Avec un sourire mauvais, le garçon froissa une mèche de cheveux entre ses doigts, qu’il porta ensuite à ses narines. Quand il les renifla, il exagéra chacune de ses mimiques, pour le plus grand plaisir de ses camarades hilares.
– Pouah ! J’avais raison, ça empeste la rouquemoute, s’esclaffa Fulbert.
– Ne te touche pas le visage, sinon tu vas te retrouver avec des pustules comme elle !
Le dos de Jehane rencontra le mur. Elle ne pouvait pas reculer davantage. La bande de garnements la cernait, à présent. La panique faisait battre son cœur d’enfant très vite. Trop vite.
– Ce… ce ne sont pas des pustules, mais des taches de son, se défendit-elle.
Naïvement, elle espérait toujours être capable de raisonner avec ces affreux. Aussi loin que remonte sa mémoire, ils s’étaient toujours moqués de sa chevelure fauve et de son visage parsemé de taches de rousseur.
« Ces enfantillages cesseront quand ils grandiront, disait son père. Laisse-leur le temps d’apprendre à te connaitre, de voir au-delà de ton apparence. »
Jehane attendait depuis presque dix ans et leurs jeux ne semblaient pas vouloir prendre fin.
Elle sursauta lorsque les doigts de Fulbert s’enroulèrent autour de ses poignets. Sous l’effet de la panique, elle avait oublié de croiser les bras dans son dos. Maintenant, l’odieux garçon pouvait exhiber ses mains à l’assemblée de mioches.
– Et là-dessus, tu vas essayer de nous faire croire que ce sont aussi des taches de son ?
Une fillette mima un vomissement tandis qu’un garçon feignait de se cacher les yeux.
– Les Mains Rouges, les Mains Rouges ! scandèrent-ils en chœur.
Jehane sentit son corps se mettre à trembler. Elle se débattit, tentant de se libérer de la poigne de Fulbert mais, de trois ans son aîné, le garçon était plus fort qu’elle. Il lui adressa un regard carnassier qui dévoila ses dents jaunâtres.
– Tu veux connaître notre théorie, Mains Rouges ? Nous, on pense que tu les trempes tous les soirs dans le sang de porc, tes mains, parce que tu espères obtenir des pouvoirs magiques.
Jehane l’entendait à peine tant ses oreilles bourdonnaient. Sa vision se troublait et son nez la piquait affreusement.
– Mais tu rêves, reprit Fulbert sans cesser de sourire. Une bouseuse comme toi ne pourra jamais devenir enchanteresse, espèce d’imbécile !
Un liquide chaud s’écoula le long de la lèvre de Jehane. De surprise, elle ouvrit la bouche. Aussitôt le sang qui perlait de son nez imprégna sa langue d’un goût de fer.
– Et elle le mange aussi, le sang ! s’étrangla de rire une des filles du groupe.
– Beurk, vous croyez que l’intérieur de son ventre aussi est rouge ?
Certains pleuraient de rire. Les larmes de Jehane, elle ne les devait ni à la joie, ni à la tristesse. C’étaient des larmes de colère pure. Sa rage explosa dans un cri quand elle repoussa Fulbert avec une violence qu’il n’avait pas anticipé. Déséquilibré, le garçon dut lui lâcher les poignets.
Jehane ne perdit pas une seconde. Sans qu’elle en ait conscience, elle se rua sur Fulbert. Ses camarades eurent à peine le temps d’hoqueter de surprise qu’elle était déjà à califourchon sur lui. Elle ne savait même pas comment elle l’avait mis à terre. Ses poings agirent d’eux-mêmes, cognant le visage du garçon, encore et encore. Fulbert hurla, tenta de protéger sa tête à l’aide de ses bras. Rien ne parvint à arrêter Jehane, pas même les boursoufflures qui naissaient sur les joues de son adversaire, ni sa lèvre tuméfiée.
Pas même le craquement qu’émit son nez lorsqu’il se brisa.
Des adultes accoururent, alertés par un des enfants. Ils ordonnèrent à Jehane de lâcher Fulbert, mais elle continua de frapper. Il fallut deux hommes pour l’éloigner de sa victime. Fulbert se roula en boule dans la poussière en sanglotant.
Prisonnière des deux villageois, les jambes de Jehane continuaient de ruer dans l’air, dans l’espoir qu’un de ses pieds atteigne le garçon. Quand elle fut à bout de souffle, elle se rendit enfin compte de l’attroupement autour d’elle. Tous la regardaient avec effroi.
Ce soir-là, à la table à manger, son père resta silencieux. Il n’eut pas même un mot de réprimande. Il se contenta de fixer son bol de soupe, sans parvenir à en avaler la moindre cuillérée. Jehane aurait voulu qu’il la regarde, qu’il lui parle, même si c’était pour la gronder, mais elle dut monter se coucher sans un mot. Au creux de son estomac, semblait se trouver une pierre qui lui broyait les tripes.
