La lame se planta dans la chair molle. Un bruit qui aurait écœuré les cœurs les plus fragiles. Golly, elle, sourit. Elle serra la main plus fort contre le manche, tourna violemment son poignet, satisfaite du son que firent les côtes de sa victime. Elle arracha ensuite son arme, sans que son rictus ne s’éteigne et le scientifique tomba lourdement dans un pédiluve de sang.
La démone lança sa dague en l’air, comme un artiste joue de son microphone sur une scène en délire. Un tour sur elle-même, puis la lame disparut dans une sombre fumée avant de toucher sa paume, pour être à nouveau invoquée au creux de son autre main, déjà assaillie par un homme avec un fusil, prêt à faire feu. La fumée des enfers fit briller la lame métallique entre ses volutes, et il sut, avant que celle-ci ne s’enferme dans sa poitrine, qu’il était trop tard pour prier. Pour prier qui, d’ailleurs ?
Une fois sa petite affaire terminée et une dizaine de corps à ses pieds, Golly essuya sous son nez et sur son front les traces de sueur que ce sport faisait luire. Elle entendit hurler dans son dos. Pourquoi hurlaient-ils avant de frapper ? Se donnaient-ils du courage ? S’il fallait hurler pour se sentir brave, peut-être qu’on ne l’était pas tant que ça…
La démone se retourna, prête à en embrocher un autre, mais celui-ci était déjà figé devant elle, les yeux exorbités et du sang coulant hors de sa bouche. Une flèche dorée lui transperçait la gorge de part en part. Elle ne l’avait même pas entendu siffler, ni pénétrer la chair pourtant épaisse de ce mec-là. Il portait un gilet pare-balle, mais celui-ci n’avait été d’aucune utilité.
Golly tourna mécaniquement la tête sur sa droite. Même si elle ne l’avouerait jamais à voix-haute, elle savait que jamais elle n’aurait eu le temps de se défendre. Il l’aurait blessé, et même ça, elle ne pouvait pas se le permettre. Il aurait été trop heureux de mourir sachant qu’il avait effleuré une créature de l’Enfer.
Ciel s’y tenait, droite, les vêtements presque propres. Presque, parce que quelques gouttes de sang la tachaient ici et là. Mais à côté de Golly, tout le monde était propre. Les vêtements de la démone étaient maintenant plus rouges que rouge et dégoulinaient dans un bruit de robinet mal fermé.
Ciel la jugeait, silencieuse. Elle baissa son arc sortit tout droit d’un conte, ou un racontar mythologique. Doré, des gravures si fines et si délicates. Même d’ici, Golly pouvait y percevoir des animaux, et des écritures sacrées. Puis, Ciel le fit disparaître, dans un nuage tout aussi éclatant, avant de prendre le chemin d’un autre couloir.
Les démons et les anges n’étaient pas si différents, apparemment. Jamais Golly ne s’était posée la question, mais il semblait qu’ils aient été créés sur la base d’un même brouillon. Les deux espèces pouvaient donc invoquer leurs armes par la pensée ? Pourquoi celle de Ciel était un arc ? Quelle était celle d’Hera ? Humphrey avait ses deux pistolets sortis tout droit d’un western cliché, toujours fier de les montrer… Ça collait bien avec qui il était. Cliché, mégalo… amusant.
Golly baissa les yeux sur sa dague à la lame en zigzag. Presque un éclair, mais raté. Usé. Jamais elle n’avait voulu savoir pourquoi c’était cette arme qui l’avait choisie quand elle avait promis de protéger Lucifer au péril de sa vie.
Pas le temps. Il y avait encore pleins d’enfoirés à tuer dans ce bunker. Il y avait tellement de monde là-dessous, tellement d’âmes à faire passer de l’autre côté… Ah oui, oups. Elles allaient nulle part, ces âmes, maintenant. C’était bien dommage. Ou pas. Golly ne savait pas trop ce que cela voulait dire, et comme elle venait si bien de se le dire : pas le temps de se poser des questions qui la détourneraient de son objectif. C’était son idée de descendre ici, car le camion n’avait pas satisfait sa soif de mort.
