Humphrey pensait vivre sa vie sans jamais savoir ce que cela faisait d’être dans les chaussures de Golly. Il s’était trompé.
Quand il s’était réveillé, il s’était défendu. Il avait jeté des poings et des coups de pieds, il avait mordu si fort qu’il avait encore des bouts de peau coincés entre les dents. Il avait du sang sous les ongles, mélangé au sien. Le visage boursouflé, mais pas autant que sa dignité et sa fierté.
Il avait essayé, si fort, de manipuler l’esprit de ces salopards. Si fort qu’il était certain que des vaisseaux sanguins avaient explosé près de son cœur. Sa poitrine lui faisait un mal de chien. Il n’avait même pas senti ses yeux changer de couleur. Habituellement, il avait chaud aux globes oculaires, et des chatouillis dans le nez. Quand il avait essayé ? Que dalle !
Voilà qu’il était enfermé à l’arrière d’un camion qui puait la mort, dont les bords étaient électrifiés. Il le savait car c’était la troisième fois qu’il s’y jetait, espérant que ça court-circuiterait le bracelet qu’il avait autour du bras. Il avait essayé de le retirer depuis son réveil, tirant dessus, le coinçant entre ses pieds et essayant de l’arracher. Tout ce qu’il avait failli s’arracher, c’était le bras ! Il était d’ailleurs certain de s’être cassé le poignet. Il ne parvenait plus à le bouger, hurlait de douleur dès qu’il l’effleurait et sa main pendouillait comme un pendu au bout de sa corde.
Être humain, ça craignait. C’était sa conclusion du jour. Il avait beau essayer de comprendre et de respecter l’envie de Golly de devenir l’un d’entre eux… Il ne voyait pas comment quiconque pouvait le vouloir !
Les humains savaient s’amuser, ça, c’était clair. Mais pour ce qui était de la loyauté et de ne pas piéger son coup d’un soir, là, y’avait plus personne ! Ah ! Il était bien beau le fameux Humphrey qui connaissait si bien les humains, tu ne l’avais pas vu venir celle-là, pas vrai ?
Ça, pour ne pas l’avoir vu venir… La nuit avait été magique, mais le réveil un peu corsé. Il avait encore dans la gorge le goût de la saloperie que Marvin lui avait fait avaler, caché dans un café bien sombre. Dès que sa langue l’avait touché, il avait su qu’il aurait dû s’en tenir à sa règle numéro une : se barrer pendant la nuit.
Humphrey prit une nouvelle décharge. Il bavait comme un chien enragé, sa tête était pleine de bourdons de mauvais poil, et derrière ce buzzzz incessant, un acouphène assez aigu pour tuer un cheval. Sa vision floue et ses muscles raides le suppliaient d’arrêter, que cela ne servait à rien. Qu’on viendrait le chercher, ou peut-être pas, mais à quoi bon se battre ?
Mais sa tête ? Oh, sa tête n’avait pas dit son dernier mot ! Sa tête reposait sur les épaules d’un soldat qui n’avait jamais déposé les armes, et qui avait toujours obéi, quitte à se perdre dans les méandres d’une fidélité malsaine. Et sa déesse lui avait demandé de rejoindre le puits. C’était ce qu’il ferait. Coûte que coûte.
Il s’y jeta à nouveau. Son corps prit de spasme ne le faisait pratiquement plus souffrir. Il était à ça de cramer son dernier nerf. Le bracelet ? Toujours intact. Ils avaient dû apprendre qu’un ange et un démon étaient parvenus à s’échapper, car cette merde était maintenant indestructible. Une lame n’aurait pas pu le vaincre.
Il s’effondra comme une pierre. Les mouvements de la route faisaient brinquebaler le camion. L’oreille contre la fine paroi, il entendait les cailloux s’enrouler dans les jantes, la route capricieuse et sa cervelle qui faisait bong, bong, bong, contre sa boîte crânienne.
