde ici. » ; il était évident qu’il essayait de prononcer les mots avec force, pourtant ils sortirent comme un murmure sous le tonnerre. Et ce dernier approchait.

Max n’arrivait toujours pas à aligner deux pensées d’affilée, et  la sensation (relativement) confortable de rêve l’avait quitté. Néanmoins, maintenant qu’il était de nouveau capable de bouger, il se baissa et pris l’enfant dans ses bras. Le gamin s’accrocha à lui comme un noyé, lui enfonçant ses ongles dans le dos. Il était assez lourd malgré son apparence chétive. « On peut pas passer par la porte, je peux pas retourner là-bas. » Le chuchotement dans l’oreille de Max lui donna des frissons, à moins que ce ne fut le sens caché qu’abritait ces mots…

Il se dirigea vers la fenêtre sur sa droite. Le bruit des pas se rapprochait sans qu’il fût possible de se faire une idée de la distance qui restait à parcourir à leur propriétaire. Quel qu’il fut.

Malgré la confusion, Max savait une chose avec certitude : il ne voulait pas être là lorsque la porte de la chambre s’ouvrirait. Cette certitude était viscérale.

 Même s’il pouvait de nouveau bouger, son corps était soumis à une tension monstrueuse, allant du fin fond de sa moëlle épinière jusqu’à son épiderme, lui-même prolongé par des poils devenus des extensions presque douloureuses de lui-même. Le son infernal continuait de résonner derrière la porte fermée. Il prenait une ampleur insupportable. Max se dit que s’il devait entendre ça trop longtemps, sa (relative) santé mentale se briserait comme une malheureuse branche morte.

Mais il soupçonnait qu’il ne l’entendrait plus très longtemps à présent. « Monte sur mon dos ! »  Les murs s’étaient carrément mis à trembler cette fois, au rythme du tonnerre qui résonnait contre le plancher de toute la maison. Le petit sur le dos, Max prit le bouton de la fenêtre, tourna et tira. Elle s’ouvrit en grand, sans qu’aucun courant d’air ou différence de température ne se fassent sentir. Il entreprit de grimper sur le montant, levant sa jambe gauche pour y poser son pied, et, au moment où il prenait l’indispensable impulsion, la chambre sembla exploser dans un fracas indescriptible derrière lui.

Elle était arrivée.

Deux choses se produisirent alors simultanément en une expiration : il appuya de toutes ses forces sur sa jambe engagée, et le poids disparut de son dos. Il se retrouva alors dans les airs, battant des mains pour retrouver un semblant d’équilibre et se préparer à l’atterrissage sur le gazon, un mètre cinquante plus bas. L’adrénaline et la disparition soudaine du garçon de ses épaules l’avaient projeté bien plus loin que prévu. Un court instant, il sembla que la gravité n’avait plus prise sur lui, et il se rendit compte, fasciné, que le petit lotissement avait cédé la place au néant. Il voyait bien l’herbe au-dessous de lui, mais, devant, il n’y avait plus rien. Max eût la sensation révoltante qu’il allait être aspiré dans ce vide absolu, sans pouvoir y faire quoi que ce fût. Puis la gravité reprit ses droits (si elle en avait déjà eu en un tel endroit), et il retomba… Il heurta le sol, avec ses mains et ses pieds en même temps, tel un animal, plia ses membres pour amortir le choc, et roula sur lui-même dans un mouvement fluide. Il entendit alors son moi pré-adolescent crier derrière lui. Toujours sans réfléchir, Max se tourna vers la fenêtre…

Celle-ci était ouverte sur une image que son esprit était incapable d’interpréter.

Au milieu du néant, seuls subsistaient le cadre, l’intérieur de la chambre, et son petit alter-ego, qui semblait se débattre pour échapper à une forme indéfinie. Comme en mouvement perpétuel. La forme refusait tout compromis avec la lumière, l’absorbant dans son entièreté. Ne la reflétant jamais. L’enfant s’arrêta de crier au moment où ses yeux croisèrent ceux de sa version adulte. Il avait à présent un air resigné. Comme si un moment angoissant attendu depuis longtemps, était enfin arrivé. La forme gardait le gosse avec elle, sans l’emmener, comme pour narguer Max. Le noir de la Chose commença à tout recouvrir lentement ; et palpitait. Cela aurait pu ressembler aux soubresauts d’une personne malade prise d’un fou rire. L’enfant sourit à l’adulte : « je sais que tu reviendras », et il disparut. Avalé par les ténèbres en mouvement, sans aucun bruit…

Max, ouvrit les yeux et prit une grande inspiration paniquée. La nuit s’était rouverte sur une forme qui le guettait… Depuis la porte de sa chambre. À la clinique.

 L’infirmière de nuit.

« Vous allez bien Monsieur Vernier ? » Chuchota-t-elle pour ne pas réveiller son voisin de chambrée. La jeune femme en blouse blanche apparut à Max comme une souris bienveillante. Le soulagement fut grandiose.

Juste un cauchemar. Un putain de cauchemar complètement dingue.

Il était en sueur, et essoufflé. Il accueillit ses sensations avec reconnaissance. L’infirmière le scrutait à présent avec sa lampe de poche. Il essaya de la rassurer, mais il restait pantelant : « Oui-oui. Ça va, merci. J’ai fait… (un cauchemar complétement ouf) Un mauvais rêve… » Il tenta un sourire. Qui devait être convaincant. Son soulagement étant on ne peut plus réel.

« Bon. Venez me voir en bas si vous voulez. Vous avez l’air d’avoir fait la course quand même… » Max regarda son torse. Il était luisant de transpiration.

_ Ok. Merci. Je vais sans doute venir, oui. »

Il allait s’habiller et descendre négocier une sortie exceptionnelle pour cause de clope. O que oui ! Il en avait besoin. Et il fallait qu’il reprenne contact avec le réel. L’impression laissée par le rêve était répugnante… Terrifiante.

La porte se referma doucement, et Max prit encore une grande bouffée d’oxygène en laissant retomber sa tête sur l’oreiller. Respirer normalement c’était chouette quand même…

 

 

                                                           ∞

 

 

Marie fit doucement entrer sa petite Peugeot dans l’’enceinte de la clinique.

Le cadre était vraiment appréciable. Retiré de tout, mais accolé à un village sympathique. Elle n’avait pas imaginé les lieux comme ça. Il fallait dire que la description de Max avait été pour le moins succincte : « Ouais c’est sympa. Si t’as rien contre les arbres… » Force était de constater que cela ne rendait pas justice à l’endroit. La structure était nichée au sein de bois qui l’entourait de toute part, et n’était absolument pas visible depuis la route. Un chemin où deux voitures pouvaient à peine se croiser montait vers un long bâtiment de trois étages, auquel était accolé d’autres ailes qu’on pouvait deviner au travers des feuillages. Il n’y avait aucune grille à l’entrée, juste des clôtures de part et d’autre du chemin, et un panneau bleu vertical annonçant que vous pénétriez dans la « Clinique des Ormes », suivi des heures d’ouverture au public. Des gens se promenaient à l’intérieur du parc dans lequel Marie avançait au pas. Des patients, bien sûr… Inconsciemment, elle avait dû s’attendre à voir des personnes habillées de blouses ou de chemises de nuit, et donc la vision des survêtement, baskets et autres robes d’été qui semblaient de rigueur lui sembla décalée, dans un premier temps. Mais la vérité c’est qu’elle ne connaissait ce genre d’endroit qu’au travers du cinéma ou de la télévision, dont les représentations occultaient (souvent à dessein) le fait que des êtres humains comme les autres occupaient les lieux.

            Elle vit Max debout devant un banc plus loin, ce qui coupa court à ses réflexions.

Il faisait face à une femme et un homme, eux-mêmes assis, et semblait être en train de se marrer, une clope au bec. Une jeune femme était debout à côtés d’eux ; elle se tenait légèrement en retrait et avait un air malheureux. Max se tourna vers la 206 avec le sourire et lui fit signe de la main. Le changement physique de son ami était évident. Son teint avait changé, ainsi que sa posture et même sa silhouette. Mais ce qui sautait le plus aux yeux était son visage, qui avait spectaculairement dégonflé, laissant apparaître ses traits aigus de sale gosse presque quadragénaire. L’arrêt de l’alcool conjugué à l’exercice lui avait redonné une apparence plus qu’agréable. Elle en fut ravie pour lui, mais ressentit un léger pincement au cœur en voyant la menue jeune femme le prendre dans ses bras et s’accrocher à lui. Était-ce un pincement de jalousie qu’elle ressentit ? Possible. Elle pensait s’être blindée mais apparemment le blindage en question était inefficace contre les gamines internées en psychiatrie.

Marie se détesta immédiatement d’avoir pensé une chose pareille. Ne pas juger à l’emporte-pièce. Elle ralentit jusqu’à s’arrêter à côté d’eux et ouvrit sa vitre : « T’as demandé un taxi pauv’ tache ? » Max essayait gentiment de se débarrasser de l’encombrante jeune personne dont l’objectif présent semblait de l’étouffer jusqu’à ce que mort s’ensuive : « Ouais, mais j’avais précisé que je voulais pas rouler dans une poubelle… » Avec un grand sourire. « Tu peux faire demi-tour au bout du parking » il pointa du doigt l’endroit en question, la jeune femme lâcha enfin le cou de son ex et pointa vers Marie un regard qui en disait long sur ses intentions si elles venaient à se croiser un soir au milieu d’une ruelle déserte. Les patients sur le banc y allèrent de leur « bonjour », Marie répondit poliment, alla faire demi-tour et revint s’arrêter devant le petit groupe.

Elle sortit de la voiture et s’étira : « bwôaââ… C’est la galère pour le trouver ton patelin. Même au GPS… » Max contourna la voiture et la prit dans ses bras pour une embrassade amicale.

Il lui murmura dans l’oreille :« Merci d’être venue me chercher Princesse. Et de t’être occupée de Chloë… » Elle avait des petits frissons à chaque fois qu’il l’appelait comme ça. Il lui avait donné du « Princesse » bien avant qu’elle ne soit désignée « Princesse des Ténèbres » par les métalleux. Il avait commencé dès leur deuxième jour en désintox en fait, et elle s’en souvenait très bien. Mais pourquoi il se remettait à l’appeler comme ça d’abord ? Quel enfoiré sans cœur ! Puis elle vit la jeune femme (qui, en fait, était une petite fille apeurée, comment ne l’avait-elle pas vu plus tôt ?) qui les regardait avec de grosses larmes plein les yeux… Elle pensa que Max pouvait briser pas mal de cœurs, contrairement à ce qu’il pensait… En était-il seulement conscient ?

« Ouais… y pas de quoi. De toute façon, Chloë elle est moins reloue que toi. 

_ Ben ça lui arrive de gerber dans endroits inappropriés aussi… » rétorqua-t-il avec un clin d’œil. Marie le poussa doucement : « ça t’amuse tes conneries ! » lui dit-elle, à moitié fâchée qu’il déconne avec ça. Elle ne trouvait pas ça très drôle. Il fallait toujours qu’il fasse de pauvres blagues sur l’alcoolisme, et, de toute évidence, il les trouvait désopilantes. En fait, plus les vannes respiraient le désespoir, plus il se poilait. Mais c’était aussi ce qui l’avait charmé. Au départ. Maintenant beaucoup moins… Peut-être parce qu’à présent, elle se rendait compte que c’était quand même un peu tordu comme humour…

Elle se rappela qu’ils avaient un public. Elle alla vers les patients de son pas assuré : « Alors ? Il a pas été trop casse-couilles ? »

L’homme grisonnant, avec des lunettes de prof, lui répondit :

« _ Max est une crème. Je suis content d’être tombé sur lui comme voisin de chambrée. Jamais de problème. » Il avait dit ça le plus sérieusement du monde. Pas une once de sarcasme dans le ton. L’intéressé jugea bon de mettre son grain sel :

« _ Ah. Tu vois ? Je suis un coloc’ idéal ! » La large femme sur le banc se mit soudain à rire comme si c’était la chose la plus drôle qu’elle ait jamais entendue. Pas de doute, je suis bien au bon endroit, se dit Marie, qui ne put s’empêcher de rigoler avec la large dame. Elle avait un rire particulièrement communicatif.