Elle devait les buter un par un, c’était ce que sa peine lui dictait. Et elle devait sûrement avoir raison, sinon, elle ne hurlerait pas si fort ! Golly détestait qu’on lui hurle dessus, et ça, sa conscience le savait.
Elle n’avait pas voulu sauver Humphrey. Elle le voyait maintenant, et elle ne s’en voulait même pas autant qu’elle l’aurait dû. Tout comme elle n’avait pas voulu que le Charlie de pacotille qu’il était et ses anges ne la suivent dans ce bunker. Elle voulait se venger. Elle ne pouvait pas les laisser agir ! Et si jamais un autre ange perdu, un démon désorienté, passait par là ? Qui était-elle si elle leur tournait le dos ? Au moins, elle parvenait à s’en persuader. Car au fond d’elle, bien au fond, bien enfoui, se cachait sa culpabilité et la véritable raison d’un tel acharnement. Elle voulait gagner, pour une fois. Juste une fois.
Par pitié… J’ai besoin d’une victoire.
***
Maintenant que les corps s’amoncelaient, le bunker était bien calme, bien silencieux. Quand on regardait de plus près les cadavres qui s’empilaient mollement, on y trouvait un peu de tout : scientifiques, docteurs, soldats, ingénieurs… même des gens en tenue de tous les jours, dont on ignorait les raisons de leur balade sous terre.
Aucun ressentiment ne traversa Golly, alors que pourtant, ils auraient dû. Des vagues et des vagues qui prenaient le cœur jusqu’à l’en faire vomir. C’était ce que ressentaient Humphrey, Hera et Ciel, qui même s’ils avaient un bon nombre de batailles au compteur n’avaient jamais eu autant de peine à commettre des meurtres. Le désir de vengeance avait pris le dessus un instant, et maintenant, c’était la culpabilité qui frappait à la porte de leur poitrine. Hello, hello, regardez ce que vous venez de faire ! Vous en êtes fiers ?
Ils savaient au fond d’eux qu’il le fallait. Ils devaient protéger les leurs, même s’ils n’étaient pas certains que d’autres foulent encore cette terre. Mais au cas où… Les mêmes pensées que Golly, cela ne valait rien de bon.
Ils n’avaient pas eu le choix. Ils étaient entrés pour empêcher Golly de faire une autre bêtise, mais impossible de rester fidèles à cette idée. Dès qu’elle avait commencé à massacrer un par un les gardiens, on leur avait sauté dessus. Ces hommes et ces femmes savaient qu’ils avaient tout à perdre, que jamais ils ne seraient épargnés. Et pourtant, ils défendaient leurs idées corps et âme, comme s’ils sauvaient le monde, un ange à la fois, un démon après l’autre.
Des chambres vides, des cellules vides, une cantine vide… Le vent s’engouffrait par la trappe et sifflait dans les allées vides. La vie semblait s’écouler normalement ici, entre deux tortures…
Ils entrèrent dans une salle pleine d’ordinateurs. Il y avait tellement de données inscrites sur les écrans que les têtes en tournaient facilement. Il y avait aussi des bouts de journaux collés aux murs, relatant des événements étranges dont on ne connaissait ni la cause, ni les coupables. Pour certains, Golly et Humphrey pouvaient reconnaitre la patte de leurs frères et sœurs. Pour d’autres, peut-être que Ciel et Hera pouvaient les éclairer. Et le reste, ce n’était que des coïncidences.
Il y avait une salle que Golly et Hera connaissaient très bien. Elles avaient pendant des années été confrontées à sa jumelle. Celle où les murs étaient pleins d’instruments de torture tous plus ingénieux les uns que les autres. Où des tubes reliaient la victime à d’autres machines, où des griffes et des ongles avaient rayé le carrelage. Elles furent surprises de voir que celle-ci était en assez bon état, comparée à celle de leur souvenir. Dans leur bunker, il y avait plus de sang, d’urine, de matière fécale. Il y avait plus de traces de combat sur le sol, les meubles, les murs, la porte… Ici, malgré une tache ici et là, c’était propre. C’était bien rangé. C’était organisé. Impossible de savoir si leur équipe de nettoyage était meilleure ou si peu d’expériences avaient eu lieu dans ce macabre endroit.