Cette fois, il perdit connaissance. Il savait qu’il n’allait pas mourir, de toute façon. Ces humains avaient besoin de lui pour leurs petites expérimentations. Bientôt, la camionnette s’arrêterait, et ils parviendraient à le ramener à lui.
Mais en attendant, il se perdit dans un drôle de rêve. Un de ces rêves où l’on sait que l’on rêve, mais nous ne pouvons rien contrôler.
Humphrey se voyait marcher vers une immense rivière cristalline. Presque invisible. S’il n’y avait pas eu cette parfaite mélodie de torrents d’eau s’écrasant contre des rochers, il aurait cru ne rien voir. Il marcha pendant plusieurs heures avant de l’atteindre. Le mirage la fuyait, se jouer de lui, mais se montra clément. Il voulait juste y plonger les pieds.
L’eau n’était ni froide, ni chaude. Les gouttes provoquées par la cascade lui caressaient les hanches, maintenant qu’il était immergé jusque-là. Le courant ne le balada pas de droite à gauche, mais le berça, lentement.
Aux alentours, de nombreux cris de joies se faisaient entendre. Mais il n’y avait pas l’ombre d’un chat. C’était mieux ainsi. Il avait besoin de sa tranquillité. Était-ce le nouveau monde ? Était-ce là ce qui l’attendait de l’autre côté du portail ?
Le jeune démon ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait rêvé. Des cauchemars, oui. C’était son quotidien. Il avait appris à les apprécier, à puiser dans ce qui le terrifiait, le mettait en rage, pour le répercuter dans son travail. Il était un monstre, après tout. Les évasions de son cerveau n’étaient que des idées exploitables, rien d’autres !
Mais de doux rêves ? Cela devait dater de l’enfance. L’avait-il enfin mérité ? Un peu de paix ? Un peu de calme ?
Il se réveilla de lui-même. Il ne le sut pas tout de suite, mais il n’avait été out que quelques minutes. Il ignorait la distance parcourue, il ignorait l’heure qu’il était.
Le démon s’assit en tailleur, essayant de garder sa tête sur ses épaules. La gravité n’avait de cesse de l’appeler, un vrai culbuto. Le temps que ses pensées se remettent dans l’ordre, qu’il se souvienne où il se trouvait et pourquoi son poignet faisait des siennes, il essaya de se remémorer son rêve. Il était si étrange. Voulait-il dire quelque chose ?
Il n’eut pas le temps de penser plus. Une force surnaturelle frappa le camion sur le côté gauche. Les tonneaux furent nombreux. Trop nombreux pour être réels. Où était-il, dans le tambour d’une machine à laver de l’Enfer ?
Le côté droit de la carcasse était tout cabossé. Et alors qu’ils tournaient à n’en plus finir, Humphrey se mangeait de plein fouet les murs électrifiés encore et encore. Il s’étonna d’avoir encore de la peau sur le corps, que celle-ci ne restait pas grillée et collée contre les parois. Pendant un instant, il voulut même mourir tellement il avait mal. Il ne pouvait plus respirer, plus penser, tout n’était que souffrance et chaos. Jamais il n’avait eu de telles pensées… Il fallait bien un début à tout.
Quand les acrobaties s’arrêtèrent, les murs électrifiés se déconnectèrent. Il ne sut comment, mais il remercia le ciel, car il savait que le véhicule était sur le flanc. Il vomit tous les repas qu’ils avaient avalés depuis le début du voyage.
– Oh, mais achevez-moi, je vous en supplie, grommela-t-il en essuyant ses lèvres du poignet encore intact.
Un autre grognement se fit entendre. Un homme ordonna à un autre de se bouger, d’attraper un flingue et de sortir. Il entendit une portière grinçante s’ouvrir et aussitôt, des tirs fusèrent. Humphrey se traina comme il put, la totalité de son corps hurlait de douleur, vers un petit trou dans la carcasse.