Max entreprit de prendre ses bagages au pied du banc. Il avait un gros sac de voyage et deux autres plus petits, ainsi que celui qu’il aimait traîner sur son dos. Il traînait déjà tout cet attirail quand ils s’étaient connus. Cela fit resurgir le souvenir de son départ du centre d’alcoologie, un an auparavant.

En ouvrant le coffre de la voiture pour que son ami y dépose ses affaires, son regard s’attarda une fois de plus sur la jeune femme aux yeux larmoyants. Elle se souvint avoir été à sa place, mais, à l’époque, elle savait qu’elle reverrait Max une semaine plus tard. Ils étaient déjà plus ou moins ensemble au moment de sa sortie. Et ils habitaient près l’un de chez l’autre. Mais la clinique était à deux cents bornes du domicile de son ex cette fois, et la gamine, elle, ne le reverrait sans doute pas de sitôt.  

Et elle le savait fort bien à en juger par son mutisme et son regard misérable. Elle se tenait les deux bras croisés sous une poitrine inexistante, en rongeant des ongles qui n’avaient pas besoin d’être encore raccourcis. Marie connaissait Max depuis un moment déjà, et elle connaissait les sous-titres du comportement de son ami, qu’elle avait observé en arrivant. Tout comme elle savait ce que signifiait l’apparente détresse de la fille. Il la recontacterait de temps en temps pour prendre des nouvelles, du moins au début… Mais elle n’aurait jamais ce qu’elle désirait à cet instant. Il disparaîtrait de sa vie, comme une onde s’éloigne de son point d’impact sur l’eau. C’était une loi de la physique, aussi immuable que la gravité. Elle avait elle-même fait l’expérience de quitter un groupe de personnes atteints de souffrances partagées, et confinées ensemble pendant plusieurs semaines. Des liens souvent puissants, mais aussi éphémères naissaient. Elle se souvenait s’être dit que ça faisait un peu le même effet que la fin des colonies de vacances, pendant ses étés d’adolescente… Au début, on était triste et on ressentait même un certain manque ; on continuait de communiquer avec certains, par écran ou haut-parleurs interposés, puis, subrepticement, les messages et les appels s’espaçaient… Puis s’arrêtaient. Une page se fermait. Et il restait des souvenirs, vifs ou brumeux, des moments passés ensemble. Les plus agréables restaient, les autres étaient simplement passés…

« J’espère que ta caisse va être capable de supporter le poids des sacs en plus du nôtre… » Max referma le coffre et se tourna vers le petit groupe, qui avait cessé toute discussion. Il embrassa la patiente assise sur le banc, serra avec chaleur la main de son compagnon de chambre, puis se dirigea vers la malheureuse jeune femme. Elle l’attrapa à             nouveau dans ses bras, pressa son visage contre son cou et sanglota doucement, presque pudiquement. L’étreinte lui fut rendue sans effusion, avec quelques gentilles tapes dans le dos qui confirmèrent à Marie tout ce qu’elle aurait voulu savoir sur la relation que ces deux-là entretenaient. Il se murmurait des mots inaudibles pour l’audience. Vraisemblablement des supplications suivis de paroles rassurantes. Marie détourna le regard, se sentant comme une intruse, et sourit bêtement aux gens devant elle qui décidèrent, fort à propos, de lui demander combien de kilomètres avait sa voiture au compteur. Un bavardage sans intérêt s’ensuivit. Aucune question spécifique sur ses liens avec Max ne fût posée. Ils en savaient très probablement plus sur elle qu’elle n’en saurait jamais sur eux... Ces personnes avaient assisté ensemble à des groupes de paroles, des thérapies de groupe, ou Dieu savait quelles autres joyeusetés que réservait ce genre d’endroit. Ils avaient sans doute partagé les peurs qui les rongeaient et les espoirs qui leur restaient… Ils avaient eu des fous rires pour des conneries. Des fous rires libérateurs. Ceux que vous avez lorsque vous vous rendez compte, après avoir passé trop longtemps à errer seul avec vous-même, que, non, vous n’êtes, en fin de compte, pas seuls…

La jolie chanteuse se souvint des soirées à se bidonner dans la petite salle commune, le soir, devant des films d’horreur débiles apportés par d’autres malades alcooliques comme elle. Les infirmières qui intervenaient pour les rappeler à l’ordre s’ils dépassaient les bornes ou quand il commençait à se faire tard. Provoquant ainsi un sentiment de retour à l’état de collégiens débiles ricanant dans un court d’éducation sexuelle…  Sentiment qui, bien entendu, relançait votre fou rire de plus belle.

Et puis cet interlude se terminait tôt ou tard. Et la réalité se mettait à cogner du poing contre la porte, exigeant que vous retourniez faire face à vous-même, à vos démons… Mais sans les autres.

Ce jour était arrivé pour son meilleur ami, et son cœur se serra quand elle s’interrogea sur le nombre de chances qu’il lui restait pour arrêter son naufrage avant qu’il ne fût irréversible...

La réponse fusa dans un éclair acéré : très peu.  

Max s’éloignait doucement de la fille, l’embrassa sur la joue et se tourna vers Marie. Quand il sut que personne d’autre qu’elle n’était en mesure de voir son visage, il fit mine de souffler ostensiblement en roulant des yeux, comme pour la prendre à témoin du calvaire qu’il endurait.

Elle eût l’envie, très brève, mais très intense, de lui balancer une grande gifle à travers la gueule.

Au fond, Marie savait qu’il s’agissait d’un mécanisme de défense pour éviter de prendre sur lui la douleur de la petite, n’empêche, pendant un instant, elle le trouva dégueulasse.

Il dut lire dans ses yeux une partie de ce qui se passait en elle car il eût le bon goût de tomber le petit sourire qu’il avait au coin de la bouche. Il la connaissait presque aussi bien qu’elle le connaissait. Derrière, La maigre jeune femme détaillait Marie sans se cacher. Il n’y avait plus de trace d’animosité sur son visage à mesure qu’elle scannait avec attention le corps de la chanteuse : seulement un authentique désespoir. Marie en eu physiquement mal au cœur. Partagée entre dégoût et colère.

Puis l’instant s’évanouit quand elles détournèrent leur regard l’une de l’autre, et les deux amis montèrent dans la voiture. Max continua à agiter la main jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue, après le premier tournant du parking :

« _ Merci d’être venue pour me chercher Princesse. Y avait bien un taxi au cas où, mais tant qu’à faire je préfère faire la route avec toi. Bon, ta caisse c’est de la merde et on va peut-être mourir en route, mais j’apprécie le geste.

_ Ouais, bah vas-y mollo sur les vannes avec ma Poupette sinon je te démonte les tympans, là, tout de suite… ». Marie ne souriait pas. Elle était préoccupée. Max se rendit s’en rendit compte et reprit, plus sérieusement :

« _ Je te l’ai déjà dit plusieurs fois, mais il faut que je te le redise quand même : je ne saurais pas quoi faire sans ton aide. Mais T’as pas à te taper toute cette merde pour moi… Nettoyer la maison, venir me chercher… T’inquiéter. T’occuper de Chloë… Des fois, je me demande ce que j’ai fait pour mériter…

_ C’est bon ! C’est pas une question de mérite ! Tu peux arrêter là ? Merci. » Elle le vit piquer un fard du coin de l’œil. « Tu le sais non ? si c’était au mérite ce genre de choses ça se saurait. Et puis question nettoyage… Tu te berces de douces illusions là !»

_ N’empêche… Merci. » Sa brusque envie de le gifler s’était complétement évaporée à présent. Elle savait qu’il essayait de lui faire comprendre à quel point elle comptait pour lui, et ce que cela signifiait. Surtout après que d’autres « amis », et même des membres de sa famille, aient fini par lui tourner le dos… Soit quand il picolait trop, soit quand il essayait d’arrêter. Mais les « copains cacahuètes » (toujours prêts pour l’apéro) n’étaient pas des grosses pertes, eux. Et Max méritait plus que n’il le pensait. Pour un alcoolo, il était capable d’une grande loyauté envers ceux qui prenaient le temps de le comprendre sans le juger. Bien entendu, les « copains » étaient devenus de moins en moins nombreux avec le temps : son état s’aggravant, les gens « équilibrés » préféraient généralement s’éloigner (avec raison) des mecs bourrés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et les mecs bourrés, passé un certain stade, finissaient presque toujours par s’alcooliser loin de yeux des personnes sobres. Biens à l’abri avec leur honte.

Dès que son ex commençait à se faire tout petit, comme maintenant, elle avait envie le protéger. Le fait qu’il soit physiquement plus grand, et un peu plus fort (du moins quand il était en forme, comme maintenant apparemment) n’y changeait rien. C’était elle qui couvrait ses arrières. Rarement l’inverse. Certes, tant qu’il n’était pas en mode coma éthylique, il était toujours là pour elle, prêt à la soutenir, à rendre service... Mais Marie n’avait pas souvent besoin d’aide. Les chevaliers servants, ce n’était pas son truc de toute façon. Encore moins quand ils avaient deux grammes d’alcool par litre de sang.

La plus grande partie de la route se fit dans le silence réconfortant des gens qui se connaissent assez pour ne pas ressentir le besoin de combler un vide par des mots inutiles.

 

 

                                               ∞

 

 

Plus tard, encerclé par la nuit, dans un living-room désespérément propre, rangé, et dépourvu de vie, Max gisait sur son canapé. La lueur blafarde du large écran se reflétait dans ses yeux et donnait à sa peau un teint cadavérique. Chloë était aux abonnées absentes depuis qu’il était rentré cet après-midi. Apparemment, elle avait décidé de lui faire la gueule (« cette expression restait-elle familière quand on parlait d’un chat ? » s’était demandé Max, sans sourire). Elle avait consciencieusement reniflé ses affaires quand Marie l’avait déposé. Et avait même daigné accorder un rapide passage de museau à sa main tendue vers elle, puis elle avait pris la porte sans se presser, avec un dédain tout à fait félin. Elle n’était pas réapparue depuis lors, sept heures auparavant.

Le soi-disant « maître » de Chloë (même si Max se voyait plus comme un domestique, doublé d’un compagnon de vie, et il pensait, fort à propos, que Chloë partageait ce ressenti) avait essayé de l’attirer en remuant la gamelle dehors plusieurs fois, sans obtenir de résultat. 

La solitude du retour lui pesait beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait cru, et il se sentait pathétique à quémander l’attention d’un chat. Chat qui ne manifestait aucun désir d’être en sa présence. Il comprenait pourquoi elle réagissait de cette manière, car il avait vécu toute sa vie avec ces étranges quadrupèdes ; et ils réagissaient tous à une absence de façon différente. Certains vous faisaient la fête, à leur manière, presque comme des chiens après une journée au boulot (c’était le cas de la première bestiole qu’il l’avait choisi, quand il avait neuf ans, « aucune dignité celle-là » pensa-t-il en souriant fugitivement), et d’autres vous ignorez carrément, comme Chloë.

