Chapitre trois

Par Aoren

Chapitre trois

 

J’essaie de reprendre le court de ma vie comme elle était avant l’homme qui agonise, avant le sourire éclatant de Meh et avant ma discussion avec Hai. J’essaie vraiment. Je livre les paquets, je rentre chez moi tous les soirs sans trop tarder, je fais la conversation à mes sœurs, je papote avec Zhi entre deux courses. Je n’ouvre pas les placards, je laisse les squelettes à leur place, merci mais non merci, les sombres secrets, ce n’est pas pour moi, du moins je tente de m’en convaincre.

Je continue mon travail comme il se doit, sans poser de questions à qui que ce soit, et certainement pas à Ganesh. Je doute qu’il soit au courant de toute cette histoire.

Je m’entends de mieux en mieux avec Hai. Il a arrêté de me traiter de démon, et me sourit parfois lorsque nous nous croisons au détour d’une avenue bondée. Il m’arrive même de rentrer un peu après la fin de ma journée de service pour discuter avec lui.

La saison des herbes laisse place à celle des pluies, et pour une fois, on ne me jette plus de regards étranges à cause de mon voile : la plupart des gens pensent qu’il s’agit d’une capuche. Je saute par-dessus les flaques, jusqu’à ce que les ruisseaux asséchés se mettent à déborder et que leur lit s’étende dans les rues crasseuses. Là, je me mets à courir avec de l’eau jusqu’au genoux.

C’est toujours pareil, à Banhani : trop d’eau, et puis pas assez. Une chaleur brûlante et sans pitié, ou bien moite et étouffante. Au moins, la saison des pluies a le mérite de nettoyer un peu la ville de sa pollution noire.

Mais elle ralentit ma progression, et donc mes livraisons. Les gens me bousculent sans cesse pour rentrer chez eux échapper au temps, et je n’avance pas aussi vite à cause des fleuves en pleine crue.

Un jour, un homme me bouscule et je tombe violemment en arrière, la tunique trempée et les mollets écorchés. Mon paquet coule lourdement et je me relève aussitôt pour le rattraper.

- Non !

Je saisis mon colis avant qu’il ne sombre pour de bon. Le papier qui lui sert d’emballage me goutte sur les mains, sale et déchiré.

- Non, non, non, je répète.

Je le retourne dans tous les sens pour constater l’étendue exacte des dégâts, quand un éclat brillant, sous l’emballage détrempé, sous mes doigts crispés, attire mon regard. Je frémis. Les paroles de Zhi, le jour où j’ai commencé, me reviennent en mémoire. Et, surtout, ne regarde pas à l’intérieur. Je prends une grande inspiration et continue ma route.

Ne pas regarder à l’intérieur. Ne pas regarder à l’intérieur. Ne pas regarder à l’intérieur, jamais, sous aucun prétexte. Cela fait partie des règles de base du métier. Ne pas regarder à l’intérieur.

Je me concentre pour lire l’adresses à moitié effacé par l’eau et je tente de toutes mes forces de ne pas penser à l’éclat brillant. Mais c’est plus fort que moi. Qu’est-ce que c’était ? Un morceau de verre ? Un bijou ? Un miroir ? Un objet en métal ? Le vieil instinct de survie que j’avais en partie laissé derrière moi à force de manger à ma faim tous les soirs refait surface : est-ce que c’est vendable ? Je soulève un coin du paquet, puis le repose instantanément, avant d’avoir vu quoi que ce soit. Je ne dois pas enfreindre les règles.

Je secoue la tête, frappe à la porte, livre mon paquet et retourne au hangar.

Je n’ai pas regardé à l’intérieur. Enfin, par vraiment.

 

Je prends un autre colis et me dépêche de le livrer, et puis je recommence. Dès je m’empare d’un nouveau paquet, j’ai l’impression de revoir cet éclat brillant. À chaque course, la tentation d’ouvrir mon colis devient plus forte, et je finis par craquer. Une heure et demie plus tard, incapable de résister, je me dissimule dans l’ombre d’une ruelle déserte, déplie délicatement l’emballage, plonge la main à l’intérieur et en ressorts… un sablier ?

Je cligne des yeux pour vérifier que je vois correctement. Mais je tiens bien à la main un sablier transparent, sculpté en forme d’éléphant et dont le sable orangé, probablement issu du désert, s’écoule paresseusement. Un sablier en verre, un objet inoffensif, beau, avec peut-être un peu de valeur, mais parfaitement inutile. Qui irait acheter un sablier ? Et pourquoi est-ce que j’ai l’interdiction de regarder à l’intérieur des colis, s’ils refermement tous ce genre de choses ? D’ailleurs, est-ce qu’ils cachent tous la même chose, comme je le soupçonne ? Encore des questions à ajouter à la liste.

Je replace délicatement l’objet à l’intérieur de son emballage, que je referme soigneusement.

- Qu’est-ce que tu fais ?

Je sursaute, manquant de lâcher le colis sous le coup de la surprise. Derrière la mèche de cheveux sombres qui lui tombe sur les yeux, Hai me scrute de son habituel air méfiant. Et moi qui croyais être seule…

- Rien ! je m’écrie un peu trop vite.

- Tu n’étais pas en train de bafouer le règlement en ouvrant un des paquets, j’espère ?

- Bien sûr que non. Je ne ferais jamais ça, et tu le sais.