Les deux soldats tiraient dans le vide. Il ne savait même pas s’ils étaient des soldats. Ils portaient des uniformes kaki, mais à ce stade, Humphrey n’était même plus certain de voir correctement les couleurs. Deux hommes, dont un avait la jambe en compote (sans mauvais jeu de mots, c’était vraiment de la compote) vidaient leurs chargeurs dans un champ de blé boosté aux OGM. Les céréales étaient trois fois plus hautes que le camion. Il n’avait pas vu les tomates loin d’être organiques du champ où il avait d’abord été transporté. En revanche, ce qu’il pouvait voir, c’étaient les traces de l’accident. On aurait dit qu’un alien bourré avait dessiné dans les champs !
Puis, il la vit. Magnifique. Une boule de magma coincée dans la silhouette étroite d’un corps. Elle flottait sur quelques centimètres au-dessus du sol. Derrière elle, l’odeur de brulé la suivait de près et un chemin de cendres parfaitement droit lui collait aux chevilles.
Golly ramena ses mains au niveau de sa poitrine et forma une boule de feu entre ses doigts. Elle sourit en la jetant sur les deux hommes.
Les soldats se jetèrent sur le ventre, évitèrent de justesse la grillade. L’odeur de pneu fondu fit à nouveau vomir Humphrey. Non, vraiment, des maux de ventre ? Golly voulait vraiment devenir humaine et choper un mal de ventre à chaque petite mésaventure ?
La porte arrière de la camionnette s’ouvrit d’un coup. Il sursauta. La dernière fois qu’il avait sursauté remontait à trop longtemps pour qu’il s’en souvienne. Mais il n’était pas en état de se trouver pathétique.
Le visage de Ciel se décomposa – littéralement – en le voyant dans cet état. À deux doigts de ne pas le reconnaître. Il ressemblait à un tas de chair en train de mourir. Son visage était entièrement lacéré, on aurait dit qu’un félin l’avait griffé et ne l’avait pas raté ! Ses vêtements s’étaient déchirés lorsqu’il s’était défendu, et étaient brulés ici et là. Des restes de murs électrifiés laissèrent derrière eux des trous dans le tissu, entouré de fumée noire.
– Heureusement que tu ne peux pas te voir dans un miroir, grimaça l’ange.
– Oh, la ferme, baragouina-t-il.
Il s’entendit à peine. Les bourdons ne s’étaient pas tus pendant sa petite sieste. Il remarqua, d’ailleurs, qu’il ne sentait plus sa lèvre inférieure. Il n’avait jamais été anesthésié par un dentiste, mais cette sensation était plus ou moins l’idée qu’il s’en faisait après avoir vu moult et moult comédies jouant sur ce cliché.
Ciel sourit, amusée :
– Oh, eh bien, si je n’étais pas sûre que ce soit toi, en voici ma preuve. Ravie de voir que tu as toujours ton sens de l’humour.
– Tu me sors de là, ou on attend la fin du monde ?
L’ange s’exécuta. Elle monta dans le camion pour le tirer jusqu’aux rayons de soleil. Il hurla de douleur, mais dans le charivari ambiant, personne ne l’entendit se rompre les cordes vocales.
– Ok, par pitié, dit-il, fatigué. Dis-moi que je ne ressemble pas trop à un cheese-cake.
– Se serait mentir, rit Ciel qui galérait à le sortir de là. Il restait lourd !
– Et mes cheveux ? Dis-moi que mes cheveux sont bien.
Là, elle retrouvait vraiment Humphrey. Elle fit la grimace en voyant les mèches qui avaient grillé, qui avaient encore une petite étincelle à leur fin, comme dans les dessins animés. Il fumait presque, et avait des trous de la taille d’une main ici et là. On lui avait arraché de sacrées touffes pendant la bagarre, et l’électricité avait continué le carnage.