Ciel et Humphrey gardaient le silence, mais passant de salle en salle, leur cœur se serrait un peu plus. Humphrey se frottait la peau, comme s’il pouvait déjà sentir les lames et les aiguilles qui l’auraient touché si ses amies n’étaient pas venues lui sauver le derrière. Il ne voulait même pas savoir ce que cela faisait en tant qu’humain. Ni ce que cela faisait de le vivre encore et encore, sans fin, sans jamais vraiment savoir quelle date il était et quand tout cela allait s’arrêter…
Golly se détacha de la petite troupe. La peur aussi lui noyait le cœur. Elle avait l’impression d’être de retour en incarcération, de revivre le même cauchemar. Tous ses organes palpitaient. Son sang bouillonnait, la fièvre lui montait et respirer était douloureux. Elle avait honte de faire une crise de panique maintenant, alors qu’elle était à l’origine de tous ces malheurs. Plus loin elle remontait, plus coupable elle paraissait.
Elle se laissa glisser contre un mur, laissant dans son dos se dessiner une grosse trace rouge. « Respire Gallorian, respire. Tout va bien. Tu as agi en tant que démon, n’est-ce pas ce que tu es ? ». Elle ne parvenait plus à se dissuader.
Un peu plus loin, elle pouvait entendre Ciel, Humphrey et Hera parler de ces sombres années. Ils étaient là pour l’ange, mais Golly ne voulait pas de leur pitié. Elle voulait juste arrêter de ressentir. Elle voulait redevenir la pauvre idiote qui écrivait des cartes postales sans destinataires, qui trempait ses frites dans sa glace au chocolat et qui se moquait bien de ce qu’était demain. Elle voulait redevenir celle qui trouvait sa force dans son mutisme et savait encore faire la différence entre le bien et le mal.
Il lui fallut de longues minutes pour se calmer, des minutes pendant lesquelles tout s’effilochait : le temps, les murs, son envie de se battre… Elle se releva quand elle put s’assurer que ses jambes pouvaient à nouveau la porter et repartit à la recherche de ses amis.
Quelques pas. Encore d’autres. C’était plus difficile qu’elle ne l’aurait cru, mais une nouvelle fois, elle était debout. Elle se demandait ce qu’il se passerait le jour où elle ne pourrait plus supporter son propre poids.
Dans les couloirs, des tonnes d’objets erraient, sans âme, sans but, sans raison véritable d’être ici. Les bagarres les avaient bousculés, forcés à quitter leur salle respective, abimés, détruits même, parfois.
Une sorte de pavé recouvert de sang gluant attira son attention. C’est en s’approchant, en trainant les pieds et sans véritablement la moindre envie de savoir ce que c’était, que Golly remarqua qu’il s’agissait d’un livre. Quand elle se baissa pour le saisir, elle vit qu’il était suivi de plein d’autres qui lors de la bagarre, s’étaient retrouvés dans la mélasse. Golly n’était pas la plus grande des lectrices, mais en elle monta un regret d’avoir abimé le travail de quelqu’un et le divertissement de quelqu’un d’autre.
Roadkill.
Écrit en gros et en gras sur la couverture. Les lettres super blanches perçaient à travers l’écarlate, mais elle ne pouvait rien voir d’autre. Elle essuya de ses mains – également recouvertes de plasma – la couverture rigide. Après plusieurs tentatives, elle put y discerner le nom d’une autrice dont elle n’avait jamais entendu, de grands arbres biscornus et une route qui s’étendait jusqu’à ce qui semblait être… une maison ? Une grange, peut-être ? Le bouquin se gorgeait déjà de la couleur, et les teintes sombres d’origines n’aidaient pas.
– Qu’est-ce que c’est ?
Si le corps de Golly ne réagit pas, son subconscient sursauta. Pendant un temps, elle avait oublié ne pas être seule.
– Ça non plus, tu ne sais pas ce que c’est ? dit-elle cette fois sur un ton plein de jugement.
Elle secoua le livre sous le nez d’Hera en faisant le pitre, se voulant méchante. Ses vêtements saturés de sang faisaient des bruits désagréables.