Etrangement, cela lui faisait de la peine à chaque fois que cela arrivait. En plus de se sentir lui-même rejeté, il comprenait que ces chats éprouvaient le besoin, d’une façon ou d’une autre, de marquer leur mécontentement. Et donc, par corollaire, d’exprimer ainsi une souffrance bien réelle… L’idée était passablement troublante car il détestait l’idée de faire du mal aux bêtes. Chloë, telle une petite amie délaissée, parvenait à lui faire ressentir de la culpabilité, et lui tentait de se racheter pour revenir dans ses bonnes grâces. Là encore, avec un peu de recul, le concept s’avérait un poil perturbant… Du coup, il se sentait coupable d’avoir manqué à une chatte pourrie gâtée ; et, parallèlement, il se sentait pathétique qu’un simple mammifère de quatre kilos puisse lui faire ressentir, toute proportion gardée, qu’il était un connard. Bref, s’était n’importe quoi…

Cela ne l’empêcha pas de retourner sur le perron, avec la gamelle dans sa main.  Pour la quatrième fois ce soir… S’il ne la voyait pas tant pis. Il essaierait de dormir. Tout en sachant pertinemment que ce serait compliqué. Une journée, qu’il redoutait, l’attendait demain, au magasin.

 

 

 

 

            Chloë était occupée à surveiller le gros chat blanc qui vivait un peu plus haut dans la rue. Elle était assise, se cachant du regard de Max, sur un des poteaux de la clôture, à côté de la haie, sa queue légèrement bouffante entourant ses pattes. Telle une déesse capricieuse, les yeux entrouverts, elle se demandait si elle devait punir cet individu au poil blanc avant même qu’il outrepasse les limites de son territoire, ou si elle devait se montrer magnanime envers lui. Après tout, la dernière fois qu’il avait osé traverser la rue elle l’avait sévèrement corrigé. Et puis il se tenait à sa place : à bonne distance d’elle et de son territoire. De plus il évitait sciemment son regard, preuve de crainte et de soumission, ce qui était fort agréable. Elle n’aimait pas ses yeux pleurnichards et son poils épais, caractéristiques de cette sale engeance qu’étaient les angoras. Malgré tout, pour ce soir, elle décida de faire preuve de miséricorde. Elle le surveillerait encore un peu pendant qu’il ferait mine de renifler des fleurs, afin qu’il comprenne qu’elle était aux aguets, puis elle irait continuer sa patrouille plus loin.

            En vérité, elle n’avait pas le cœur à vilipender un faible adversaire aujourd’hui. Elle essayait de se convaincre que cela ne l’atteignait pas, mais son ancien gros chat domestique, Max, était de retour dans sa maison. Sans lui demander son avis bien entendu… Le pitoyable squatteur ! Elle avait inspecté ce qu’il avait ramené avec lui, et les odeurs qu’elles avaient captées étaient un mélange de ces produits désagréables utilisés par leur grande espèce et de senteurs dépourvues de signification pour elle. L’appendice rose qu’il avait tendu vers Chloë dégageait ce même mélange de fragrances. C’était bien lui, même si un changement subtil s’était produit dans ses effluves. Cela avait fait remonter à la surface tous les moments qu’ils avaient partagés ensemble, alors qu’elle commençait à se les rappeler de moins en moins souvent.

Des sensations enfouies de chaleur et de tendresse avaient comme piqué son épiderme endurci de combattantes de façon inattendue. Elle ne pouvait pas les maîtriser, et Chloë détestait tout ce qu’elle ne maîtrisait pas… Alors elle était partie.

Et puis il avait ramené autre chose avec lui. Peut-être cette chose se cachait-elle, ou bien était -elle endormie pour le moment, mais elle était bien là, plus tangible que jamais.

 Et ça plus que tout le reste, achevait de la plonger dans la confusion. Une bulle noire s’étendait dans son esprit, oblitérant ses priorités habituelles. Une bulle qui menaçait d’éclater à tout moment, prête à répandre une panique aussi vive et ravageuse qu’un feu de forêt par grand vent. Si Chloë ritualisait sa vie avec autant de minutie, c’était justement pour éviter toute confrontation avec des événements susceptibles de provoquer ce genre de cataclysme sensoriel. Et voilà que son compagnon revenait sans prévenir… Et qu’il ramenait avec lui quelque chose d’innommable. D’instinct la chatte savait que ce n’était pas du fait de ce gros balourd de Max. En un sens elle avait plutôt pitié de lui : qui voudrait qu’une telle chose soit liée à soi ?

Elle n’entendait rien à cette Présence Noire : pourquoi se manifestait-elle ? Pourquoi Chloë pouvait la percevoir ? Et surtout que désirait-elle ? Même la valeureuse guerrière n’était pas certaine de vouloir connaître la réponse à ces questions. Et il y avait un élément, au milieu de tout ce maëlstrom d’incertitudes, qui ne cessait de venir gratter à la surface de ses pensées… à la façon d’une piqûre sur le museau, on sait que tôt ou tard on ne pourra s’empêcher de passer sa patte antérieure dessus. Retarder une inévitable prise de conscience était l’apanage des lâches, aussi la chatte regarda la vérité en face : ce n’était pas à l’aide d’un de ses sens ultra-affûtés qu’elle avait discerné le danger, mais avec son esprit… Grâce à un instinct aussi ancien que l’évolution elle-même, Chloë comprit que dorénavant, elle aussi était liée à la Présence.

Elle décida d’écourter son tour de garde et retourna vers la maison. Sur son chemin, l’herbe qu’elle effleurait de ses coussinets dansants semblaient posséder un amer parfum d’inéluctabilité.  

 

 

                                                ∞

 

La nuit avait été courte. Et agitée. Mais, devant son verre de jus d’orange et son frugal repas du matin (il était incapable d’avaler plus de deux tartines quand il travaillait), Max se sentait étonnamment réveillé. La veille il avait découvert que Marie avait fait quelques courses sans lui en parler et sans qu’il lui demande quoique ce soit, sans quoi son petit déjeuner se serait probablement réduit à un verre d’eau... Ce qui fit à nouveau poindre cette satanée culpabilité, pour la première fois de la journée. Elle avait raison, le mérite n’avait rien à voir avec les amis qu’on avait, mais… Quand même un peu, non ? Et elle était vraiment trop sympa avec lui. Comme souvent il se demanda pourquoi…

La maison baignait dans la grisaille de cette matinée pluvieuse. Alors qu’il fixait le vide, le son des gouttes d’eau tombant de la gouttière percée s’écoulait au rythme de ces anxieuses ruminations. Que pouvait bien lui réserver sa journée ? Le plateau chaussure du magasin allait-il être complétement changé depuis sa dernière journée de travail, qui remontait à avant sa dernière hospitalisation, il y avait quatre mois de cela ? Comment allaient réagir les collègues à son retour ? Et mille autres questions qui l’assaillaient sans que cela soit le moins du monde constructif. Des questions au demeurant sans grande importance mais qui devenaient polluantes, puis prenaient toute la place pour devenir un monde anxiogène et minable. Le monde qu’il avait essayé de fuir pendant si longtemps. Une autre bataille de l’esprit commençait à présent. Il lui fallait s’y habituer.

Il essaya de se recentrer sur sa respiration, comme il l’avait appris à la clinique. Rester dans l’instant présent. Inspirer, expirer, profiter des sensations de son corps libre de toute gueule de bois. Ça s’était une sacrée évolution ! Il éprouva une bouffée de fierté passagère à se dire qu’il avait vaincu l’alcool. Au moins pour le moment. « Un jour à la fois » qu’ils disaient. Les clichés sont souvent bien réels. Ce dicton le prouvait.

Il se souvenait que depuis plus de dix maintenant, lorsqu’il travaillait, tous les lundis matin avaient été durs, même lorsqu’il s’arrêtait de boire le samedi soir (dans les faits, plutôt le dimanche matin de bonne heure). L’addictologue lui avait expliqué qu’à chaque fois il expérimentait un syndrome de sevrage… Qu’il avait répété ce schéma jusqu’à ce que son corps ressente la désintoxication à chaque fois plus violemment… Puis enfin, jusqu’à ce qu’il n’ait même plus la volonté d’arrêter de boire. Ne serait-ce qu’une journée…

Avec ses différents séjours en désintoxe, il avait entendu beaucoup d’histoires dans les cercles d’alcooliques plus ou moins repentis : parfois des cuites aux conséquences dignes d’un mélodrame à la sauce film indépendant. Des quantités d’alcool ingurgitées si monstrueuses que votre premier réflexe était de vous dire « impossible ! » au moment où le mec racontait son histoire, alors que vous-même (par exemple) étiez capable d’ingurgiter un litre entier de whisky dans la journée. Ce même litre qui vous aurait très probablement tué quelques années plus tôt… Il avait alors découvert un monde parallèle vertigineux : un monde où la réalité n’était plus qu’un lointain souvenir de pochetron, où les journées ne correspondaient plus au jour ou à la nuit, mais au nombre de bouteilles et/ou de canettes descendues. Tout le reste devenait secondaire tant qu’il était possible de rester à distance de toute sensation, de toute douleur vous rapprochant du monde réel. Seule l’odeur de l’alcool devenait apaisante. Seule la sensation de chaleur dans votre œsophage et votre estomac était votre amie, tout à la fois moteur, objectif et réconfort.

Une histoire en particulier l’avait marqué, il l’avait entendue lors de son premier séjour hospitalier avec des collègues ivrognes : le type (un mec sérieusement ravagé à la bière forte, donc c’était le onzième (!) tour de piste dans ce seul établissement) avait raconté comment il avait terminé aux urgences après s’être explosé un soir à la vodka. Apparemment il tenait moins bien l’alcool depuis quelques temps déjà (« oh-oh. Pas bon signe ça. Mais les médecins te l’ont déjà dit, pas vrai mec ?» avait pensé Max) et il avait « frôlé » le coma. Jusqu’ici c’était une histoire tout à fait classique de groupe de parole. Mais ensuite il avait raconté qu’il était dans un couloir, sanglé sur un lit aux côtés d’un « clodo pire que lui » (ce furent ses mots) et que le sans-abri en question avait réclamé à boire pour aller mieux. Bien entendu, on ne donne pas d’alcool dans un hôpital et le type avait fini par arrêter de se plaindre au bout de quelques heures…

Pour crever sur le lit. En plein milieu du service des urgences.

D’après le type qui racontait, l’arrêt brutal de l’alcool aurait été la cause directe de sa mort :

« ben ouais mon gars !.. » avait-il éructé pour ponctuer son histoire. Max se souvenait encore de son regard injecté de sang défiant l’assistance de lui prouver le contraire, tandis qu’il les prenait tous à témoin.

 Arrivé là, le médecin qui chaperonnait le groupe c’était éclairci la voix, et, à la sidération de Max, avait lentement acquiescé en disant que « c’était tout à fait possible, ce genre de scénario arrivait régulièrement. » et qu’il avait « lui-même observé des cas similaires plusieurs fois. »

Le doc avait énoncé ce fait d’une voix blanche.

Il aurait probablement dit qu’il trouvait les frites meilleures que des patates crues avec plus d’intensité.

Et c’étaient le visage du médecin, ainsi que cette simple sentence sépulcrale qui avaient marqués la mémoire de Max de façon indélébile. Et ce malgré la quantité indécente de neurones qu’il s’était cramé en cours de route. Ce qui, en soi, était une sorte d’exploit…

En fait, derrière les mots prononcés, lorsque le doc avait parlé de cette terrible voix blanche, Max avait entendu : « voilà, on fait tout ce qu’on peut pour vous aider mais si vous n’arrêtez pas de picoler comme des cons, au bout du compte, vous allez claquer dans une civière imbibée de déjections et autres régurgitations. Et vous savez le pire dans tout ça ? Même nous, les médecins, ça nous en touchera une sans faire bouger l’autre. Parce que certains d’entre nous doivent continuer à fonctionner. C’est tout. Bonne chance avec ça. »

Ça n’avait pas empêcher Max de retourner se bourrer la gueule quelques semaines plus tard, le jour même de sa sortie, mais une graine avait été plantée. Il lui était même arrivé de rêver d’un clodo sanglé dans le couloir des urgences, implorant d’avoir « un verre, un seul verre pour l’amour du ciel, je vais crever bordel ! ».

