— Un peu de thé chère amie ?
La grosse femme nous offrit les quelques dents qui lui restaient encore et déplaça sa masse, probablement d’une fesse sur l’autre, afin de laisser circuler le sang dans la première. Puis, elle tendit sa tasse vide à ma belle-mère qui la remplit du liquide infusé jusqu’à ras bord avant de la déposer à nouveau dans ses mains boudinées. Ce spectacle m’amusait, à défaut de me passionner. Il y avait tant de choses bien plus intéressantes à faire, plutôt que de s’enfermer dans les salons entre femmes à boire de l’eau chaude et à alimenter des conversations stériles. Mais la merveilleuse seconde épouse de mon père m’obligeait à perdre mon temps parmi ses prétendues amies. Compagnes qu’elle n’avait de cesse de blâmer dès lors qu’elles franchissaient le seuil de notre château.
— Êtes-vous souffrante mon enfant ? me demanda l’invitée adipeuse.
Je ne compris pas immédiatement sa question. Je ne toussais pas, je buvais mon thé comme on me le demandait. J’avais même pioché deux fois dans la coupelle généreusement garnie de biscuits secs. J'évitais avec précaution de trop en dire ou bien de rire à gorge déployée. Je remplissais en somme, le parfait rôle de la jeune fille sérieuse et bien élevée que la société attendait de moi. Et ce n'est qu'après de longues minutes soumise au regard de veau de celle qui m'avait interpellée que je compris enfin la raison de son inquiétude. Je voulus répliquer en toute franchise, mais la maîtresse de maison fut plus prompte que moi :
— Messaline n'a quitté sa chambre que depuis peu. La fièvre et la toux l'ont obligée à garder le lit plusieurs jours. N'y voyez donc aucune négligence, mais plutôt les derniers stigmates de la maladie qui l'abandonne enfin.
Quel don. Je savais bien qu'un jour où l'autre, je finirais par trouver quelque intérêt à cette femme sans coeur.
Le regard vide de l'invitée glissa sur moi, sur mes cheveux défaits tombant sur mes épaules et descendit vers ma toilette, la première qui me vint sous la main lorsque je dus quitter l'air vicié de mes appartements. Une robe d'une simplicité déconcertante. Sans fioriture, ni falbala. Une servante aurait pu la porter sans difficulté. On ne l'aurait pas remarquée un seul instant. On ne m'aurait pas remarquée sans cette faiblesse passagère. Car ma belle-mère s'était assurée de briller de mille feux en cette fin d'après-midi du printemps 1787. Vous pensez. La Marquise de Beaumont daignait enfin rendre visite à la vicomtesse qu'elle était. Cette entreprise ne fut pas de tout repos. Je la vis s'acharner, des jours durant, à concocter des lettres bien tournées et enrubannées dans des formules plus caressantes les unes que les autres. Jamais elle ne perdit l'espoir de voir dans son salon celle qui, à des lieues à la ronde, pouvait faire et défaire une réputation d'un simple battement de cil. Une veuve joyeuse, mariée tôt et délivrée de son vieillard de mari tout aussi vite après cette union de convenance. Une solitude loin de l'austérité et ponctuée d'amants de passage, qui savaient réchauffer son lit et son coeur lorsque l'âme le requérait. Tout le monde connaissait sa générosité envers les garçons bien plus jeunes qu'elle. Tout le monde s'en offusquait en société. Et tout le monde enviait cette liberté.
Je voulus me retirer. Les deux femmes avaient probablement des choses à se dire et la lecture laissée de côté pour cause de fébrilité physique m'attendait depuis trop longtemps déjà. Je me levai donc et n'oubliai pas d'effectuer une légère révérence à l'endroit de la Marquise qui esquissa un léger sourire, rehaussant ainsi ses joues déjà bien rebondies, outrageusement couvertes d'une poudre rose. Et, après avoir avalé d'une traite la quasi totalité de son thé, s'adressa à son hôte :
— Avez-vous eu vent, Madame, de ces vols dans nos demeures ?