Elle pleura une bonne partie de la nuit. Le lendemain, elle n’osa quitter la maison que pour fuir la présence silencieuse de son père. En temps normal, elle aurait erré dans les rues en attendant qu’Amaury termine sa journée de classe, mais elle ne voulait pas être vue. Redoutant les regards des enfants comme ceux des adultes, elle alla se cacher dans la grange des Pincefoi. Ils n’y retourneraient pas avant la tombée de la nuit et elle pourrait y trouver refuge derrière les tas de foin.
Elle s’accroupit dans la paille dont elle compta les brins pour passer le temps. Elle dut s’assoupir, car quand la porte de la grange s’ouvrit en grinçant, le jour était pratiquement arrivé à son terme. Elle s’enfouit davantage dans le foin pour dissimuler sa présence. Une silhouette furetait dans la grange, cherchant quelque chose. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, Jehane serra les poings, prête à frapper.
– Jehane, est-ce que c’est toi ?
Dans l’obscurité, il fallut quelques instants à Jehane pour reconnaître Mahaut, la fillette blonde de la bande de Fulbert. Elle prenait part à ses méchancetés mais, par souci de discrétion, elle ne se joignait jamais aux beuglements des autres. Jehane ne se souvenait pas l’avoir jamais entendue l’insulter. Pour autant, elle restait sur ses gardes.
– Qu’est-ce que tu veux ? cracha-t-elle à la nouvelle venue.
Mahaut s’agenouilla pour se trouver à sa hauteur. Sa robe aurait pu être ravissante si elle n’avait pas été pleine de trous. Comme tous les enfants du village, Mahaut ne connaissait que la misère.
– C’est bien ce qu’il me semblait, marmonna-t-elle.
Ses yeux étaient braqués sur les mains de Jehane, qui chercha aussitôt à les faire disparaître. Mahaut émit un rire de souris.
– Je connais déjà la couleur de tes mains, sourit-elle. En revanche, j’ai vu hier l’état de tes phalanges après…
Elle ne termina pas sa phrase. Jehane lui en était reconnaissance. Elle voulait oublier l’incident avec Fulbert, oublier les regards de terreur et le silence de son père.
– J’ai une pommade, chez moi, reprit Mahaut. Pour apaiser tes doigts.
Jehane haussa un sourcil. Pourquoi la fillette se montrait-elle si prévenante ? Personne n’avait jamais fait preuve d’une telle compassion à son égard, pas même son père. Elle ignorait comment réagir.
– Tu dois avoir mal, non ? insista Mahaut.
Jehane hocha la tête. Elle n’avait jamais eu qu’un seul ami au village. La perspective de s’en faire une nouvelle l’emplissait de joie. Mahaut et elle n’étaient pas si différentes, après tout. Elles avaient grandi dans la même crasse, sans autre perspective que la pauvreté et la maladie.
– Mes doigts me brûlent dès que je les plie, confessa Jehane dans un murmure.
– Alors viens avec moi ! Ma grand-mère confectionne cette pommade elle-même, avec de la graisse de mouton et du thym. Elle a apaisé l’écorchure que je me suis faite au genou, la semaine passée.
Mahaut retroussa les pans de sa robe pour exhiber son articulation. Jehane n’y détecta pas la moindre trace d’égratignure. Le remède de sa grand-mère devait être rudement efficace !
– D’accord, accepta-t-elle finalement avec un sourire maladroit.
Celui de Mahaut avait la douceur du miel. Les deux fillettes sortirent de la grange bras dessus, bras dessous, comme deux amies. Jehane n’en revenait pas. Elle ne s’attendait pas à ce que sa journée, si mal commencée, s’achève de la sorte. Amaury allait en tomber de sa chaise quand il apprendrait qu’elle s’était fait une camarade !
Mahaut la guida à travers les ruelles du village, que Jehane connaissait par cœur. Elle n’empruntait pas le chemin le plus rapide pour rentrer chez elle, mais Jehane soupçonnait Mahaut de ne pas vouloir être vue en sa présence. Elle le comprenait. Avant qu’elle n’ait cassé le nez de Fulbert, il valait déjà mieux ne pas fréquenter les Mains Rouges. Maintenant, même Amaury aurait peut-être honte de trainer avec elle.
Au détour d’un chemin de terre, Jehane se figea. À quelques mètres, un groupe de six enfants l’attendaient. Elle volta, prête à s’enfuir dans l’autre direction, mais d’autres fripouilles surgirent derrière elle. Elle chercha des yeux une issue, en vain. Puis, son regard se posa sur Mahaut. Alors, elle comprit. Il n’y avait jamais eu de pommade. La fillette l’avait conduite dans un guet-apens.