– Je sais ce qu’est un livre, pauvre cruche, siffla Hera avant de se calmer, car cela ne servait à rien de raisonner Golly dans l’état dans lequel elle était. Le titre. « Roadkill ». Qu’est-ce que c’est ?
– Oh.
On aurait presque pu croire que Golly s’en voulait de s’être moquée de l’ange. La réalité était que ça commençait à sauvagement la gonfler de devoir lui expliquer six milles trucs par jour.
– C’est un mot anglais. Un nom, pour être plus précise, qui n’existe pas en français. C’est ainsi que l’on nomme les animaux morts sur la route, percutés par une voiture et laissés sur le bas-côté.
Puis, avant qu’Hera ne puisse répondre quoi que ce soit, Golly lui jeta le livre, qu’elle peina à rattraper, et se dirigea vers la sortie.
***
Ils retournèrent dans le motel de la Communauté de l’Après. Les enfants étaient partis se planquer bien avant leur retour. Ils avaient peur et avaient peut-être raison.
Tous les quatre se dirigèrent vers la chambre qu’ils partageaient la veille. Golly fut la première à y entrer et se laissa tomber de fatigue sur le lit. Le meurtre de masse, ça épuise.
Ciel et Hera voulurent suivre, bien décidées à faire la plus longue des siestes, mais Humphrey les en empêcha d’un geste de la main. Il les poussa hors de la chambre sans aucune violence et ferma la porte à clé. Tous les trois restèrent dans le couloir alors que déjà, Golly se défoulait sur la porte.
– À quoi tu joues ?! Laisse-moi sortir !
Il se retint de dire qu’il y avait encore quelques secondes, elle voulait absolument y entrer. L’humour n’était pas la bonne manière d’approcher la situation.
– Et si vous alliez vous chercher à manger ? proposa-t-il aux deux anges, la voix posée. Cela risque de prendre un moment.
– Qu’est-ce que tu comptes faire, au juste ? demanda Ciel, inquiète.
– Juste lui laisser le temps de se calmer… soupira-t-il. Et peut-être même de s’expliquer, mais j’en doute fort.
Les anges ne se firent pas prier.
Golly tambourinait comme si sa vie en dépendait. Ses mains se mirent à saigner, avant de reprendre leur santé dans la seconde qui suivait. Elle insultait Humphrey de tous les noms, comme si cela allait le pousser à changer d’avis.
– Tu n’as plus assez de force pour casser cette porte, Go, tu vas t’épuiser plus qu’autre chose. Tu risques même de te faire mal et de manquer d’énergie pour guérir.
Elle frappa encore plus fort. Elle s’empara du soliflore qui se trouvait à porter de main et le jeta contre la porte. Il se brisa en mille morceaux.
– Qu’est-ce que tu attends de moi ?! hurla-t-elle à s’en rompre les cordes vocales. Que je m’excuse ?! PLUTÔT CREVER !!
S’il y avait bien une chose dont Humphrey était certain, c’était qu’elle préférait en effet mourir.
– J’essaye de comprendre ce qu’il se passe, crétine, dit-il sur un ton faussement calme. Et jamais on ne pourra s’entendre dans le nouveau monde si tu ne nous dis pas ce qu’il s’est passé. Vraiment passé. À Londres.
Autre chose se brisa contre la porte. Le bois ne trembla même pas. Il ne sut ce que c’était. Un verre que l’un d’entre eux avaient monté la veille pour boire avant d’aller se coucher. Golly savait que cela ne changerait rien mais sa colère avait besoin d’être exprimée. Humphrey décida de ne pas en tenir rigueur.
– Londres, Londres, Londres ! hurla-t-elle encore. Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Londres, Londres ! Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
– C’est de notre avenir qu’il est question. Et de toi. Et de ta place dans cet avenir.
– Je n’en veux pas de votre place, tu m’entends ? Je n’en veux pas !
Humphrey soupira. Cela devenait de plus en plus compliqué pour lui de gérer ses émotions. Il ressentait une forte envie de la prendre dans ses bras, tout comme de lui en mettre une en pleine tronche pour que ses idées se rangent correctement.