J'avais déjà tourné les talons pour quitter le salon d'hiver qui donnait sur les jardins à la française mais les mots de la Marquise excitèrent dans la seconde ma curiosité hypertrophiée. Je poursuivis mon chemin encore quelques mètres et m'installai dans un divan posé dans un recoin depuis lequel je pourrais entendre à loisir la conversation sans que les deux femmes ne puissent me voir.
— De quoi parlez-vous, Madame la Marquise ?
La vue offre des trésors de beauté. C'est un fait. Néanmoins, s'en priver et ne compter que sur son ouïe vous donne à voir des choses jusqu'alors inaccessibles. La Marquise ne prononçait pour ainsi dire jamais le titre de ma belle-mère, tandis que la voix de cette dernière changeait dès lors que le rang de son invitée franchissait sa gorge. En réalité, l'élégance et la civilité des deux femmes ne dissimulaient en rien la boursoufflure égotique de la Marquise et les tentatives désespérées de la vicomtesse de se hisser au rang des Dieux.
— Mais enfin, on ne parle que de cela depuis des semaines. Votre petit château se trouve-t-il autant en dehors du monde pour ne pas avoir été mis au courant de ces terribles choses ?
La longue et difficile ascension entreprise par la vicomtesse s'arrêta brutalement. S'approcher trop près du soleil est chose dangereuse ; Icare le comprit douloureusement et ma belle-mère venait d'en faire l'amère expérience.
Il y eut un silence gêné, tout juste brisé par les piaillements des oiseaux qui s'amusaient dans les haies taillées avec soin. J'attendis avec impatience que les deux femmes reprennent leurs échanges, figée sur le fauteuil inconfortable sur lequel personne ne s'installait jamais, à raison. C'est la Marquise qui poursuivit, sans aucune once d'embarras dans la voix :
— Depuis plusieurs semaines, des vauriens se glissent dans nos propriétés et subtilisent nos biens de valeur. Ils ont même réussi à pénétrer chez la Duchesse de Fontan. La pauvre femme s'est réveillée en pleine nuit et les a vus au beau milieu de sa chambre, en train de fouiner partout. Ils n'étaient pas moins de cinq ou six.
— Quelle atroce affaire ! Ces barbares lui ont-ils fait du mal ?
— Elle s'est mise à hurler et l'un d'eux s'est jeté sur elle pour la baîllonner. Il lui a alors dit qu'il ne lui ferait aucun mal si elle restait bien tranquille. Son regard était froid et bleu comme le ciel de décembre a-t-elle dit à qui voulait bien l'entendre. Elle eut grand peur.
— Lui ont-ils dérobé quelque effets ?
La Marquise éclata de rire. Un rire non feint, tapageur et humiliant.
— Evidemment. Ces sacripants ne repartent jamais les mains vides, répliqua-t-elle, froidement.
La petite horloge installée sur le manteau de la cheminée sonna cinq heures du soir. Les jours rallongeaient mais le soleil ne s'attardait pas encore au-delà de l'extrême après-midi. Subitement, quelqu'un posa sa tasse sur la desserte dans un tintement bruyant.
— Il est grand temps pour moi de prendre congé.
— En êtes-vous sûre ? Nous pourrions encore profiter quelques instants l'une de l'autre.
J'eus pitié de ma belle-mère et de sa farouche volonté à entretenir une relation déjà morte-née. Car elle n'avait pas compris que la venue de la Marquise relevait d'une envie de mettre un point final à cette correspondance unilatérale, plus que de poser les fondations d'une amitié étroite et durable. Pauvre d'elle !
— Parfaitement sûre voyons. Doutez-vous de moi ?