– Oui… Oui, ils sont parfaits…
Humphrey était à deux doigts de se mettre à pleurer :
– Tu mens si mal…
Ciel leva les yeux au ciel, fit preuve d’une force olympienne pour ne pas exploser de rire. L’état de ses cheveux n’était pas vraiment la priorité en ce moment précis.
L’ange le traina jusqu’à la sortie.
– Attends, attends, cracha-t-il, j’en peux plus. Retire-le-moi. Retire-le !
Il s’assit sur le bord du camion. Il transpirait de sueur, puait l’urine, la chair putréfiée et le pus. Il filait des haut-le-cœur à Ciel et elle avait du mal à le cacher.
L’ange baissa les yeux sur le poignet en sale état de son ami :
– Si je te l’arrache, ça va faire un mal de chien.
– Si tu ne me l’arraches pas, je vais crever.
C’était en effet un argument de taille. Ciel acquiesça et attrapa la grosse barre de métal. Elle n’osa pas tirer. Elle avait peur que son poignet ne tombe comme un poisson mort. Elle releva le nez, un regard de chien battu, croisant celui d’un Humphrey tellement épuisé qu’un rien l’aurait fait s’envoler.
– N’aies pas peur, siffla-t-il entre ses dents pleines de bave et de sang. Vas-y, d’un coup !
– Que va-t-il se passer si je rate ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
– Tu sembles oublier ce que je suis.
Le voir dans cet état faisait facilement oublier que les démons pouvaient se guérir à vitesse grand V. Surtout un démon aussi vieux et puissant que Humphrey.
Elle hocha une nouvelle fois la tête, mais cela ne fit pas fuir l’hésitation. Elle se donna du mal pour faire taire la voix qui lui hurlait de ne surtout pas le faire. Elle attrapa le bracelet à deux mains, prit une grande inspiration pour faire descendre sa soudaine fièvre, ferma les yeux pour se donner du courage, rassembla toutes ses forces. Un doux halo de lumière divine l’engloba et quand elle se sentit au summum de sa force, Ciel arracha le bracelet. Celui-ci se brisa d’un coup entre ses mains puissantes et le hurlement de Humphrey lui brisa les tympans.
La métamorphose d’Humphrey fut rapide. Son hurlement fit basculer Ciel en arrière, qui se retrouva les fesses pleines de terre et les cheveux pleins d’épis de blé. Dans un craquement affreux, les os de son poignet se ressoudèrent. Son squelette entier soupira de douleur avant de reprendre sa force et sa grâce originelle.
Ciel dut se couvrir les yeux, la main en visière, pour ne pas perdre la vision. Comme un phœnix qui renait de ses cendres, les flammes de l’Enfer avalèrent Humphrey de ses orteils jusqu’au bout de ses mèches, pendant une si courte seconde qu’elle se demanda si elle n’avait pas été victime d’un mirage. La seconde d’après, il se tenait debout, droit, imposant, le regard doré.
Ciel se releva et épousseta ses vêtements :
– Tu te sens mieux ?
– Oh que oui !
La voix de Humphrey était étrangement bouillante. Il soufflait fort et des nuages blancs se sauvaient de sa respiration irrégulière. Il se sentait comme revigoré, vivant pour la première fois. Fort, capable de tout détruire par la pensée. Ce n’était pas le cas, mais s’il avait voulu faire s’effondrer un immeuble, il lui aurait suffi d’une pichenette.
Il comprit ce que cela faisait d’être dans la tête de Golly ces derniers jours. Il n’avait été humain que quelques heures et ses racines démoniques mettaient à mal son corps et son esprit. Déjà, son contrôle n’était plus aussi maitrisé. Sur le point d’imploser. Et même si c’était la sensation la plus agréable au monde, il n’osait pas imaginer le résultat sur un être privé de l’Enfer pendant quinze ans.