– Tu ne sais même pas ce que ça fait, siffla Golly. Tu es parfait, toi. Tu ne sais pas ce que c’est que d’être une anomalie.
Cette fois, il perdit son sang-froid. Il était fatigué de l’entendre commencer des monologues sur sa peine sans jamais les terminer. Il s’en voulait de ne pas pouvoir l’aider, tout comme il lui en voulait à elle de ne pas lui faire assez confiance pour lui confier sa peine.
Il ouvrit la porte d’un bond, et put la voir sursauter. Un vrai saut, de ceux que l’on offre aux enfants quand on se cache derrière la porte des toilettes.
– Alors vas-y ! Crache ton morceau ! vociféra-t-il. Tu meurs d'envie d'en parler !
Golly fit quelques pas en arrière. Son frère était si grand. Ou alors peut-être était-ce elle qui se sentait si faible, si minuscule. Son nez se remplissait déjà d’une morve qu’elle détestait, celle qui l’invitait à pleurer. Elle tremblait comme une feuille mais ne voulait pas se laisser abandonner à la peur. Elle était fatiguée de n’être que cette boule de nerfs, mais n’était pas prête à se laisser exploser, pour peut-être voir un peu de lumière.
– C'est vous qui voulez absolument me faire causer ! C'est vous qui tenez à me faire cracher le morceau !
– C'était un mec, c'est ça ? enfonça Humphrey. Ou une meuf ? Ou un chien ? Dis-moi ce qui valait le coup de foutre notre vie en l'air. Dis-moi que ça valait le coup, au moins !
Golly serra les poings assez fort pour se faire saigner les paumes. Une de ses phalanges claqua, mais guérit assez vite pour que ceci ne soit qu'un mauvais souvenir.
Non, il ne pouvait pas lui faire ça. Les frères savaient appuyer sur le bon bouton, celui qui vous ferait péter une durite. Mais ils savaient aussi, normalement, quand s'arrêter ! Quand il fallait se taire et laisser couler ! Habituellement, Humphrey était ce frère. Mais ce jour-là, pourquoi se retenir ? Pourquoi ne pas tout lâcher, pourquoi ne pas la pousser à bout ? N'était-ce pas ce qu'elle faisait depuis le début ?
– Tu t'es bien foutue de notre gueule ! Ta petite déprime à deux balles ! Faire croire que tu étais blessée, que tu avais mal !
– La ferme...
– Ne va pas me faire croire que tu regrettes une seule petite seconde de n'avoir penser qu'à ta sale petite gueule ! Admets-le ! Ça t'a fait du bien de faire le mal !
– Tu ne sais pas ce que c'est...
– Si je le sais ! Je suis aussi démon que toi ! Peut-être un peu plus, car j'essaye d'avoir de l'intégrité. Mais toi ? Tu as tout foutu en l'air ! Dis-le ! Il ou elle t'a brisé le cœur et tu es allée le brûler devant Buckingham Palace ? Ou alors, en haut de Big Ben ! Qu'est-ce qu'il s'est passé putain ?! Qu'est-ce qui t'a mis hors de toi ? Comment il s'appelait ce pauvre bougre que tu as dû mettre en pièce pendant assez de temps pour que les humains comprennent qui tu étais ? Tu connaissais son nom, au moins, petite cruche ?
Humphrey fit un vol plané à travers de la pièce, ses poumons bloquant l'air quand il frappa le mur. Il n'eut pas le temps de reprendre son souffle, ni même de comprendre ce qu'il venait de se passer, que déjà une main brûlante, l'attrapa par la gorge, le souleva et le plaqua contre le mur qui s'effritait.
– ELLE S'APPELAIT THIA !
Dans les yeux de Golly se dessinait une détresse que Humphrey n'avait jamais vu. Pas même dans les yeux d'un humain qu'il avait torturé, et croyez-le, il en avait torturé pas mal. Ceux qui finissaient en Enfer avaient rarement des regrets, et dans leur regard, on y voyait souvent le défi.
Golly ne se reconnut pas et lâcha son frère. Elle recula de quelques pas pour calmer ses ardeurs. Elle s'excusa à mi-voix, plus pour elle que pour son frère. Humphrey, les pieds bien ancrés dans la moquette, passa sa main sur sa trachée en toussant.