Ce matin, ces rêves lui semblaient un peu plus loin que les jours précédents. Il regarda avec une satisfaction teintée de doutes le chemin parcouru. Il s’autorisa à sourire et s’alluma une clope avant de décoller. Depuis le canapé, Chloë le regarda faire avec une désapprobation évidente. Comme si elle se préparait à retrousser son museau. Il était content qu’elle soit revenue vers lui hier soir, même si elle se montrait encore distante.

« Ouais, t’as raison, je vais la fumer sous le porche… Excuse -moi minette. » Il se leva, pris le cendrier et se dirigea vers l’entrée. Après tout, cette journée allait peut-être s’avérer agréable ?

 

 

 

                                               ∞

 

 

 

            Marie se réveilla en sursaut. Son cœur semblait battre jusque dans sa gorge. Elle avait le visage constellé d’une désagréable sueur froide et ressentit une vague de pur soulagement en ouvrant les yeux.

La lumière du jour commençait à se frayait un chemin derrière les rideaux de sa chambre à coucher.

Le Dude, sur son tapis, tout à côté du lit, était assis et la fixait avec un regard canin inquiet. Il émit un gémissement navrant.

            « Oui-oui ça va mon pépère… » Paroles qui semblaient dépourvues de sens au moment où elle les prononça, en un souffle bref qu’elle devina nauséabond. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’elle disait vrai, sans savoir au juste ce qu’elle cherchait. Et recommença à respirer normalement. Ce qu’elle n’avait pas fait depuis un long moment à en juger la façon dont ses poumons acceptèrent tout cet air avec gratitude.

 

            Elle essaya de clarifier la situation : c’était le matin et elle était chez elle. Alors pourquoi lui semblait-il qu’elle était (très) loin d’ici seulement quelques instants auparavant ? Elle rejeta sur côté la couette qui faisait un cocon humide autour d’elle et continua de scruter les recoins encore sombres de la pièce si familière. Elle enjamba le Dude en un pas souple mais résolu et écarta les rideaux en grand, dans un ample geste de défi envers les ombres. Pendant un instant aussi court qu’un éclair, l’étau de la panique enserra son cœur et elle se dit que la vue de sa fenêtre ne donnerait plus sur sa paisible et ennuyeuse petite rue ; mais sur un endroit aussi étranger pour elle qu’un laboratoire aseptisé peut l’être pour un singe capturé en Amazonie…

            Mais tout semblait être à sa place. Le sang sembla recommencer à circuler dans l’intégralité de son visage, puis sa mâchoire se desserra en même temps que battirent ses paupières, tentant de juguler le flux de lumière submergeant ses yeux émeraudes. Quelques voitures circulaient, sous un ciel parcouru de rares nuages blancs. Le cauchemar, quel qu’il fût, semblait déjà s’éloigner vers le néant auquel il avait appartenu. Marie n’en avait aucun souvenir précis, juste une impression de menace de moins en moins prégnante. D’ici quelques minutes, ce sera comme si elle n’avait pas rêvé du tout. Elle en éprouva de la gratitude.

            Elle ne se souvenait pas avoir ressenti une telle terreur nocturne depuis sa préadolescence, qui remontait déjà à plus de deux décennies, mine de rien… Elle flatta le haut de la tête de son chien, qui se mit obligeamment à remuer la queue pour indiquer à sa maîtresse qu’il était un brave copain, et se dirigea vers la salle de bain.

La jeune femme prit conscience de sa tenue et se demanda brièvement si quelqu’un s’était rincé l’œil pendant qu’elle fixait la rue, l’œil ahuri, debout devant sa large fenêtre. Bof, de toute façon, à l’heure du porno sur les smartphones, ce n’était pas une petite culotte et un débardeur qui allaient enflammer les passants. En se déplaçant, Marie prit conscience de l’odeur qu’elle dégageait. Une odeur de sueur désagréable, semblable à celle qu’exsuderait quelqu’un atteint d’une forte fièvre. Ou bien victime d’une violente trouille…

 A mi-chemin du couloir, Marie se retourna vers le Dude ; d’habitude il lui collait aux basques, faisant rebondir sa joyeuse carcasse et cliquetant des griffes sur le parquet, tant qu’il n’avait pas eu droit à sa gamelle du matin. Le labrador (dont les poils, jadis d’un jaune presque blond, commençaient à blanchir en de multiples endroits) la fixait d’un air penaud, celui qu’il prenait lorsqu’il avait fait une bêtise.

« Ben alors mon gros père ? Qu’est-ce que t’as ? ». Le gros père baissa la tête de son air toujours contrit. Marie marcha vers le chien qui semblait fournir un gros effort pour continuer à supporter son regard, la queue balayant mollement le tapis derrière lui.

Elle vit l’auréole imbibant ce dernier.

Le Dude était propre depuis qu’il n’était plus un chiot et Marie fût surprise, presque choquée, de constater que son compagnon poilu avait manifestement été incapable de se retenir d’uriner dans la chambre. Elle s’arrêta, sur le point de l’engueuler (son premier réflexe, induit par la peur et la tristesse de constater le vieillissement inexorable de son brave toutou), mais se ravisa rapidement, en voyant que le poilu lui-même en souffrait.

D’une douce voix, elle l’interpella : « C’est pas grave Dude, t’en fais pas. Je vais pas te coller la truffe dedans. Ça arrive parfois même aux grands garçons, hein ?» Le gentil quadrupède comprit au ton de Marie qu’il était pardonné et se leva pour venir lui manifester son soulagement. Elle s’accroupit pour retenir sa grosse tête de deux mains pendant qu’il essayait de lui mettre des coups de langues reconnaissants.

Mais Marie était inquiète. Il était possible que le Dude commença déjà à devenir grabataire, comme c’était sa première idée. Mais sa mémoire vint lui rappeler qu’en de rares occasions, le labrador n’avait pu retenir sa vessie.

En vérité, elle ne se souvenait que d’une seule fois. Quelques années auparavant, pendant un hiver de beuverie, il y avait eu ce mec qu’elle avait rencontré en traînant avec le Dude en ville, une bière à la main.

A cette époque, elle travaillait à la banque le jour, mais, telle une version subversive (et alcoolisée) de superhéroïne, elle changeait de peau à la nuit tombée…

Elle se métamorphosait alors en punk, se mêlant aux SDF traînants du côté de la gare (Marie connaissait la plupart d’entre eux à l’époque, ayant descendu pas mal de 8-6 en leur compagnie), en contraste totale avec la version « politiquement correcte » qu’elle présentait à la société, de jour… La jeune femme se délectait des regards, tour à tour méfiants, lubriques ou ouvertement dégoûtés, qu’elle suscitait, tout habillée de noir, parfois provoquante mais constamment en état d’ébriété sur la voie publique, une grande canette dans une main et la laisse de Dude dans l’autre.  Ce soir-là, elle en tenait une bonne (comme souvent) et elle ne se rappelait plus comment, au cours de ses déambulations éthyliques, elle en était arrivée à discuter avec ce type. Le mec en question était un jeune appartenant à la famille possédant le cirque qui s’était arrêté en ville. Sûrement pour impressionner Marie, il l’avait emmenée à la cage du seul tigre qu’ils possédaient encore (« à l’époque de mon grand-père, on en avait cinq » avait fièrement dit le jeune mec). Elle ne s’était pas rendu compte que son meilleur copain, au bout de sa laisse, était déjà tremblant de frayeur, et ce, depuis qu’ils avaient pénétré le parking de supermarché où étaient entreposés les animaux. Une fois qu’ils furent arrivés devant sa minuscule cage, le tigre s’était aperçu de leur présence, leur avait adressé un regard dépourvu de vie (Marie se rappelait ces yeux hantés avec plus d’acuité que tout le reste). Le Dude avait poussé un petit cri, semblable à celui d’un enfant en bas âge qui expérimente une douleur le prenant de court. Et d’un coup, sous le regard atterré de sa maîtresse, sa vessie s’était relâchée en un court mais puissant jet fumant sous lui, ses pattes arrière courbées comme une femelle… Ses oreilles pendantes et son air affolé, fixant le tigre derrière ses barreaux avaient fini par atteindre la conscience brumeuse de Marie qui avait emmené son chien ailleurs, coupant court aux avances de plus en plus lourdes du jeune type.

Elle se souvenait à peine le chemin du retour, mais elle se souviendrait toute sa vie de l’attitude de renoncement pathétique et terrifiée du Dude ce soir-là : étrangement, il n’avait même pas tiré sur sa laisse…

Comme s’il avait déjà accepté la Mort qui observait depuis sa cage, certaine de récupérer son dû, tôt ou tard. Bien que le félin semblât complétement apathique, l’instinct du chien, gravé dans son ADN par des dizaines de milliers d’années d’évolution, avait perçu quelque chose de tapi qui patientait juste sous la surface, barreaux d’acier ou non.

A ce moment précis, Marie ne put s’empêcher de faire le parallèle entre l’attitude du labrador ce soir-là, et celle de ce matin…

Ne voyant aucun tigre à proximité, elle préféra se dire que le Dude commençait à devenir trop vieux pour ces conneries. Point.

Elle décida de nettoyer ses bêtises avant d’aller prendre une douche que son corps (et son odorat) lui réclamait instamment.

 

 

    

                                               ∞

 

 

 

            Se sentant bien mieux après sa douche, Marie, vêtue de ses éternels jeans et débardeur noirs, enchaîna sur un copieux petit-déjeuner. Une journée productive, suivie d’une longue soirée (enfin si tout se passait comme elle l’espérait) l’attendaient.

 Ce matin elle allait prendre son temps pour promener Duke, au moins une heure, et elle verrait si le chien tenait la distance. Elle s’inquiétait, et il fallait qu’elle sache où en était le labrador, physiquement parlant, avant de prendre un rendez-vous chez la véto. Ensuite, en fin de matinée, le Dude et elle iraient au garage de Danny, comme presque chaque jour de la semaine depuis qu’ils avaient signé chez leur label.

Le groupe s’y retrouvait pour travailler sur les chansons de leur deuxième album studio et répéter pour le concert de samedi. Le chien participait parfois en hurlant avec sa maîtresse, mais la plupart du temps, après s’être gentiment fait virer par les membres du groupe, il allait traîner dans le jardin ou bien montait embêter Delphine, la femme de Danny, qui adorait que la grosse boule de poil lui tienne compagnie ; quand elle n’était pas de service à l’hôpital.

Puis, ce soir, elle irait à son rendez-vous avec Franck. Et Marie attendait ce moment avec une impatience qui la surprenait elle-même.

Quelques semaines auparavant, elle l’avait rencontré à un concert dans une petite boîte du coin où elle se rendait régulièrement. Le TechNoir (ce club portait mal son nom, la musique électronique n’ayant pas franchi son seuil depuis presque trente ans d’après ce qu’elle en savait) joignait l’utile à l’agréable car il permettait à la chanteuse non seulement de se rafraîchir les idées, mais aussi de rester au courant de ce que faisaient les autres groupes du genre, aussi undergrounds fussent-ils.