Golly perdait pied. C’était si fort, si puissant… Si anormal. Elle avait dépassé le stade de la colère. Le stade de la haine. Le stade du besoin de revanche. C’était un sentiment tout nouveau, bien au-delà de toute pensée. Probablement le même qui avait pris le cœur de Lucifer, l’avait réduit en cendre, et l’avait aidé à bâtir l’Enfer.
Golly voulait tuer. Elle se souvint ce que c’était d’être la prisonnière de ces connards. Et juste comme ça, elle oublia que ce qu’elle voulait plus que tout au monde, c’était sauver Humphrey.
Sauver ? Sauver qui ?
Tuer. Oui, tuer.
« Peut-être que si tu les décimais tous, un par un, tu serais pardonnée » pensa-t-elle. « Peut-être que la Terre restera la vôtre. Peut-être que ton vœu le plus cher te sera rendu. Pas celui de mourir, mais de vivre, sans avoir peur de ce que ton Seigneur pense de toi. Oui. Oui. Pense à Lucifer. Pense à tout ce que tu as fait pour la décevoir. Pense à quel point elle te hait. Pense à quel point elle doit prier pour que tu deviennes humaine, qu’elle puisse te planter une épée dans ton faible cœur mortel. Oui… Pense à ce que tu pourrais faire pour te racheter. C’est tout ce qui compte. Rien d’autre ne compte. Juste toi. Que toi. De toute façon, si tu ne fais pas ça pour toi, qui le fera ? ».
Elle aurait dû se douter que cette petite voix n’était pas la sienne. Pas vraiment. Elle était ce qu’elle avait refoulé, une partie d’elle qu’elle aurait aimé oublier. Le monstre sanguinaire qu’elle était autrefois, que les humains avaient corrompu. Ils lui avaient appris à aimer, à vouloir prendre soin de l’autre. Ils l’avaient souillée. Et elle ? Qui prenait soin d’elle ?
Sa vision était écarlate. Elle ne parvenait plus à faire la différence entre ses amis et ses ennemis… et elle s’en moquait bien. Tout ce qu’elle parvenait à discerner, c’étaient des corps et des masses. Elle voulait tout frapper. Après tout, elle en avait le pouvoir. Cela devait bien dire qu’elle en avait également le droit, non ?
Elle forma entre ses mains une énorme boule de feu. Si lourde quand elle la monta au-dessus de sa tête.
« Le camion, vise le camion. Cela fera exploser l’essence. Avec un peu de chance, cela tuera également les plantations alentours. Les gamins n’auront rien à bouffer. Ce n’est pas génial, ça ?
Tu ne les as pas laissé vivre, pas vrai ? Tu voulais juste qu’ils meurent plus lentement. Une torture plus douce pour les punir des décisions de leurs parents. Ils grandiront comme eux de toute façon. Arrachons-les avant même qu’ils ne deviennent de mauvaises herbes ».
Elle n’avait d’un seul coup plus honte de le dire, mais cette voix lui avait tellement manqué.
Une piqure lui chatouilla l’épaule. Elle ne comprit pas qu’on venait de lui tirer dessus. Pas avant que son ventre et sa cuisse ne la pincent de la même manière. Elle sourit de toutes ses dents, si pointues. Les blessures se stoppèrent sur le champ, ainsi que les sifflements qui les accompagnaient. Elle venait de leur filer une sacrée trouille, et bien trop grosse pour qu’ils daignent prendre leurs jambes à leur cou.
Elle jeta ses bras en arrière, prête à faire un malheur avec sa boule de feu qui explosait de part en part comme un soleil mal-luné. Mais avant qu’elle n’en ait la chance, elle put sentir un pouvoir encore plus grand que le sien grandir et grandir, jusqu’à devenir incontrôlable. Elle le sentit dans les vibrations imperceptibles de la terre sous ses pieds, dans l’odeur de soufre que prenait l’oxygène.
– On dégage ! hurla Humphrey.
En lui grimpait la chaleur. Une avalanche de magma menaçait de s’en échapper.