– On en parle, du coup, ou tu me tues maintenant ?
– Je t'en prie, tais-toi.
– Oh, s'il te plaît ! Je te connais par cœur. Je sais que tu ne vas pas tenir longtemps avant de nous refaire une autre crise. Tu t'en veux, alors crache le morceau ! Tu te sentiras mieux après ! Si tu ne le fais pas avec moi, tu le diras à Hera ! Et on sait tous les deux qu'elle s'en servira contre toi.
– Je ne dirais rien à Hera ! Je ne suis pas née de la dernière pluie !
– Quand tu es près d'elle, si, soupira Humphrey.
Il s'assit dans le fauteuil, en tailleur, jouant avec le jean déchiré de son pantalon. Déjà, il se comportait avec nonchalance, comme si cinq minutes plutôt, personne n'avait tenté de l'étouffer.
Golly se laissa glisser contre le mur. Mais elle ne dis rien.
Après un long silence – une heure, peut-être deux, qui comptait vraiment ? – Humphrey demanda, à demi-ton :
– Elle était comme Hera ?
Golly fixa ses pieds.
– Thia, je veux dire...
Elle leva les yeux au ciel :
– J'avais compris.
Elle poussa un long soupir. Une autre heure s'écoula pendant laquelle Humphrey somnola. Il pensait ne plus jamais en entendre parler, comme à chaque fois que Golly se refermait comme une huitre ou manquait de le buter.
– Elle n'était pas comme Hera. Elle n'était pas parfaite...
Humphrey se réveilla. Il posa son coude sur le bord du fauteuil et décida de ne pas l'interrompre. Il pouvait déjà sentir l'atmosphère devenir aussi humide que le cœur de sa sœur.
– Elle n'était pas mon premier amour et encore moins la première humaine. J'aurais dû savoir qu'encore une fois, cela se terminerait mal...
Il semblait, en effet, être dans les habitudes de Golly de foutre en l'air ses relations.
– Elle était... douce. Patiente. Elle avait une drôle de voix. Quand elle chantait, son nez devenait rouge. Elle adorait chanter. Parfois, elle se faisait pleurer quand les notes jouaient trop sur la corde sensible. On aurait dit qu'elle était née pour ça, qu'elle avait ça dans le sang. Pourtant, qu'est-ce qu'elle chantait mal...
Humphrey ne put s'empêcher de laisser passer un rire amusé, ce qui fit sourire Golly qui pourtant, fuyait toujours son regard. Elle s'arrachait les peaux autour des ongles, le regard bloqué sur un point fixe sur le mur en face :
– Elle était une horrible cuisinière et elle parlait dans son sommeil. Elle faisait des migraines souvent, qui la clouaient au lit comme un cachalot. Elle était si belle et si élégante, dès le matin au réveil, même quand elle avait une haleine de poney.
– Tu ne peins pas le meilleur des tableaux... osa interrompre Humphrey.
Il s'était promis de ne pas le faire, mais déjà, il la sentait dériver. Golly appuyait sur les défauts de Thia pour oublier à quel point elle l'avait aimé :
– Elle était si belle, je te jure, reprit-elle dans un triste élan avant de reprendre son calme. Elle savait m'apaiser à chaque fois que je doutais. Je lui ai fait mon coming-out. Je ne l’avais jamais fait, avant. Ce n’était pas important, avant. Elle ne savait pas ce que cela voulait dire, alors je lui ai expliqué. Je lui ai expliqué mon asexualité, et elle n’a rien dit. Elle s'en foutait que je ne veuille pas coucher avec elle. Elle s'en foutait que je ne parle pas. Elle s'en foutait que je ressemble à un sac, à côté de tous les mannequins italiens avec qui elle était sortie...
Elle écrasa une larme au coin de son œil :
– Quand je l'ai rencontré, elle était fiancée. Je m'en moquais, et elle aussi. On est parti comme ça, du jour au lendemain. Elle disait qu'elle changerait de nom, comme les espions dans les films. Je lui ai juste fait comprendre d'arrêter ses conneries et de se réinscrire à la fac. Je n'avais pas besoin de parler pour qu'elle me comprenne, c'était si... si simple. Elle aimait tout de moi...