Franck, était un homme qui détonnait pas mal avec la faune qui peuplait le TechNoir. Habillé lui aussi entièrement de noir, mais avec chemise et veste probablement faits sur mesure (Marie ne s’intéressait pas vraiment à la mode mais elle savait reconnaître des fringues hors de prix quand elle en voyait), elle l’avait aperçu dans un coin au fond de la salle, sa coupe impeccable et ses yeux clairs reflétant les jeux de lumières de la scène. En fait, il occupait sans le savoir le coin favori de Marie, que les habitués laissaient à sa disposition grâce à un accord tacite, du moins lorsqu’ils la savaient dans le coin. La plupart d’entre eux la connaissait, au moins sous le nom de Lilith, mais personne ne venait l’emmerder. De temps en temps, des fans venaient lui parler, mais toujours respectueusement et jamais très longtemps. Et si l’attitude polie mais quelque peu distante de la jeune femme ne suffisait pas à se débarrasser d’éventuels importuns, elle savait que Tony gardait un œil protecteur depuis son bar, et qu’il n’hésiterait pas à jouer de ses monstrueux biceps pour agréer une de ces clientes régulières. Sa chouchoute, plus précisément…

Marie s’était installée à une table de distance de Franck. Le concert battait son plein et les mecs de My Pitbull is Dead électrisaient l’audience de leur courroux communicatif. Les quelques tables du fond étaient délaissées au profit du devant de la scène. Les spectateurs sautaient et remuaient la tête au rythme des riffs agressifs et de la double pédale. Des chevelus, des moins chevelus, des crânes rasés, la peau vierge ou bien tatouée, percée ou non, des jeunes et des moins jeunes, toutes et tous venus pour exorciser leurs frustrations et leurs soucis du quotidien en une unique et salvatrice débauche d’énergie et de colère canalisée : des sauvages aux yeux des gardiens de la bien-pensance. Mais une grande famille pour ceux qui se retrouvaient ici pour vibrer au son de leur passion. Les rares néophytes qui osaient s’aventurer en ces lieux trouvaient étonnant de ne pas voir de bastons ou de règlement de comptes éclater au milieu des vapeurs d’alcool, de sueur et de rage qui imprégnaient le club. Mais Franck ne semblait pas de ceux-là. La table de Marie était légèrement en retrait par rapport à la sienne et, presque malgré elle, elle jetait de fréquents coups d’œil dans sa direction. Elle aurait été bien en peine de lui donner un âge si on lui avait demandé de deviner. Bien que la chanteuse ne fût pas du genre à flasher sur le premier venu et encore moins sur des dandys trop sûrs d’eux-mêmes, elle trouvait que derrière l’apparence si soignée du brun élancé aux yeux électriques, il y avait quelque chose de différent. Il ne remuait pas la tête, mais son attitude laissait entendre qu’il accueillait pleinement le son brutal qui se déversait de toutes parts. Il n’en semblait aucunement submergé comme le sont généralement les non-initiés (qui,  la plupart du temps, se protégeaient les oreilles ou riaient bêtement entre eux, gardant les yeux plissées, comme si ce simple fait pouvait atténuer la force du son), mais  à la concentration dans son regard et à sa façon d’être assis, pareille à quelqu’un qui dégusterait un verre de vin sur une terrasse à Florence, on aurait pu croire qu’il écoutait un classique de Bach ou de Chopin, interprété par un grand maestro. Marie avait d’abord pensé à un producteur qui serait à la recherche d’une perle rare, mais elle n’avait jamais entendu parler de producteurs métalleux qui feraient leur shopping en costume sur mesure. En tout cas pas dans ce coin de la planète. Plus elle y réfléchissait et plus elle se disait qu’elle avait déjà croisé ce regard bleu acier alors qu’elle était sur scène.

Alors qu’elle détaillait l’étranger en costume, se surprenant à distinguer des muscles déliés se découpant sous un pantalon fait d’une matière volatile, une image lui apparut sans qu’elle la convoque d’une quelconque façon :

Au coucher du soleil, dans la savane, un grand fauve venait s’abreuver à un point d’eau, se mêlant en paix à ses proies le temps de se désaltérer, en un accord tacite et ancestral. A la manière de ses habituels trophées de chasse, il se montrait pacifique et faisait preuve de déférence envers le liquide primordial de la vie, mais il ne s’agissait là que d’une courte trêve dans une vie de traque…

L’image impromptue s’effaça lorsque l’homme s’adressa à elle lors d’une pause.

Il s’était levé et se tenait à présent face à elle, la surplombant de sa svelte silhouette :

« Pardonnez-moi, je n’envisageais pas de vous déranger mais c’est plus fort que moi... Je n’ai pas l’habitude de passer pour un fan embarrassant, toutefois il faut que je vous dise que, et c’est la formule consacrée : j’adore ce que vous faites. »

La vague impression de menace qu’elle s’était imaginée déceler chez lui disparut à l’instant où il ouvrit la bouche. Un sourire un peu béat était comme peint sur son visage, semblable à un gamin qui s’adresserait directement au Père Noël pour passer sa commande. Ses yeux, maintenant que la lumière des néons avait remplacé les projecteurs, avait perdus leur éclat aiguisé et dégageaient une bonhommie presque touchante.

Marie se reprit, en essayant de ne pas se redresser trop vite :

« Salut. Merci c’est gentil de votre part. Je suis contente que notre musique vous plaise. C’est juste dommage que ce soient jamais les gars qui sont reconnus quand ils traînent… ça leur ferait plaisir aussi ! »

Elle n’avait aucune intention de dire quoi que ce soit concernant les membres des Ladykillers, mais c’était sorti tout seul. Elle s’était sentie obligée de rajouter quelque chose. Et le regretta aussitôt. Sa sortie sonnait terriblement arrogante. Mais le type élargit encore son sourire, ce qui fit remonter de charmantes pattes d’oies aux côtés de ses yeux.

Marie/Lilith s’aperçut qu’elle ressentait l’envie (presque un besoin) de se lever pour se mettre à la hauteur de son interlocuteur, ce qui ne lui arrivait jamais lorsqu’elle se faisait accoster par de parfaits inconnus.

« Pardonnez-moi d’avoir été importun. Je ne me suis même pas présenté qui plus est. Je suis Franck. »

Dans la bouche de tous les hommes qu’elle connaissait, cette formulation aurait sonnée complétement faux. Dans la sienne en revanche elle semblait parfaitement à sa place.

Franck tendit sa main, et Marie se leva, comme attirée par un aimant invisible, et la serra. Du coin de sa vision périphérique, elle aperçut Tony, depuis son bar, qui s’était arrêter de frotter un verre et regardait dans leur direction. Elle commença à se sentir affreusement gênée.

« Lilith… Mais on m’appelle Marie en fait. »

Elle espérait que le rouge ne lui montait pas aux joues à la manière d’une adolescente armée de couettes. Putains de néons ! Pourquoi ils les rallumaient pendant l’entracte ?

La main était ferme et douce. Pas un manuel apparemment… Mais elle était aussi étrangement fraîche. Alors qu’elle-même n’était pas loin d’être en sueur ! C’était peut-être dû à une mauvaise circulation sanguine…

L’homme en noir remit sa main dans sa poche comme s’il s’était aperçu du trouble de la jeune femme, le sourire toujours aux lèvres : « Le prochain album avance-t-il ? Je suis vraiment impatient de pouvoir écouter votre voix sur de nouveaux morceaux…

_ Oh, ben vous savez ce que c’est… Ou pas d’ailleurs… Mais ça avance à son propre rythme. Et en l’occurrence ça avance assez vite en ce moment. Juste, je saurais pas vous dire, même si j’voulais, quand on va pouvoir le sortir. »

C’était la pure vérité, le label ne leur mettait pas une grosse pression. Pas de deadline leur avait-on signifié, dans la limite du raisonnable, bien entendu. Les costards-cravates de la boîte semblaient ne pas prendre à la légère le concept de création, ne faisant que prendre régulièrement des nouvelles, sans interférer. Même si c’était très régulièrement en fait… Afin de savoir quand réserver un studio.

Franck désigna la chaise à coté de Marie : « cela vous dérange-t-il si je vous tiens compagnie quelques instants ? Au moins le temps du break ? » Comment les choses en étaient-elles arrivés là ? C’était un mystère pour la métalleuse aux cheveux écarlates. Elle n’avait jamais laissé de mec l’approcher de cette façon depuis… Depuis qu’elle avait arrêté de picoler en fait… Néanmoins, il était peut-être temps de recommencer à rencontrer d’autres hommes que ceux de son entourage direct. Elle en avait apparemment plus envie qu’elle ne l’aurait cru.

« Bien sûr. Je veux dire pourquoi pas… » Marie se sentait un peu stupide et gauche, surtout quand elle s’entendait parler, en comparaison du langage châtié qu’employait l’homme face à elle. Au moment où elle prenait conscience de penser de cette façon, elle s’intima, avec force, d’arrêter les conneries de culpabilité ou de gêne qui avaient pourtant cessé de l’empoisonner depuis le lycée. Elle reprit :

« Posez votre séant mon ami. Enfin votre joli cul quoi. » Là elle y allait un peu fort quand même… Mais le grand mec rit de bon cœur, tout en paraissant un peu troublé à son tour. Et s’assit, sa bouche s’écartant toujours en un agréable sourire.

Ils avaient discuté tout le temps du break, et avaient continué plus tard, jusqu’à la fermeture...

Marie n’avait pas passé une aussi bonne soirée avec un inconnu depuis des lustres. Le type s’était révélé drôle et manifestement très cultivé. Ça la changeait des bourrins qu’elle fréquentait à longueur d’année (même si elle les adorait ceux-là). Et, malgré sa façon de se tenir et de s’exprimer, à la limite du cliché bourgeois, Franck n’était jamais snob, ne boudait pas son plaisir et riait sans retenue (Quand cela arrivait, Tony regardait dans leur direction, et écarquillait ostensiblement les yeux, et, à un moment, elle l’avait même vu secouer la tête du coin de l’œil, à la manière d’un père désapprobateur). Mais, et c’était là où Franck avait réussi à vraiment attirer l’attention de la jeune femme, il avait une connaissance encyclopédique du Metal depuis l’époque de Black Sabbath. Il pouvait manifestement en parler des heures, avec passion, dissertant sur les différents courants et les évolutions de tel ou tel groupe sans éprouver l’envie de changer de sujet. Bref, un passionné comme la chanteuse en avait rarement rencontré. Et certainement jamais d’aussi attirant. Elle ne savait pas quel âge il pouvait avoir, mais ce qu’elle avait su très tôt, en revanche, au cours de cette soirée, c’est qu’elle avait envie de ce grand mec au regard perçant, surplombé d’un grand front, presque noble… Et elle osait espérer que lui aussi. Et ce, malgré, ou bien à cause de l’absence de signaux clairs de sa part. Mais la vérité (qu’il aurait fallu lui arracher sous la torture) était que Marie n’avait jamais rencontré aucun homme qu’elle avait désiré qui ait pu lui résister bien longtemps. Elle connaissait les boutons sur lesquels appuyer, ceux qui allumaient immanquablement leur libido si transparente, et ce, sans effort. C’en était presque comique. Et aussi un peu pathétique pour eux. Le problème était que, parfois, ils s’allumaient aussi sans qu’on appuie sur les boutons. Et là… il fallait soit les calmer illico (ce que Marie avait appris à faire, question de survie), soit prendre le large. Mais elle n’allait certainement pas calmer Franck s’il s’emballait.

Franck allait finir dans son lit. Point.

Sauf s’il s’avérait qu’il fût gay, bien entendu. Cependant elle en doutait, car, bien qu’elle n’ait pas obtenu de signaux clairs de sa part, son regard la scrutait tout de même de façon particulièrement insistante. Tout en s’en tenant poliment à son visage… Ce qui était assez inédit pour elle, il lui fallait bien l’admettre. Le bougre aurait tout aussi bien pu participer à un tournoi de poker… De petits frissons de plaisir l’avait parcourue, tandis qu’elle pensait à tout cela, ses yeux verts plantés dans l’acier inébranlable de ceux de Franck. Et puis elle avait décidé de faire durer le plaisir. D’abord parce que ce jeu l’excitait, et que voir son joli verni d’homme civilisé se fissurer, pour enfin voler en éclat, serait encore bien plus satisfaisant avec un peu d’attente ; ensuite parce qu’elle n’était plus la punk à chien (enfin plus complètement) de la gare Sud de Rennes. Et par conséquent, si elle décidait de coucher avec un homme, elle agirait différemment de ce qu’elle avait pu faire avant de connaître la sobriété. Et de connaître Max.