– Tu vas payer ce que tu m’as fait, Mains Rouges, s’exclama Fulbert.
Un bandage barrait son visage. En-dessous, on pouvait distinguer son nez ou plutôt la bosse rouge et bleue qui lui servait d’appendice. D’un geste impérieux, il commanda aux autres qui brandirent un sac en jute et le jetèrent sur Jehane avant même qu’elle n’ait le temps de réagir.
Aveugle, Jehane envoya ses poings dans le vide, sans jamais atteindre aucun de ses bourreaux. Elle reçut un premier coup dans le ventre, qui la fit se courber en deux de douleur. Tandis qu’elle se retenait pour ne pas vomir, un pied atteignit le pli de son genou. Elle chuta. Les enfants en profitèrent pour finir de l’enrouler à l’intérieur du sac. Elle avait beau se débattre, impossible de venir à bout de la jute. Elle était prise au piège. Ses hurlements se muèrent peu à peu en sanglots, tandis qu’on la trainait. Le moindre caillou sur le chemin éraflait son dos et ses jambes. Mais la douleur n’était rien, comparé à ce qui sortait de la bouche de Fulbert et sa bande de vauriens.
Ils s’étaient mis à chanter.
Si tu es vilaine,
Prends garde à l’enchanteresse
Avec son cœur plein de haine,
Elle te taillera en pièces !
Elle volera ton corps et ton âme
Et si tu n’es pas sage,
Elle te changera en âne,
Plus jamais tu ne reverras ton village.
Elle mange la chair humaine
Surtout celle des petites filles
Qu’elle espionne depuis son domaine
Là-haut dans son château tranquille
Où elle vit seule
Avec sa colère pour seule amie
Jetant le mauvais œil
À tous les malappris !
La comptine glaça le sang de Jehane. Tout le monde au village la connaissait. Elle faisait office d’avertissement. Personne ne devait gravir le sentier qui menait au château surplombant le bourg. Car là-haut, régnait une créature plus terrifiante que les louvetins des contes ou les fantômes des histoires d’Amaury.
Là-haut, habitait l’enchanteresse.
Les pleurs de Jehane la débordèrent. Les larmes et la morve se mêlaient en un mélange pâteux qui dévalait ses joues. Plus elle pleurait, plus les autres riaient. Elle aurait aimé pouvoir les menacer de ses poings, mais le sac l’entravait. Alors elle les supplia de la laisser sortir. Elle promit de ne plus jamais s’en prendre à eux. En guise de réponse, elle n’obtint qu’un coup sur la tête et elle perdit connaissance.
Lorsqu’elle s’éveilla, le froid la transit. Elle repoussa la toile de jute qui l’étouffait et se retrouva entouré de noir. La nuit était si profonde qu’elle discernait à peine ses propres mains. Elle se releva péniblement et grimaça. La moindre parcelle de sa peau était à vif. Elle frotta ses bras, autant pour se réchauffer que pour calmer la brûlure de ses écorchures. Ses yeux parcouraient l’obscurité autour d’elle, à la recherche d’une source de lumière qui lui permettrait de s’orienter.
Elle distinguait les silhouettes d’arbres gigantesques qui se découpaient sur le ciel à peine éclairé par la lune. Le chant des insectes mêlé au souffle du vent dans les branches la terrifiait. Elle s’attendait à voir surgir un spectre à chaque instant. En désespoir de cause, elle leva les yeux vers le ciel. Elle connaissait mal les étoiles, mais elle les avait parfois observées en compagnie d’Amaury. Si elle parvenait à les reconnaitre, peut-être pourrait-elle retrouver le chemin de la forge.
La lumière qui se détachait sur la toile noire de la nuit n’avait pas la pâleur des étoiles. C’était la lumière dorée d’une bougie – non, d’une dizaine de bougies. Personne au village ne pouvait se permettre de gaspiller autant de cire. Personne non plus ne possédait de fenêtre aussi immense. Elle n’était plus tout à fait au village. Devant elle se dressait, menaçante, la façade du château de l’enchanteresse.
La bouche de Jehane s’ouvrit en grand mais aucun son n’en sortit. Était-ce le fruit de son imagination ? Il lui semblait qu’une silhouette se découpait sur la fenêtre illuminée. Ses contours demeuraient parfaitement immobiles, comme tendus vers elle.
Jehane recula, trébucha sur le chemin irrégulier, tomba en arrière. Elle atterrit dans l’herbe, qui amortit sa chute. La fatigue faisait trembler ses membres, pourtant elle se releva d’un bond pour prendre ses jambes à son cou.
Là-haut, dans son château, elle en était certaine : l’enchanteresse l’avait vue.