Humphrey pencha la tête sur le côté :
– Tout ? Vraiment tout ?
Golly prit une grande inspiration mais sa voix continua de trembloter :
– J'ai fait une erreur Humphrey, et je le sais. Mais je te jure que je n'ai jamais tué Thia. Je sais ce que c'est que d'avoir le cœur brisé et si j’avais dû buter chacune des femmes et chacun des autres qui m’ont roulé dans la farine, il n'y aurait plus personne sur cette terre.
Humphrey hocha la tête. Il commençait en effet à croire qu'elle n'avait pas fait d'exécution sur la place publique comme disait les rumeurs. Il aurait dû s'en douter dès le début, mais il avait été aveuglé par la colère.
– Tu ne réponds pas à ma question, Go. Elle aimait vraiment tout ?
Golly se retenait de fondre en sanglots, de rester digne, mais son corps en décida autrement. Ses yeux étaient noyés de larmes, elle ne voyait plus rien, et pourtant, elle restait droite comme un piquet.
– Elle me comprenait si bien. Elle me complétait si bien. Elle était la lumière à ma noirceur. Je pensais déjà avoir trouvé et perdu cette personne, mais je m'étais trompée sur toute la ligne. C'était elle, la bonne. C'était elle, Thia. Celle qui allait me faire me sentir mortelle jusqu'à la fin de ses jours...
Elle toussa et renifla :
– Mais elle ne me connaissait pas vraiment. Comment pouvait-elle tout aimer de moi si elle ne savait pas ce que j'étais, si elle ne savait pas qui elle accueillait dans son lit tous les soirs ?
Humphrey se redressa sur son siège. Il avait mal au cœur d'entendre sa sœur tant souffrir en se remémorant ses souvenirs.
– Alors, dit-il doucement, tu lui as dit, c'est ça ?
Golly ravala ses sanglots, son visage devint dur et elle se retint de ne pas laisser la colère la reprendre :
– Et elle l'a dit à tout le monde.
Une nouvelle heure passa, pendant laquelle Humphrey ouvrit plusieurs fois la bouche mais ne put dire le moindre mot. Il en avait, pourtant, des pensées qui se frappaient dans son esprit, sans jamais lui apporter de réponse.
Pendant ces longues minutes, Golly crut ne plus savoir comment respirer. Ses larmes lui brûlaient l’œsophage, était-il possible de se noyer de tristesse ? Son cœur se brisait une nouvelle fois, une douleur si forte à la poitrine qu’elle se crut mortelle, à nouveau. Ses mains tremblantes, la morve au nez. Il n’y avait jamais rien de beau à la douleur…
Doucement, elle se calma. Elle retrouva ses nerfs, qui bien qu’encore à vif, acceptèrent de ressentir à nouveau. L’air se trouva un passage jusqu’à ses poumons, et même si son souffle sifflait, bientôt, tout ceci ne serait encore qu’un lointain souvenir enfoui, qu’elle tenterait d’oublier… en vain.
– Donc, c’est ça ? La fameuse histoire sur laquelle tout le monde spécule ?
Golly leva la tête. Ses yeux s’asséchaient lentement, et ils la grattaient beaucoup. Elle pouvait tout de même voir le visage de son frère, là où la pénombre d’un soleil fatigué n’avait pas encore tracé sa route.
– Pas de massacre ? Pas de grand show où la grande Gallorian montre ses pouvoirs au monde entier, sous le coup de la colère ou de la simple envie soudaine ?
Elle fit non de la tête. Si lentement qu’elle se demanda si elle bougeait vraiment, si Humphrey pouvait discerner sa peine grandissante.
Le démon fit une petite moue :
– Je suis un peu déçu, je dois t’admettre. C’est presque pathétique… Je m’attendais vraiment à un bain de sang honteux ! Une histoire d’amour ? Beurk… J’en ai la gerbe.
Il fut heureux de voir que cela la fit rire. Même si ce fut discret, et non un éclat. Golly se vengea en lui lançant sa chaussure. Son rire à lui éclata et effraya les murs. Juste une demi-seconde, le temps que l’atmosphère se fasse moins lourde.