Ce fut ainsi que, à la fin de la soirée, la jeune chanteuse avait donné son numéro à un inconnu pour la première fois depuis des lustres…

Ils s’étaient revus trois fois depuis. Restaurant, cinéma, promenade… Ce genre de truc. Cela avait fait du bien à la jeune femme de se rendre compte qu’elle pouvait agir comme les gens « normaux » et y prendre plaisir. Mais cela l’attristait également un peu, comme si, quelque part, c’était admettre de prendre de l’âge... Voire concéder une défaite à un système qu’elle avait remis en question et contre lequel elle s’était débattue une grande partie de sa vie. Mais elle s’était promis de rester honnête envers elle-même, et elle devait reconnaître qu’elle passait de bons moments avec ce grand échalas d’antiquaire (Marie avait ouvertement explosé de rire en apprenant son métier, sous le regard amusé de Franck), aussi bizarre que cela puisse paraître.

Ce matin, Pendant qu’elle se préparait pour sa journée, elle savait que ce soir, elle allait mettre le paquet. Elle avait décidé qu’elle l’aurait aujourd’hui… Et ce, même s’il paraissait impossible (impossible en gardant de « bonnes manières », en fait) de se rendre compte de l’effet qu’elle faisait réellement à cet homme. Bien sûr, il lui avait fait de gentils compliments et la regardait toujours avec cette même attention, mais elle sentait qu’il gardait une sorte de distance vis-à-vis d’elle.

Parfois elle se disait qu’il était tout simplement poli et que, même s’il appréciait sa compagnie, il n’avait aucune intention d’aller plus loin avec elle, merci bien madame (« il a reniflé la punkette avinée en toi, et ça le dégoûte… », murmurait une part d’elle).  Mais ensuite elle se rappelait qu’ils étaient une femme et un homme adultes qui sortaient ensemble, et c’était tout ce qu’il y avait à savoir, en fait. Ils n’allaient pas enfiler des perles à chaque rendez-vous.

Franck avait fini par l’inviter à dîner chez lui, ce soir. Dans quelques heures. Et Marie avait la ferme intention de découvrir ce qui se passait sous ses satanés costumes de frimeur…  

 

 

 

                                                           ∞

 

 

 

Habillé uniquement par l’ombre qui régnait dans le salon, Franck dégustait les vibrations dégagées par l’alter-ego de Marie : Lilith. Dans une moindre mesure, il appréciait également les riffs puissants qui accompagnaient sa voix, comme un gourmet apprécie la sauce qui met en valeur une viande déjà succulente sans accompagnement. Il avait les yeux fermés, la tête renversée en arrière, humant profondément l’air tout en s’imaginant qu’il s’agissait du parfum de la chanteuse…

Pas celui (intolérable et bon marché) dont cette pauvresse se parait, non. Il voulait sentir son véritable parfum… Celui qu’il fallait aller déceler dans quelque repli secret de son corps. Celui qui jaillirait d’entre ses cuisses très bientôt.

Franck avait une érection monumentale. Son pénis palpitait. Tout comme l’énorme veine bleuâtre sur son front aussi lisse que celui d’un jeune homme. Un jeune homme qui se dirigerait vers ses cent-quinze ans… Sur son corps, également lisse, luisait la lumière naturelle qui parvenait du large couloir de sa demeure, et venait apposer un léger contraste avec les ténèbres dans lesquelles il avait plongé l’ample pièce à dessein. Car c’était ainsi qu’il aimait à déguster sa musique. Et visualiser ses futures acquisitions. Telles que la chanteuse.

Marie, un chef d’œuvre absolu de la nature… Un diamant brut qui avait été taillé dans la peur et la haine d’un monde corrompu. Un être qui aurait dû rester pur…

« Du moins si la Lumière avait mieux fait son boulot que le Patron » pensa Franck en riant… Mais, au lieu de ça, elle avait été asservie, salie puis partiellement broyée par l’existence. Le meilleur dans tout cela, était qu’elle avait su s’adapter et, mieux encore, sublimer sa souffrance au travers de l’art. L’esprit, ainsi que le corps de Marie, avait subi des outrages qui auraient pu lui être fatals, si sa nature profonde n’avait été aussi robuste par sa naissance, et par sa volonté. On ne venait pas tous au monde avec les mêmes particularités génétiques, donc avec les mêmes chances. C’était là un lieu commun, mais l’abominable loterie qui se jouait derrière ce simple fait suffisait à faire sourire l’Antiquaire. L’équilibre de la loterie en question étant corrompu par des forces qui dépassaient la compréhension, et même l’imagination des créatures mortelles qui s’imaginaient régner en maîtres sur cette planète.

 Franck était un des nombreux agents de cette Corruption. Dans le cœur de béton de sa somptueuse villa aux allures bunker, il se rappela qu’il n’était encore qu’au bas de l’échelle du Chaos. Pas tout en bas, certes : nombre de créatures insignifiantes et mauvaises existaient, et même ses vastes connaissances en la matière étaient loin d’être exhaustives. Mais, dans le Grand Chaos des choses, il n’était pas loin d’être un simple smicard… En vérité, comparé à ce qui se cachait dans les noirs abysses de la réalité, il n’était que poussière.

Et c’était là une pensée profondément réjouissante… 

Une canine luit derrière ses lèvres retroussées. Si la femme de ménage (partie depuis plusieurs heures maintenant) avait vu son visage à cet instant, elle aurait pu croire qu’il allait se mettre à grogner. Ou même à mordre… Franck rit tout haut à cette simple image. En tout cas ce n’était pas sur cette stupide bonne femme obèse qu’il refermerait ses mâchoires ! Il n’allait certainement pas se salir avec son sang de grosse truie dégueulasse ! Cette idée fit à peine frémir son sexe, toujours dressé comme une lance.

Ce qui le fit rire de plus belle. Il était décidément d’excellente humeur ce soir…

 Franck savait que, sous ses sourires presque obséquieux, la bonne le craignait. Malgré tout le soin que l’Antiquaire apportait à se construire une façade aussi charmante et humaine qu’il lui était possible, la grosse femme avait senti que quelque chose clochait chez lui… Et lui humait sa peur comme on hume le fumet d’un succulent repas après une journée de labeur.

Si elle voyait le sous-sol ! Son cœur assiégé par le gras cesserait probablement de battre dans son immonde poitrine flasque ! Quelle crise de rire ça serait !

Secoué par un fou rire quasi silencieux, l’homme, que Marie prenait pour un inoffensif antiquaire essuya des larmes de rire du dos de ses mains manucurées.

L’impressionnant son qui sortait des haut-parleurs, savamment disposés dans le grand salon immaculé pour favoriser la puissance des basses, accompagna Franck lorsqu’il se leva. La voix de Marie, se modulant dans des extrêmes que peu de gens étaient capables d’atteindre, semblait le faire frémir à chaque note parfaite, ainsi qu’à chaque grondement qui sortait d’elle. Des sons que l’homme imaginait sortir d’une âme nue, sans corde vocale ni chair. Pur produit de la douleur inhérente d’exister.

Le sourire avait disparu à présent. Les yeux ne luisaient plus du bonheur de l’anticipation. Dans la pénombre, il était impossible de distinguer leur couleur, ni même leur blanc. Le corps imberbe aux muscles fins (presque exactement tel que Marie l’avait bien souvent fantasmé) se dirigea vers les escaliers. L’érection disparaissait lentement à mesure que le visage se faisait plus concentré, mais paradoxalement, affichait un air absent… Franck n’était plus vraiment là. Il se préparait déjà pour Marie.

En montant le froid mais superbe escalier en colimaçon qui menait à l’étage où se trouvait une des nombreuses salles de bains, l’antiquaire se remémora le jour où il avait rencontré la chanteuse pour la première fois. Chaque fois qu’il se remémorait cet instant avec suffisamment de force, les délicats poils de ses avant-bras se dressaient.

L’homme, qui se présentait aux yeux du monde comme un simple marchand d’objets, aimait à écumer les festivals de musique extrême. Plus particulièrement ceux de Métal. Son péché mignon. Parfois il trouvait des « pièces » rares pour sa collection, parfois il se nourrissait juste de la musique et des émotions exacerbées qui y régnaient. Cette nuit-là, il se trouvait dans un obscur festival en Normandie. Il y avait seulement quatre groupes et l’assistance était réduite ; en partie à cause du temps humide, en partie à cause de l’attractivité toute relative de l’événement… Mais Franck avait été attiré par le nom d’un groupe : les Ladykillers, qu’il trouva plutôt marrant… Et il n’avait encore jamais eu l’occasion de les observer sur scène. Le type chez qui il achetait ses disques (un des plus fins métalleux qu’il connaissait, presque un oxymore à lui seul) n’avait pas tari d’éloge sur la front-woman « absolument phénoménale » qu’il avait découvert quelques semaines plus tôt. Le type était un vrai connaisseur, et il ne s’emballait pas facilement… L’attention de Franck avait été immédiatement mise en alerte rouge.

Il avait fait des recherches sur son PC, et les quelques photos (il n’avait pas pu trouver de vidéo à l’époque, même de mauvaise qualité) de la dénommée « Lilith » l’avaient fasciné. En plus du corps merveilleux que ses costumes de scène laissaient suggérer, c’était son regard habité, tout à la fois embrassant et embrasant l’audience, qui avait fini de le convaincre qu’elle méritait toute son attention. Il avait donc pris la route pour assister au prochain concert prévu avec la belle.

Il n’avait pas été déçu.

En fait, il avait été carrément soufflé.

A part une, ou peut-être deux, chanteuses de calibre international, il ne connaissait personne capable de faire subir de telles variations à ses cordes vocales. Avec sa voix subtilement éraillée, elle était capable de sortir et de faire durer des notes cristallines, pour ensuite enchaîner, sans difficulté apparente, sur de puissants grondements magnifiquement saturés… Le tout mettait à nu une âme délicieusement torturée. Un vrai régal.

Il avait assisté à toute la performance de Lilith et des Ladykillers depuis le fond du terrain boueux sur lequel se secouaient quelques irréductibles punks et métalleux, littéralement transcendés par ce qu’ils entendaient… Lui-même avait fini d’écouter dans cette même transe, surpris et déçu lorsque Marie, d’une voix qui frôlait l’épuisement, avait fini par remercier l’assistance avant de retourner backstage.

Franck pouvait compter sur les doigts d’une seule main les fois où il avait ressenti quelque chose de similaire pendant un concert. Et il en avait écumé des centaines.

Marie et sa jumelle maléfique Lilith avait allumé un feu en lui. Depuis plusieurs années il fonctionnait sur pilote automatique, accumulant les richesses matérielles grâce aux ventes lucratives de ses acquisitions, et en payant son tribut au Patron avec une régularité métronomique. Ses distractions étaient nombreuses, certes ; mais même les âmes, les corps les plus abimés, ou encore l’art le plus torturé ne suffisait plus à lui faire ressentir l’intensité de ses premiers émois. 

Il aurait pu aller dans un pays ravagé par la guerre ou la pauvreté pour se repaître des Grandes Douleurs de l’Humanité, mais ces endroits étaient habités par des Anciens. Beaucoup trop dangereux.

Et puis, la rumeur courait que, dans les pires endroits du globe, certains leaders n’étaient plus humains (au sens littéral) depuis un moment déjà... Et pas forcément ceux de pays du tiers-monde.

Des plans prenaient forme dans le noir. Cela le réjouissait quant à l’avenir qui se dessinait à une échelle globale mais, en ce qui le concernait, il voulait faire durer son corps actuel aussi longtemps qu’il le pourrait. Il aimait bien celui qu’il avait. Et rester sur son petit territoire était plus sûr. Son âme avait beau être la propriété du Patron, les décisions concernant son enveloppe charnelle ne concernaient que lui.

