Chapitre premier - Jehane

Par Natacha
Notes de l’auteur : TW/CW : violence, sang, mort, feu, violence envers des animaux...

– Ôte tes sales pattes de là, Mains Rouges !

Parmi les blés fouettés par le vent, une nuée de corbeaux s’envola lorsque le cri retentit. Les yeux du paysan fulminaient. Les rides de son visage se contractèrent sous les bords de son immense chapeau. Il avait levé la main, menaçant de l’abattre sur celle de Jehane, mais il suspendit son geste. Un frisson de dégoût le parcourut.

Jehane recula d’un pas pour se rapprocher de son père, dissimulant ses mains sous sa chasuble pour qu’il ne voie pas ses poings se contracter. Le creux de son estomac se mit à brûler comme le feu de la forge. Elle inspira lentement par le nez, tentant de maitriser sa colère.

– Le travail n’est pas à votre convenance ? lança son père.

Ce n’était pas la première fois qu’il devait user de ses talents de diplomate pour désamorcer une situation menaçant de dégénérer. Au village, le vieux Guibouin ne faisait pas figure d’exception. Ils ne manquaient pas à l’appel, celles et ceux qui traitaient sa fille comme une pestiférée.

« Mains Rouges ». Ce seul surnom la rendait folle de rage. Comment son père parvenait-il à garder son calme ?

– Le cerclage est parfait, Jean, répondit Guibouin en se tournant vers le forgeron.

Son attitude changea du tout au tout. Le respect que lui inspirait son père ne faisait qu’exciter la hargne de Jehane. Il laissait sa main courir le long de la roue de sa charrue, détaillant le métal qui en dessinait le tour. Sa paume ne rencontra pas la moindre aspérité. Jehane s’en était assurée. Pour elle, cercler une roue ne représentait pas plus de difficulté qu’allumer une bougie pour d’autres. Depuis que son père l’avait initiée à l’art de la forge, elle avait acquis un savoir-faire hors du commun. Un savoir-faire qu’elle devait garder secret.

– J’espère juste qu’elle n’a pas touché à ma roue, ajouta Guibouin avec une grimace.

Jehane serra les dents, s’efforçant d’ignorer l’injure. Elle avait beau avoir la peau dure, elle peinait à résister aux appels de la rage. Elle tambourinait aux portes de son esprit, menaçant de les faire voler en éclat. Après, il n’y aurait plus rien. Plus que du rouge.

– Qui sait dans quoi ses mains maudites ont baigné pour avoir une telle teinte ? persiffla le paysan. Si elle a souillé le métal, Jean, je t’en tiendrai pour responsable.

Les chocs contre ses tempes s’accentuèrent. Son souffle se fit erratique. Sa vision se brouilla.

– Notre village souffre assez sans qu’on ait besoin d’une gamine qui joue les apprenties sorcières !

Guibouin se râcla la gorge et son crachat atterrit aux pieds de Jehane.

Les portes cédèrent.

Jehane bondit sur le vieillard, lui arracha son chapeau ridicule. Malgré ses bords démesurément larges, le soleil avait buriné le visage du paysan. Ses traits semblèrent fondre sous l’effet de la peur. Il se mit à bafouiller quand Jehane empoigna le col de sa tunique.

– Lâche-moi, démon !

Jehane n’entendait rien. Ni les cris affolés du paysan, ni les ordres de son père, qui lui commandait de le lâcher. Ses gestes étaient guidés par un seul désir : celui de réduire en bouillie la face méprisante du vieux. Ses doigts se serrèrent pour former un poing qui se dressa au-dessus de son épaule, dans la ligne de mire du nez de Guibouin.

Au moment où elle allait frapper, une paume ouverte se dressa entre elle et sa cible. Emporté par son élan, son poing atterrit dans le creux de la main de son père. Le forgeron étouffa un juron.

– Pardon ! s’exclama Jehane en le voyant ramener sa main contre lui.