Sortie de sa torpeur, Golly reprit un minimum ses esprits et sa boule de feu disparut aussi vite qu’elle l’avait invoqué. Humphrey devint le cœur d’une explosion, son corps étant le noyau d’un trop-plein de pouvoirs. La terre trembla dans un bruit de craquement colossal. Les brins de blé brûlèrent dans la seconde et un flash rouge noya tout le pays pendant une longue minute, pendant laquelle tous crurent à l’apocalypse. Vu du ciel, on aurait cru à une explosion nucléaire. Déjà, un champignon noir pétrole se formait, avant de retomber en pluie de magma.
Sur des centaines de kilomètres, plus rien ne pousserait jamais. Ça sentait le plastique, le métal, le bois brulé. Le camion avait littéralement fondu. Les soldats aussi. La chair polluait déjà l’air.
Humphrey prit une grande inspiration. Ses os vibraient. Il se sentait comme un volcan au milieu de l’Antarctique. Une douleur sourde lui grignotait les intestins avant de devenir une nouvelle douceur qu’il ne connaissait pas. Il n’avait jamais libéré tant de ses dons en une fois.
– C’est quoi ton problème ?!
Il n’eut même pas le temps de remettre ses pensées en place, de se demander ce qu’il venait vraiment de se passer, que Golly se jeta sur lui. Elle le poussa si fort qu’il s’envola sur quelques mètres, creusant un trou dans la terre molle et la cendre en retombant.
– Go, à quoi tu joues ? toussa-t-il, et des étincelles s’échappèrent de sa gorge.
– C’était à moi de les tuer. C’était à moi de te sauver ! J’aurais pu me racheter !
La boule de colère qu’était la démone fonça vers lui. Humphrey se releva à la dernière seconde, l’évitant de justesse. Il l’attrapa par le col, comme une maman chat avec son petit, avant de la plaquer au sol, la coinçant entre ses genoux. Une maniaque, voilà à quoi elle ressemblait. Ses cheveux étaient charbons, ses yeux d’un rouge plus rouge que le plus pur des sangs et ses veines noirciraient bientôt toute sa peau. Elle se débattait comme un lion en cage, elle essayait même de le mordre.
– Qu’est-ce qu’il te prend à la fin ?
Hera et Ciel les rejoignirent en courant.
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Hera. On devait le sauver, c’est fait. Maintenant, il faut se barrer !
– Et espérer que notre voiture n’a pas pris cher, rappela Ciel. On devrait aller vérifier ça.
Mais Golly ne cessait de donner des coups. Humphrey avait beaucoup de mal à la contenir, si bien qu’il dut puiser dans ses dernières forces pour ne pas la lâcher.
– Ça suffit ! hurla-t-il alors que ses yeux redevinrent dorés, juste assez de temps pour attirer l’attention de Golly et la ramener sur terre.
La voix du démon résonnait encore au loin.
Golly était en apnée. Elle voyait à peine ce qu’il se passait autour d’elle, tout était si flou… si douloureux. Quand elle revint à elle, la colère ne s’était pas éteinte.
– Te racheter, hein ? siffla Humphrey. Nous ne sommes pas tes œuvres de charité, Go. Tu as merdé. Et ce n’est pas en sauvant un démon que cela va changer quelque chose. Ils n’en avaient rien à foutre de tous les autres, ils n’en ont pas plus à foutre de nous. Maintenant, lève ton cul de là. Si on est en retard, je doute qu’ils nous attendent. Et je ne te laisserai pas ruiner mon après-vie, comme tu as ruiné la précédente.
Humphrey se leva brusquement, et quand il la lâcha, elle se laissa tomber mollement en arrière. Il commença à s’éloigner, bien décidé à ne pas lui offrir la satisfaction de faire demi-tour. Autant qu’il l’aimait, il était fatigué de toujours être celui qui devait ramasser les pièces de son ego et son égoïsme. Jamais elle ne l’avait traité correctement, aimer quelqu’un n’était pas une excuse pour s’en servir de punching-ball.