Cela dit, dernièrement, du fait de son savoir grandissant, il avait fini par avoir des doutes sur la notion même de libre arbitre. Il savait depuis longtemps qu’il faisait partie de desseins beaucoup trop vastes pour que son cerveau puisse l’entendre. Là encore une idée rassurante. Mais il avait toujours pensé être maître de ses propres choix. Ces certitudes se voyaient remises en question à mesure qu’il découvrait de troublants schémas qui se répétaient dans l’Histoire, et dans la vie des hommes de pouvoir qu’il se complaisait à étudier.

Il ne pouvait pas parler de ses doutes à qui que ce soit, il n’avait aucun ami. Et si jamais il s’en ouvrait à ses relations « professionnelles », il ne savait pas jusqu’à qui descendrait l’information. Jusqu’à quoi, plus précisément

Pourtant, bien que l’homme qui se faisait appeler Franck en fût à plus d’un siècle de vie terrestre, il commençait seulement à entrevoir les abjections que cachait la hiérarchie corrompue à laquelle il appartenait… Rien que d’imaginer les conséquences si jamais sa loyauté était remise en question, il en avait des frissons dans le dos.

Et Marie était apparue. Une créature qui cumulait presque toutes les faiblesses et les forces qu’il convoitait chez un être humain, les raffinant dans un art puissant et sincère. Il était devenu obsédé par la chanteuse… Il l’avait suivie de concert en concert, assistant à son ascension ; se délectant des plaisirs atroces que son esprit lui faisait entrevoir en compagnie de la jeune femme.

Il savait qu’il la voulait. Elle devait lui appartenir. Mais son corps seul, par le plaisir et la douleur, ne suffirait pas. Après l’avoir observée dans l’ombre tout ce temps, il avait pris conscience que ce qu’il convoitait plus que tout se cachait dans l’esprit de la chanteuse. Il lui faudrait s’y insinuer profondément, jusqu’aux racines même de sa souffrance…

Sous le jet brûlant de la douche, Franck dut fournir un effort de volonté pour ne pas se masturber en pensant au lien qui l’unirait bientôt à Marie. Et il voulait garder toutes ses forces pour combler les attentes de la superbe chanteuse. Elle ne serait pas déçue. Il ferait tout pour ça…

 

 

 

                                                           ∞

 

 

 

Marie n’avait jamais vu la maison de Franck. En arrivant devant l’adresse qu’il lui avait indiquée, le doute lui fit plisser les yeux. Elle vérifia son GPS pour confirmer : c’était la bonne adresse.

Le soleil déclinait, arrosant de ses derniers rayons une grande enceinte impersonnelle faite d’un mur blanc interminable. Elle avait du mal à imaginer l’antiquaire habiter ici. Elle prit son petit sac et sortit de la 206. Sans vraiment savoir pourquoi, elle ne se présenta pas au portail avec sa voiture, préférant la garer ici, de l’autre côté de la rue.

Elle prit un instant avant de se diriger vers la propriété, l’observant de loin dans un premier temps, à la façon d’un général opérant des repérages sur le futur champ de bataille. Marie avait opté pour une tenue simple mais qu’elle savait efficace ; tout en noir, comme à son habitude... La chanteuse se rendait vaguement compte des regards qu’elle suscitait dans son crop-top moulant, les épaules cachées sous une veste en cuir usée qui remontait jusqu’au milieu du dos, exposant ainsi une chute de reins qui ne laissait personne indifférent… Pour aller avec ses rangers, elle avait choisi une jupe fendue et moulante allant jusqu’aux genoux.

A ce moment précis, alors qu’elle restait immobile, son carré écarlate à demi-rasé au vent, une main sur la hanche, l’autre tenant sa cigarette, un regard concentré fermant son visage, Marie fit tourner la tête de plusieurs passants et automobilistes... Mais elle ne cherchait à en faire tourner qu’une.    

Elle traversa la rue d’un pas sûr, les boucles de ses chaussures cliquetant contre le cuir, avisa l’interphone, et appuya sur l’interrupteur. Un court moment plus tard, une voix se fit entendre : « Je vous ouvre Marie ».

Malgré les nombreuses heures passées ensemble, Franck ne semblait pas vouloir passer au tutoiement. Cela ne la gênait pas. Au contraire, cela ajoutait à son charme quelque peu désuet.

L’immense portail grinça et écarta ses battants avec lenteur. Il dévoila alors une petite villa aux allures de bunker patientait sur un terrain recouvert de goudron stérile… Cela ressemblait tellement peu au Franck qu’elle connaissait que la jeune femme eu un imperceptible mouvement de recul. Comme s’il avait perçu son hésitation, Franck reprit la parole par l’interphone. La qualité du son était stupéfiante. Il aurait pu être au-dessus de son épaule, lui disant doucement : « Je vous en prie, faites comme chez vous. La demeure peut sembler austère au premier abord mais uniquement de l’extérieur vous verrez… Je viens vous accueillir à la porte d’entrée. »

Marie pensa :

« Austère, hein ? Sans déc’… On dirait un putain de blockhaus, ouais ! Aller ma grande ! tu vas pas te dégonfler maintenant, hein ? Du moment qu’il ne t’ouvre pas en costume de SS, tout va bien. »

Elle écrasa sa clope par terre, reprit son pas assuré et s’aperçut qu’elle avait des papillons dans le ventre. Cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé.

Franck apparut sur le perron, habillé d’une chemise et d’un pantalon : sobre mais élégant comme toujours. Elle aimait le contraste qu’ils offraient lorsqu’ils étaient tous les deux. Il se pencha pour l’embrasser sur la joue. Doucement. Il était rasé et parfumé de frais. Des frissons parcoururent l’échine de Marie. L’antiquaire s’effaça pour la laisser entrer.

Effectivement l’intérieur de la résidence avait l’air plus vivant que l’extérieur. Des tableaux, ainsi que quelques vases et somptueuses sculptures habillaient le large corridor d’entrée.

« C’est des vrais ? » demanda Marie tout à trac.

Un rire presque gêné lui répondit :

« Ah ah ah ! j’ai bien peur que la plupart ne soient que des copies de grandes œuvres existantes, Marie. Les affaires vont bien, mais pas à ce point-là… »

La chanteuse ne s’y connaissait pas vraiment, mais les œuvres étaient bel et bien époustouflantes. Bien que certaines… Détonaient.

Comme le tableau qui arrêta son regard. Franck devina son trouble : « En revanche celui-ci est authentique. Hans Rudy Giger. J’adore. Il a fait des designs pour Alejandro Jodorowski, entre autres… Ensuite il a été largement pillé par la science-fiction moderne … »  Marie se perdit quelques secondes dans la fusion sensuelle et contre-nature de l’organique et du mécanique dépeinte par le tableau qui lui parut familier, sans qu’elle en comprenne la raison. Peu importait. Elle ne trouva rien à ajouter.   

Le bruit des rangers résonnait dans le large couloir tandis qu’ils le parcouraient en silence.

Ils arrivèrent dans un salon faisant deux fois la surface de son appartement. Le plafond, comme partout ailleurs, semblait étrangement bas, du moins par rapport à ce que l’extérieur laissait présager, donnant à l’espace une dimension trapue, comme ramassé sur lui-même. La pièce était envahie par la pénombre, mais des volets automatiques se firent entendre et se levèrent pour laisser la lumière entrer. C’était dépouillé, agencé avec beaucoup de goût et de moyens. Des teintes de noir et de blancs dominaient aussi bien le mobilier que les murs et le plafond. Il y avait un piano qui occupait l’espace au fond, non loin d’un bar subtilement éclairé et blotti dans le coin opposé aux fenêtres, sur sa droite.

Un sentiment d’irréalité la prit de cours. Elle ne pouvait pas croire qu’un antiquaire puisse se payer toutes ces choses. C’était plutôt le salon d’un baron de la drogue dans une série Netflix… Les papillons avaient quitté son ventre, mais sa tête bourdonnait de questions.

 Comme souvent, Franck sembla lire en elle comme dans un livre ouvert : « je sais ce que vous pensez : comment un antiquaire peut-il s’offrir tout ça ? Je n’ai pas été entièrement franc avec vous Marie… Voyez-vous, il m’est arrivé, par le passé, de faire la connaissance de personnes mal intentionnées. Des femmes Pour être tout à fait honnête... » Marie ne releva pas, elle attendait la suite.

Franck eut le bon goût d’avoir l’air gêné et se révéla même hésitant. Elle allait de surprise en surprise aujourd’hui.

 Il finit par reprendre, avec un ton plus ferme : « Bref. Cela ne vous concerne en rien, je le sais. Disons, Pour faire court, que j’ai décidé de ne pas dévoiler à de nouvelles connaissances, l’étendue de mes ressources. C’est plus sage, ne croyez-vous pas ? Vous connaissez bien les tréfonds de la nature humaine, et je me plais à croire que vous comprenez ce type de précaution. »  Il avait prononcé la dernière phrase avec un air complice, se rapprochant d’elle, tandis qu’elle observait le salon. Elle sentit le souffle chaud sur son cou. Elle frémit, les papillons étaient de retour… Elle essaya de formuler une question :

« Mais comment ? Enfin je veux dire, ça doit coûter un fric de folie tous ces trucs ! » Elle se tourna pour lui faire face. Il ne semblait plus décontenancé maintenant ; son sourire s’accentua :

« La boutique que vous avez vu en ville ne représente qu’une petite partie de mes « activités » (Marie entendit presque les guillemets). Je travaille à l’international. Et les clients chinois ou saoudiens paient bien. Croyez-moi ! » Cela était dit sans forfanterie. Il semblait comme étonné lui-même.

La chanteuse le regardait attentivement. Il fit brièvement passer son regard sur ses possessions, mais revint vite le planter dans celui de Marie. Le bleu de ses yeux était comme figé dans la glace. Ses lèvres sourirent.

Elle décida qu’elle achetait l’explication. Elle doutait qu’en fin de compte il put se révéler être un dangereux narco. Ces mecs étaient toujours entourés de tout un crew, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pas vrai ? Même les quelques grossistes de weed qu’elle avait fréquentés l’étaient, eux. Et elle n’avait vu personne d’autre que lui depuis son arrivée. La villa était vide.

 L’impression d’irréalité commençait à s’estomper grâce à la proximité de son interlocuteur. Mais de nombreuses questions lui venaient. Qui était vraiment ce mec ? Pourquoi était-il seul ? Comment en était-il arrivé à aimer sa musique ? Elle avait bien l’intention d’obtenir des réponses, mais pas pour le moment.

 De toute façon, son fric elle s’en foutait. Marie était venue car elle avait des besoins plus urgents à satisfaire.

Pendant que tout cela fusait dans sa tête et son corps, le solide regard bleu sembla fondre pour la première fois, et le sourire s’effaça doucement. Elle entendit Franck carrément balbutier :

« Marie… Vous… Vous êtes incontestablement la plus magnifique créature sur laquelle il m’a été donné de poser les yeux. Et j’ai vu tellement de choses pourtant. Si vous saviez… »

Elle ne l’avait jamais vu comme ça. Toutes ses barrières et ses manières étaient tombées d’un coup, sans prévenir. Elle ne s’y attendait pas du tout et la sincérité évidente des mots qu’il avait prononcés la toucha en pleine poitrine. Elle le sentit physiquement. Loin, très loin à l’arrière de son esprit, une partie d’elle (celle qui était toujours sur ses gardes) essaya de tirer une sonnette d’alarme : ce qui se passait, quoique ce fût, était dangereux…

Elle ferma les yeux et prit avec avidité les lèvres de Franck entre les siennes. Elles étaient froides. Tout comme ses mains. Marie les sentait dans son cou, sur ses hanches, la caressant dans un mélange d’avidité et de retenue. Elle colla son bassin à celui du grand brun et sentit que, finalement, il était tout sauf insensible à ses charmes. Elle redoubla l’intensité de son baiser. Leurs langues s’entremêlèrent. Ses grandes mains glissant comme un velours lourd et ferme étaient sur ses seins, son entrejambe, ses fesses. Les braises dans son ventre se muèrent en un brasier incontrôlable. Elle entreprit de défaire sa ceinture avec une urgence maladroite. Ils se respiraient l’un l’autre tandis que leurs souffles accéléraient en cadence et fusionnèrent en une seule et merveilleuse tiédeur partagée. Franck haleta : « on devrait peut-être monter… ». L’ex-punkette de gare le fit taire en enveloppant sa bouche et en le poussant vers l’immense banquette située quelques pas (qui furent malhabiles) derrière eux. Dans sa main droite, fermement appuyée sur son bas-ventre, elle sentait son sexe palpiter contre sa paume, telle une créature indépendante de la volonté de son propriétaire.