Elle avait déjà vu les joues de son père s’empourprer ainsi, le jour où le marteau avait écrasé son petit doigt plutôt que l’enclume. Jehane n’avait jamais su mesurer sa force hors du commun, surtout lorsque la rage l’habitait. Si elle avait blessé la main de son père, il ne pourrait pas reprendre le travail à la forge avant plusieurs jours, au moins.

– Laisse-moi voir, s’exclama-t-elle en se précipitant sur lui.

– Non ! rugit le forgeron.

Il resserra sa main meurtrie contre lui en un geste protecteur. Jehane se figea. Qu’elle lise de la crainte dans les yeux du vieux Guibouin était une chose. Que son père recule devant elle, en revanche…

– Tu en as assez fait, Jehane, reprit-il d’une voix ferme. Rentre à la maison. Je conclus cette affaire et je viens te trouver.

– Mais…

– Ne discute pas, Jehane.

Seuls les mots de son père parvenaient à refermer si aisément les portes de son esprit. En temps normal, elle aurait roué le paysan de coups jusqu’à l’épuisement, au lieu de quoi elle inclina la tête, sentant la rage se rendormir au creux de son ventre. Elle rajusta sa chasuble et ramassa la besace qui avait glissé de son épaule. Elle ne salua pas Guibouin.

Elle prit le chemin en direction de la palissade qui entourait le village. Ses sabots de bois foulaient les blés aux tiges brûlées par le soleil qui griffaient ses mollets. Elle n’y prêtait aucune attention, trop absorbée qu’elle était par la vue de la forêt qui s’étendait au-delà des champs.

Les bois lui étaient interdits, bien sûr, ce qui les rendait d’autant plus intrigants, même si Amaury les disait peuplés de fantômes. Son père, lui, affirmait qu’elle n’avait rien à y faire. Sa place était au village, à ses côtés. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer les arbres aux troncs tortueux qui masquaient toute lumière. Que pouvait-il se trouver dans le noir ? Et de l’autre côté ?

Jehane poussa un soupir las. Jamais elle n’obtiendrait de réponse à ses questions. Personne ne la laisserait franchir l’orée du bois. Elle devrait se contenter d’imaginer les mystères qu’il recelait. Quant aux contrées qui s’étendaient au-delà, elle n’avait malheureusement pas l’imagination nécessaire pour se les figurer.

Elle franchit la palissade pour pénétrer à l’intérieur du village. L’air frais des champs était presque parvenu à lui faire oublier l’odeur des ruelles. Des flaques d’eau croupissante montait une puanteur de fiel. La poussière s’engouffra dans ses poumons dès son premier pas et elle se mit à tousser. Sa quinte de toux lui fit esquisser un pas de côté et elle manqua écraser une poule. L’animal bondit sur son sabot et se mit à le picorer furieusement en battant des ailes. Une femme en haillons surgit du coin où elle s’abritait du soleil, un balai à la main. Elle ravala ses remontrances dès qu’elle découvrit qui avait provoqué l’ire de son animal.

Jehane écarta le volatile d’un coup de pied et sa gardienne s’empressa de l’attraper pour se mettre à l’abri sous le porche de la maison. Jehane leva les yeux au ciel. Quelle réaction excessive ! Elle préférait encore le mépris du vieux Guibouin.

La forge se dressait au cœur du village. Dans le grand four, brûlait en permanence un feu capable de faire fondre le fer. Abritées par l’auvent, les tables de travail étaient jonchées d’outils en tout genre. Elles se dressaient de part et d’autre de la pièce maitresse : l’enclume.

Reposant sur un présentoir de pierre, le bloc de métal devait peser une demi-tonne. Jehane s’était souvent demandé comment son père était parvenu à la hisser sur son socle. Enfant, elle avait interdiction d’y toucher, mais malgré le danger, elle passait son temps à tourner autour. À l’époque, son père faisait figure de géant pour elle, doté du don extraordinaire de pouvoir soulever l’enclume à bout de bras. Aujourd’hui qu’elle avait grandi, elle savait que son père ne possédait aucune force surhumaine – ce n’était pas de lui qu’elle avait hérité la sienne.