La démone resta allongée là, prit son visage entre ses mains pour qu’on ne voit pas ses larmes. Se disputer avec Humphrey était une habitude, mais que jamais elle ne prendrait. Son cœur se brisa juste un peu plus. Une petite fissure qui trouva un espace libre. Elle ignorait qu’il en restait.
Au début, elle avait eu peur de se perdre. Ensuite, elle avait eu peur de ne jamais se retrouver. Une peur qui lui bouffait l’intérieur depuis une éternité. Elle n’en pouvait plus de penser à l’éternité… Celle du passé, celle à venir…
Hera et Ciel se retrouvèrent plantées là, comme si elles devaient choisir un camp. Le mieux aurait été de choisir celui de Humphrey, qui s’en allait déjà. Mais devaient-elles suivre la logique, ou la sagesse ? Elles ne pouvaient décemment pas laisser Golly ici, à ruminer. Mais si Ciel doutait encore, Hera ruminait elle aussi. Les dernières paroles de Humphrey sortaient de sa colère, et jamais la colère ne mentait. Quel choix de mots intéressants…
– Hey ! appela-t-elle. Arrête-toi. Hey ! Reviens !
Elle le poursuivit avant de se planter devant lui :
– Qu’est-ce que tu veux dire par « Ils n’en avaient rien à foutre de tous les autres, ils n’en ont pas plus à foutre de nous » ?
Humphrey s’arrêta net, car s’il lui rentrait dedans, une autre catastrophe allait se produire. Il soupira, essaya de passer sur sa gauche, puis sur sa droite, mais l’ange était têtu. Hera croisa les mains sur sa poitrine et lui fit comprendre d’un regard réprobateur que s’il voulait faire un pas de plus, il fallait cracher le morceau.
Il tourna la tête vers Ciel. Celle-ci avait déjà les larmes aux yeux. Elle savait qu’un jour la vérité éclaterait. Elle ne pensait pas que cela prendrait moins de soixante-douze heures.
Humphrey fit tiquer sa langue avant de dire, le plus nonchalamment possible :
– Ciel et moi, on pense qu’il n’y a pas grand monde dans l’autre monde. Qu’ils ont tous crevé ici. Que les humains en ont fait de la chair à pâté. Un peu comme vous. Mais vous, vous avez survécu assez longtemps pour vous barrer. Ils se moquent bien de notre avenir, ils se sentent juste coupable de ne pas nous prévenir qu’il y a un plan B. Mais ce n’est que ce qu’ils feront : nous prévenir. Je doute qu’ils nous attendent quand il sera trop tard.
Hera le fixa un instant, cherchant où était le mensonge. Il était un démon après tout. Il pouvait bien faire de son mieux pour la démoraliser, lui raconter des bobards, afin d’avoir le nouveau monde à lui tout seul. Cela ne serait pas la première fois qu’une alliance entre un ange et un démon se terminait mal…
Hera jeta un bref coup d’œil à Ciel. Sa sœur avait vraiment le cœur qui balançait entre aider une Golly en détresse et rassurer Hera. Mais elle put voir dans son regard que tout ce que Humphrey disait était la vérité.
– Alors… C’est vrai ? demanda-t-elle, comme si la réponse allait changer quoi que ce soit.
– Ce n’est qu’une théorie, voulut rassurer Ciel.
Il était clair dans sa voix que cette théorie était crue dur comme fer.
Humphrey haussa les épaules :
– Fais ce que tu veux de cette information… Tu as montré plusieurs fois que tu te moquais bien de ce que les autres pouvaient penser…
Il tourna la tête vers Golly, qui malgré les larmes qui lui voilaient l’entièreté du visage, lui lançait un des regards les plus noirs qui soit.
– Vous vous serez au moins trouver un point commun pendant ce voyage.