Il tendit le bras à s’en disloquer l’épaule pour allumer la lampe sur pied qui se tenait maladroitement au coin de la chambre. Puis, il se gratta le haut du crâne :
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas, cependant.
Un petit silence, le temps qu’il s’assure que Golly était prête à discuter. Il savait ce qu’était une peine de cœur. Dans sa vie, une si longue vie, il n’en avait eu qu’une. Et pourtant, il avait l’impression que jamais il ne pourrait comprendre la douleur de sa petite sœur.
Leurs regards se rencontrèrent. Derrière le voile qui s’y allégeait, Humphrey put la voir l’inviter à continuer. Elle ne savait pas elle aurait la force de le supporter, mais c’était maintenant ou jamais. Pour tous les deux.
– Combien d’amis avait cette fille ? Déjà, il faut suivre l’hypothèse que personne ne l’ait pris pour une folle… Non pas que je ne te crois pas, ou que je souhaite rajouter à ta culpabilité mais… Il aurait suffi que tu viennes m’en parler, j’aurais effacé quoi ? Trois cerveaux, à tout péter ? En une heure, c’était réglé.
Un soupir gras traversa la gorge de Golly qui se massa les tempes. Elle avait tant pleuré que la migraine s’invitait déjà, et le tournis aussi.
– Dès que j’ai compris ce que j’avais fait, je suis tout de suite allée le dire, affirma-t-elle, la voix tremblante. Mais… Je ne suis pas venue te voir, toi.
Humphrey fronça les sourcils et fit tiquer sa langue :
– Qui t’aurais pu aller voir ? Tu ne t’entendais avec personne. À moins que…
Et c’est là qu’il réalisa. Du moins, qu’une partie de la vérité frappa à la porte de son esprit. Il n’était pas certain de tout comprendre, tout de suite :
– Tu es allée prévenir Lucifer.
Elle hocha la tête avant de la prendre nerveusement entre ses mains. Elle tapait du pied comme un lapin sous redbull.
– Mais… Mon pouvoir n’est même pas un dixième de celui de Lucifer. Elle pourrait effacer la mémoire de la terre entière, si elle en avait envie…
Le « si elle en avait envie » flotta dans l’air un instant. Une fine pluie, une fine brume matinale. À deux doigts d’être trop lourde. À un doigt seulement d’être trop évidente pour qu’on la voit du premier coup.
– Je pensais qu’elle l’avait fait, reprit Golly, la gorge serrée. Elle m’a banni pour me punir, je me suis retrouvée emprisonnée… Mais pendant tout ce temps, j’ai cru qu’elle avait réparé ma bêtise…
– Elle ne l’a pas fait… comprit Humphrey. Elle voulait que les humains apprennent la vérité… Elle voulait que l’on soit obligé de partir… Elle voulait voir ce monde mourir.
Golly secoua la tête et un rire nerveux força le passage de ses lèvres :
– Je n’ai pas dit ça… Je dis juste que j’ai été punie… Pour voir qu’aucune solution n’avait été apportée. Je ne sais pas… Cela fait depuis mon retour que je me pose la question, que je me dis que peut-être il n’y avait pas d’issue. Peut-être que mon erreur était trop grosse !
Humphrey secoua la tête vivement :
– Non. Non, j’ai été témoin d’un bon nombre de tes conneries. Tu n’es pas une sainte, loin de là. Mais ça, ce n’était pas ta faute !
Il se leva et vint s’agenouiller devant sa sœur, prenant ses mains dans la sienne. Elles étaient si petites dans sa paume à lui :
– Lucifer a décidé de ne rien faire. Ton bannissement n’était qu’une diversion, un moyen de cacher ses pulsions les plus profondes. Si ça n’avait pas été toi, à Londres, ce jour-là, ça aurait été quelqu’un d’autre, ailleurs, un autre jour. Depuis le début… Depuis le début, rien n’est ta faute. Nous ne sommes que des…
Il ne trouva pas le mot parfait. Sa mâchoire se serra de colère.
– Roadkill, dit Golly, à mi-voix.