Elle dépassa la forge pour pénétrer dans la maison attenante. Elle ne comportait qu’une pièce, qui faisait office de salle à manger, de cuisine et de chambre pour son père. Son lit de bois se trouvait juste à côté de l’échelle qui permettait d’accéder au premier étage. Il n’y avait guère là-haut qu’une mezzanine et une pièce minuscule, où Jehane avait son propre lit. Elle connaissait sa chance. Beaucoup de jeunes gens comme elle, au village, devaient partager leur couchage avec l’ensemble de leur famille, jusqu’au jour de leur mariage.

Jehane se dirigea vers la bassine d’eau qui trônait sur la table. Le travail de la forge les exposait, son père et elle, à la salissure de la suie et de la sueur que provoquait la chaleur du fourneau. Même si les villageois prétendaient que l’eau était porteuse de maux, les forgerons n’avaient guère le choix. Ils devaient se laver. Ce qui n’empêchait pas Jehane de se demander, parfois, si le sort de sa mère et de bébé Hermance avait été l’œuvre de l’eau.

Elle y plongea les mains. À travers le filet translucide, elle les contempla, si épaisses et solides. Ses doigts présentaient leurs premières cales, à force d’avoir manié le marteau et la crasse noircissait le dessous de ses ongles. En cela, ses mains n’avaient rien de remarquable. Elles étaient usées par le labeur, comme celles de n’importe quel habitant de ce village de malheur.

Mais les mains de Jehane étaient sa malédiction. Car leur peau, du bout des ongles à la naissance du poignet, avait la teinte du sang. Aussi loin que remontait sa mémoire, il en avait toujours été ainsi. Son père disait qu’elle était née avec les mains rouges, mais Jehane le soupçonnait de cacher la vérité. Bien sûr, elle avait tenté de l’interroger plusieurs fois à ce sujet. Il refusait catégoriquement d’en parler. Tout comme il n’évoquait jamais la tache sombre, sur le sol, près de la table…

 Jehane sursauta lorsque la porte de la maison se referma avec fracas. Son père ne lui adressa pas un mot, se contentant de lâcher sa bourse sur la table. Les pièces tintèrent à l’intérieur. Au moins, contrairement à beaucoup de leurs voisins, ils n’auraient pas faim l’hiver venu.

Le forgeron tira une chaise et s’y laissa choir. Jehane finit par retirer ses mains de la bassine, puis les essuya sur sa chasuble autrefois blanche. Elle rejoignit son père, croisa les bras dans son dos et entortilla ses doigts les uns autour des autres. Elle ignorait quoi dire, quoi faire. Devait-elle s’assoir en face de lui, comme si de rien n’était ? Fallait-il lui présenter des excuses, même si elle estimait ne pas être en tort ?

Elle baissa les yeux vers les mains de son père. Il les avait posées devant lui, sur la table. Ses mains immenses, ses mains protectrices. Un frisson parcourut l’échine de Jehane. Au centre de la paume droite, un hématome de la taille d’un œuf tuméfiait la peau. Elle saisit un linge abandonné près des assiettes et le plongea dans l’eau. Puis, avec toute la douceur dont elle était capable – c’est-à-dire fort peu – elle vint en tapoter la blessure de son père.

Le forgeron grogna.

–  Tu ne peux pas continuer ainsi, dit-il enfin.

– Je vais faire un cataplasme avec du miel et de la sauge.

Son père retira sa main. Jehane céda enfin et le regarda dans les yeux. Elle n’y vit pas la moindre trace de colère ou de déception. Seulement de l’inquiétude.

– Je ne parle pas de cette commotion, Jehane. Je parle de ta hargne.

Elle jeta le linge sur la table, qui s’étala avec un bruit mouillé.

– Qu’aurai-je dû faire ? Le laisser me traiter comme une chienne ? répliqua-t-elle.

– Que crois-tu avoir accompli aujourd’hui ? En l’attaquant comme tu l’as fait, tu lui donnes raison !

Les joues de Jehane étaient en feu. Les mots qui sortaient de la bouche de son père la suffoquaient. Comment osait-il ? Elle n’avait fait que se défendre ! Elle n’avait jamais fait que se défendre !