Marie s’allongea sur le grand canapé noir et entreprit d’enlever tout ce qui se mettait en travers de leur désir. Franck la regardait avec un intensité telle que ses yeux donnaient l’impression d’être devenus plus grands, tout en se débarrassant du pantalon accroché à ses chevilles avec urgence.

Elle l’accueillit dans son brasier, les jambes ouvertes sous sa jupe remontées.  Aucunes paroles ne furent prononcées ensuite avant longtemps.

En revanche, leurs corps avaient beaucoup à se dire…

   

 

 

 

Sous une lourde grisaille de fin d’après-midi, Max chevauchait son VTT en direction d’un repos bien mérité. La journée l’avait fatigué plus qu’il ne l’aurait cru, pour un jour de plus sans gueule de bois… Enfin, pour être exact il se sentait épuisé.

Cela faisait quelques jours maintenant que, partout autour de lui, les choses s’étaient mis à lui apparaître comme dépourvues de substance. Au début il s’était dit que cela allait lui passer : que ce genre de sensations étranges n’était pas tout à fait nouveau pour lui, et que cela finissait par revenir à la normale tôt ou tard… Mais le temps passait et cette étrange perception de la réalité semblait vouloir s’installer. Parfois, il se disait qu’en touchant les gens au bon endroit, et en serrant la main, il aurait pu attraper du papier peint qui se serait ensuite arraché jusqu’en bas, révélant... quelque chose caché derrière… quelque chose qu’il ne voulait pas voir.

Les journées de travail, au plateau chaussures, s’étiraient interminablement. Il avait de plus en plus de mal à sourire aux clients et aux collègues pour donner le change.

Et pour parachever le tout, aujourd’hui, à force d’actions répétitives et automatiques, il avait perdu la notion du temps. Il s’était senti comme enfermé dans une boucle sans début, ni fin… Pas cool. Du tout. Mais là encore, il avait souvent connu ça à l’usine. Il avait donc pris sur lui afin de ne pas paniquer.

Mais les choses, au lieu de s’améliorer, s’étaient gâtées : alors qu’il déposait plusieurs boîtes de Nike aux pieds d’un petit garçon d’environ deux ans, afin que celui-ci, et surtout sa mère, y trouvent satisfaction, son cerveau avait fini par déconner… Mais genre sévère. Comme cela ne lui était jamais arrivé avant.

A un moment donné, il avait levé les yeux sur le bambin (une adorable tête ronde et souriante), et, pendant un court instant, sa tête avait disparue : remplacée par… du noir.

Enfin, non… Ce n’était pas exactement ça… Du néant serait plus adéquat. Mais un néant vivant, qui se déployait et tâtait de ses tentacules en extension l’air autour de lui. Comme pour en éprouver la solidité, peut-être ? Ou bien en arracher le papier peint ? Max s’était interrogé, presque amusé, comme en apesanteur, fixant l’étrange vide rampant juste en face de lui… à quelques centimètres à peine de son visage.

 Ce moment était passé aussi vite qu’il l’avait imaginé. Il avait cligné des yeux avec insistance, se secouant la tête pour en chasser l’image. Le petit garçon blond l’avait alors regardé avec sérieux, ce qui contrastait fortement avec les sourires qu’il avait arborés jusque-là. La maman (une jolie petite blonde aux allures épanouies) s’inquiéta :

« Vous allez bien, monsieur ? ». Son ton indiquait qu’elle s’en souciait réellement, ce qui toucha Max sans qu’il s’y attendit… Cependant, tout en interrogeant le vendeur, maman blonde s’était rapprochée de sa progéniture, commençant à déployer une aile protectrice. Ce geste authentique acheva de prouver à Max qu’il était bien réveillé.

Il se reprit. Le ciel est bleu, les politicards mentent, et les mamans protègent leurs bambins…

« Oui-oui, ça va. Juste un étourdissement. J’ai été privé de goûter, c’est pour ça. » Il avait dit ça avec un clin d’œil et un sourire qui se voulait gêné (et donc rassurant) à l’enfant et à la mère, juste une boutade de vendeur pour détendre l’atmosphère. Elle avait souri en retour, apparemment soulagée. Mais le petit garçon le regardait toujours avec le plus grand des sérieux, ou bien même… était-ce de la compassion ? Est-ce qu’un enfant aussi jeune pouvait seulement en éprouver ?

Maman blonde avait choisi les Baby Nike Air Max à soixante euros. Taille vingt-cinq.

 Le sentiment de décalage n’avait plus lâché Max. Il avait été entouré de gens toute la journée, leur avait parlé, souri, et, paradoxalement, cela faisait longtemps qu’il ne s’était plus senti aussi seul. En sortant du boulot, Il avait fait un détour par l’hypermarché jouxtant la grande enseigne pour laquelle il travaillait. Son frigo avait besoin d’être garni. Et Marie n’allait certainement pas faire sa bonniche ad vitam aeternam. Encore heureux. Elle avait beaucoup mieux à faire que de s’occuper d’un ex à moitié fêlé. Il en vint à se demander si elle fréquentait quelqu’un en ce moment... Ce dont elle ne lui parlerait pas forcément s’il ne posait pas la question. Alors qu’il arpentait la galerie, un pincement de jalousie lui étreint brièvement la poitrine.

            Plus tard, juste comme ça, en déambulant le long des allées surpeuplées, il s’était retrouvé en face du rayon alcool… Dans les établissements spécialisés qu’il avait assidûment fréquenté ces dernières années, on préparait les poivrots vétérans, et futurs abstinents en herbe, à ce genre de « moments clés ». On élaborait des « stratégies » pour éviter de « reconsommer ». Parce que « reconsommer » signifiait foutre aux ordures tout le boulot que vous faisiez avec l’équipe de soin et les autres patients. Donc, il était impératif de ne pas se laisser « surprendre » par l’alcool. Max s’était toujours demandé comment on pouvait se laisser « surprendre » par l’alcool… à moins d’être complètement raide bourré (ce qui pouvait vous priver de tout libre arbitre, on leur avait expliqué avec une logique clinique imparable), c’était lui qui décidait d’acheter, ou pas, une bouteille pour se mettre la tête à l’envers. Donc il avait du mal à se figurer comment l’alcool pouvait vous tendre une embuscade ; comme si les bouteilles, sur les rayons du Carrefour, étaient douées d’une conscience diabolique bien à elles (et à entendre le personnel soignant en parler on aurait pu croire que c’était effectivement le cas…). Cela le faisait sourire intérieurement lorsque la question de l’alcool « embusqué » était évoquée, puis débattue, lors des ateliers qui étaient organisés pour les patients.

Mais, bien entendu, au cours de la cure, il était fortement déconseillé de sourire ouvertement à l‘écoute de ce genre de propos…

On ne déconnait pas avec les ayatollahs anti-picole quand ils vous encerclaient dans un bâtiment fermé.

Il se souvenait d’un jour, lors de sa première cure de désintoxe, trois ans auparavant, où la chef de service, le docteur Barget (il la voyait encore l’engueuler lors de ses fréquents atterrissages dans le service alcoologie de l’hôpital), qui leur faisait un cours sur les dangers qu’il y avait à s’alcooliser massivement ou bien régulièrement. Ou mieux encore : les deux… Ce « cours magistral » était bien entendu obligatoire et avait lieu une fois par semaine. Et il était particulièrement redouté de la faune locale. Pas autant que les gastroscopies ou autres échographies, mais presque. Ce qui en disait long. Le doc vous mettait face à des vérités que vous ne souhaitiez pas affronter, et le faisait sans aucune espèce de tact ou de précaution. C’était tout l’intérêt d’ailleurs. Vous foutre une trouille de tous les diables pour ne pas replonger. Certains des détails et des faits réels rapportés semblaient issus d’une imagination particulièrement sadique tellement ils étaient cruels. Autant dire que cet après-midi-là ne dérogeait pas à la règle en termes d’ambiance lourde, quasi-sacerdotale, et de rigueur pendant ce type d’intervention.

Ce fut bien entendu ce moment privilégié que choisit le téléphone d’un patient pour se mettre à brailler une chanson à boire en guise de sonnerie : « Un Ricard c’est bien mais deux c’est mieux ! » ou une connerie du genre…

La docteure Barget, interrompue pendant qu’elle expliquait à l’assistance comment l’alcool bouffait l’œsophage de ses victimes, avant de s’attaquer à tout le reste, à l’aide d’un joli dessin sur le tableau, s’était retournée avec une brusquerie surprenante.

La plupart du temps d’un calme impérial, ses yeux noirs s’étaient exorbités derrière les lunettes sans montures, et une veine s’était mise à pulser sur son front. Sur le coup, Max avait cru qu’elle allait se mettre à hurler, mais non… Elle avait rappelé le règlement durant les ateliers, en s’efforçant de maîtriser sa voix, parcourue de trémolos imperceptibles. La petite veine sur son front palpitant dangereusement à la lisière des sourcils froncés, au-dessus des montures Chanel... Le responsable de la sonnerie intempestive (un grand gaillard d’approximativement cent kilos ; la docteure Barget en pesait soixante, mouillée et habillée) s’était platement excusé et avait éteint son portable avec tout le soin d’un ivrogne aux mains tremblantes…

Après le cours, pendant qu’ils partageaient une des nombreuses cigarettes de la journée, le gaillard en question avait avoué qu’il avait « carrément flippé » quand il avait vu la petite femme à la blouse blanche se retourner aussi subitement. « Elle m’a rappelé un instit’ qui nous balançait des craies à la gueule quand j’étais môme… Si j’étais pas aussi déchiré au Valium, j’aurais levé mes mains pour me protéger, je vous promets ».

Aujourd’hui debout en face du linéaire arborant les couleurs chatoyantes des différents alcools en vente libre, à portée de bouche, Max pensa que chaque personne avait, en elle, des interrupteurs qui déclenchaient la perte de contrôle. Même les chefs de service. Puis, en repensant au visage congestionné, au bord de l’implosion, du docteure Barget, il sut qu’on pouvait choisir de ne pas se laisser complétement submerger, et éviter la casse… Il avait donc tracé sa route jusqu’au rayon des cochonneries sucrées et autres tablettes de chocolat, en essayant de ne pas trop réfléchir. Et puis il irait au rayon pizza. C’était bon la pizza.

Ainsi, une nouvelle rechute avait été évitée grâce à la responsable du service alcoologie (aussi appelé « Médecine Un » par les intimes) d’un hôpital de campagne, mais pas d’une manière qu’elle aurait imaginée.

D’ailleurs, si elle l’avait su, l’intéressée aurait probablement haussé les épaules en disant que seul le résultat comptait. Max en était certain.

A présent sur son vélo, Max vit quelques gouttes de pluie zébrer son champ de vision, puis en sentit d’autres s’écraser sur son visage. Il leva les fesses de sa selle et poussa plus fort sur les pédales. Un début de sourire se devinait sur ses lèvres. Il ne lui restait que peu de route à faire avant d’être à l’abri, et le monde paraissait avoir enfin retrouvé son état « solide ». Sans même qu’il s’en aperçoive.   

Les miracles arrivaient peut-être après tout…

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