La vicomtesse s'enlisait dans sa bêtise. Quel immense désastre. Il n'y eut aucune réponse. Seulement le froissement des étoffes et le claquement des talons sur le parquet en direction de l'entrée. Ma cachette ne me permettait plus de saisir avec autant de facilité les mots échangés en raison des cloisons qui me séparaient des deux femmes. Je quittai donc mes chaussures, qui auraient tôt fait de me trahir, et fit glisser mes pieds parés de bas sur le sol en direction du hall sans pour autant dévoiler ma présence. Là, seulement séparée par un mur, il me fut bien plus aisé d'entendre leurs propos. Elles échangèrent des banalités, signe que le divorce entre elles était bel et bien consommé, et la porte d'entrée s'ouvrit, probablement pour laisser la Marquise quitter les lieux. Mais celle-ci ouvrit à nouveau sa bouche trop rouge :
— Le Marquis et moi-même organisons un bal dans une semaine. J'aimerais que votre belle-fille y participe. Elle doit sortir de sa cage et prendre son envol.
Ma belle-mère bafouilla puis finit par remercier la Marquise pour cette invitation inattendue, tout en n'oubliant pas ses intérêts :
— Messaline n'est pas mariée. Aussi, devra-t-elle être accompagnée pour assister à votre réception.
— Evidemment, cela va s'en dire. Le vicomte s'en chargera. J'en profiterai pour lui présenter quelques amis. Fort bien ! Je vous quitte.
Il n'y eut rien d'autre qu'une porte qui se ferme. Je tentai de m'éclipser dans la plus grande discrétion. En vain.
— Toi.
Je vis son visage crispé et son index accusateur pointer ma direction, si bien que je me figeai sur place.
— Pourquoi t'es-tu présentée de cette façon ? Pourquoi n'as-tu pas attaché tes cheveux ? Et d'où peut bien sortir cette robe ? On dirait une véritable souillon.
Elle semblait avoir compris qu'elle n'atterrirait pas dans les petits papiers de la Marquise.
— Je ne compte pas me rendre à ce bal, soyez rassurée, je ne vous volerai pas votre place...
Mère.
J'insistai sur le dernier mot. Depuis son mariage avec mon père, elle voulait que je la désigne ainsi, elle qui ne disposait d'aucune qualité maternelle.
— Oh que si, tu te rendras bel et bien à la soirée de la Marquise. Il ne s'agit pas de toi mais de sortir le vicomté de son bourbier d'ignorance et d'infamie. Et si, pour cela, tu dois aller te pavaner parmi des barons et des ducs, tu te pavaneras parmi des barons et des ducs.
Jamais elle n'élevait la voix. Elle ne vociférait pas. Tout juste les muscles de son visage se tendaient-ils, légèrement. Quant à ses paroles, elle les choisissait avec soin afin qu'ils fassent autant de dégâts que possible.
— Ton père sera prévenu et t'accompagnera.
— Lina pourrait venir avec nous. Elle serait...
— Hors de question. Elle restera ici, avec moi. Elle me tiendra compagnie tandis que vous côtoierez le monde.
Tout en donnant ses directives, la vicomtesse retira ses colliers de perles, ses bagues et boucles d'oreilles, devenues tout à coup trop pénibles à porter, et les laissa choir à terre.
— J'ai besoin de me reposer. Que personne ne me dérange ce soir. Je ne dînerai pas.
La frêle silhouette se dissipa dans la pénombre de sa défaite. L'échec avait été rude et les blessures infligées par l'ennemie, profondes. Et pour éviter la honte publique, la perdante préféra se retirer pour panser ses plaies et soigner son orgueil mis à mal. Je la comprenais, sans compatir totalement à ce qu'elle avait elle-même provoqué. Je pouvais aussi la redouter : car un animal blessé est toujours plus dangereux que la bête bien portante.
J'ai hâte de découvrir la suite de ton roman :)
Je suis plus emballée par cette histoire. Je trouve la structure plus aérée et plus facile à lire. J'aime bien ton personnage principal. Le dialogue entre la vicomtesse et la marquise donne du relief et du piquant à ton récit. à plus tard.
Ravie que ce début te plaise. J'espère que ce qui arrive saura te satisfaire !