– Non ! s’écria-t-elle en abattant son poing sur la table, qu’elle secoua tant qu’un peu d’eau s’échappa de la bassine pour aller arroser la tache sombre au sol. Non, je ne me suis pas comportée comme une chienne ! Ou alors, tu ne vaux pas mieux. Ne t’ai-je pas déjà vu t’en prendre à un client parce qu’il refusait de payer ?

Son père entreprit de se masser l’arête du nez et, l’espace d’un instant, Jehane crut qu’elle était parvenue à lui clouer le bec. Quelle sotte.

– Tu compares l’incomparable, Jehane. Oui, j’ai déjà laissé mes poings parler à ma place, mais j’en ai le droit. Ce n’est pas ce qui est attendu de toi.

– Pourquoi donc ? Je ne suis plus une enfant, j’ai dix-sept ans.

– Précisément ! gronda le forgeron. Tu es une adulte, une femme. Il est attendu des hommes qu’ils résolvent leur conflit par la violence ; mais les femmes, elles, sont plus fragiles. Elles doivent user de douceur pour parvenir à leurs fins – ou alors de ruse.

La première fois que son père lui avait tenu un tel discours, Jehane en avait eu le souffle coupé. Aujourd’hui, il provoquait surtout un sentiment de lassitude. Elle fit le tour de la table et tira mollement une chaise pour s’assoir en face de lui. Elle aurait pu rétorquer mille choses. Qu’elle n’était pas fragile, mais plus forte que la plupart des hommes de son âge. Qu’elle ne connaissait rien à la douceur, puisque personne ne lui en avait jamais témoignée. Qu’elle ne pouvait pas se montrer rusée, pour la simple raison qu’elle manquait d’intelligence. Mais rien de ce qu’elle dirait ne changerait les mots qui allaient sortir de la bouche de son père ensuite. Elle les connaissait par cœur.

– Tu dois savoir où est ta place, Jehane. Et tu dois apprendre à y rester, même si cela te semble injuste.

– Je sais, père, soupira-t-elle.

– Il en va de ta survie, tu comprends ? Le monde ne se montre jamais tendre envers ceux qui s’écartent du droit chemin.

Son père tendit les mains vers elle. Elle rechigna un instant avant d’approcher les siennes. Il les serra avec force. Au creux de ses paumes, la peau rouge disparut complètement.

– Parfois, je me sens comme débordée, avoua-t-elle sur le ton de la confession. Quand ils m’appellent… Je deviens tellement en colère que je n’arrive plus à me contrôler.

– Je sais, ma fille. Je connais la rage qui t’habite. Alors écoute-moi attentivement.

Jehane redressa la tête. Sous ses sourcils broussailleux, les yeux de son père étaient aussi verts que les siens. Elle se sentit enveloppée par un voile protecteur. Lui seul la comprenait. Lui seul osait caresser ses mains. Lui seul la regardait avec une telle bonté.

– Ta rage ne t’apportera que des malheurs, Jehane. Tu dois me promettre de tout faire pour l’enfouir au plus profond de toi-même et ne jamais la laisser en sortir.

Son cœur se serra. Ce qu’il lui demandait lui paraissait impossible. La rage avait toujours été là. Elle bouillait au creux de son estomac. Elle brûlait ses poumons à la moindre inspiration. Elle guidait chacun de ses gestes, chacune de ses pensées.

Pourtant, elle savait que son père avait raison. Elle se devait d’essayer. Ne serait-ce que pour lui prouver qu’elle en était capable, qu’elle était digne de son amour.

– Je te le promets, dit-elle dans un souffle.

 

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Némériss
Posté le 02/08/2023
Salut !

Voilà une jeune femme qui se laisse contrôler par la colère, ça change de l'habituelle fille douce ou fragile, j'aime ça !
Son tempérament de feu risque de lui apporter bien des problèmes et je me demande quelle est l'histoire derrière ses fameuses mains rouges.

Je reviendrais lire la suite :)
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