Il hoche la tête, bien qu’il ne semble pas me croire, pince les lèvres et s’élance à nouveau à travers la ville, son colis sous le bras. Il ne m’a ni insultée, ni n’a jeté de regard méprisant à mon voile depuis un moment. Et il n’a pas non plus fait de remarques sur mon infraction, mais pourtant, je suis sûre qu’il m’a vue. Il se montre même étonnamment gentil avec moi, ces derniers temps.

Je commence à me demander s’il ne mijote pas quelque chose.

 

Après ça, j’ai un peu peur de retourner au hangar, craignant que Hai n’aie parlé à Ganesh de ce qu’il a aperçu tout à l’heure, mais le soleil se couche et je n’ai pas d’autre choix que d’y revenir pour recevoir ma paie de la journée. Mais il ne m’arrive rien, et le patron n’est même pas là quand j’arrive. Il n’y a que Hai, comme toujours à cette heure avancée de la nuit. Je prends mon argent et compte scrupuleusement les couronnes en essayant de l’ignorer, mais il prend la parole :

- Tu l’as ouvert, pas vrai ?

Je n’ai jamais su mentir.

- De quoi ?

- Le colis.

- Quel colis ?

J’évite son regard du mieux que je peux, avant de me rendre compte que ce genre d’attitude suspecte risquerait de me trahir et de planter mes yeux droit dans les siens.

- Celui que tu avais quand on s’est croisés ce matin.

- Bien sûr que non, j’affirme. Il est interdit d’ouvrir les colis, c’est la règle la plus importante.

Il me scrute avec cet air très particulier qu’il prend toujours pour me dévisager, comme s’il pouvait savoir tout ce que je pense rien qu’à mon visage, puis il soupire.

- Je t’ai vue, tu sais. Pas la peine de nier.

Je recompte les sous, treize par livraisons, et les fait glisser dans une poche de ma tunique, avant de faire un bond vers la sortie avec la ferme intention de déguerpir. Il me rejoint en deux enjambées. Sa main s’enroule si fort autour de mon poignet que je manque tomber en arrière. Je tente de me libérer, mais je n’y arrive pas. Je me sens tel un lapin avec la patte coincée de le piège d’un terrible chasseur.

- Tu vas me balancer ? je murmure, l’esprit embrouillée à cause la panique.

- Non, déclare-t-il après un instant de réflexion. J’ai déjà ouvert des paquets. Il n’y a rien de dangereux à l’intérieur, en tout cas pas pour nous. Tu te souviens de l’adresse à laquelle tu l’as livré ? (Je hoche la tête) Retournes-y dans quelques jours, peut-être trois, peut-être toute une semaine. La personne qui a reçu ce colis sera morte.

Il relâche ma main et je plie et déplie les doigts pour sentir le sang affluer à nouveau.

- Comment tu peux en être aussi sûr ?

- Je suis livreur depuis trois ans. Toutes les questions que tu te poses, j’y ai songé avant toi. Toutes les erreurs que tu as commises, je les ai faites aussi, et je sais à quel point ça fait mal. Tu ne t’en rends pas encore compte, mais j’ai raison. Les gens à qui nous livrons nos paquets meurent tous, ou presque. Tu ne peux rien y faire. Même Zhi a abandonné. Laisse tomber.

Pour qui se prend-il à me parler sur ce ton à me dicter ma conduite ? Je me mords les lèvres pour contenir mon envie de lui en coller une. Il est probablement plus fort que moi, et sa riposte risquerait de piquer un peu.

- Je ne peux pas, je dis à la place. J’ai besoin de ces réponses, Hai.

Il se passe la main dans les cheveux.

- Écoute… La seule chose qui m’a fait renoncer, c’est savoir ce que me coûteraient ces réponses, et comprendre que je n’étais pas prêt à la payer. Va voir Baba Ibis. Lui saura ce que tu cherches. Mais attention… il n’est pas facile en affaires.

Mais je n’ai pas le temps de le remercier. Ganesh jaillit d’entre deux rayonnages, les mains croisées dans le dos et le sari plus éclatant que jamais. À sa vue, mon pauvre petit cœur de lapin pris au piège s’emballe.

- Eh bien, jeunes gens… que faites vous encore ici à cette heure ? Allez, du balai. Le vieux Ganesh doit fermer sa boutique pour la nuit.

Il plisse les yeux d’un air à la fois interrogateur et sournois qui me fais frissonner. J’acquiesce, regard baissé, avant de détaler, m’enfonçant dans l’obscurité crasseuse de la ville sans demander mon reste.

Et s’il avait entendu la conversation que j’ai eue avec Hai ? Et s’il savait que j’avais ouvert l’un des paquets ? Et s’il comptait me renvoyer ?

S’il était au courant… est-ce qu’il me ferait taire ce que j’ai vu ?

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Abeille-Bee
Posté le 26/10/2024
C’est une belle écriture, fluide, qui se lit aisément. Bravo.

Le récit est bien déroulé. On entre rapidement dans la peau de Keya. On partage ses vicissitudes, ses tourments, ses rencontres, son rapprochement avec Hai.

On sent que les personnages secondaires, de même que certains événements et détails posés çà et là pourraient bien déployer leurs effets plus tard dans le récit.

L’ambiance oppressante est bien entretenue.

Vivement les autres chapitres pour que le mystère s’éclaircisse.
Peut-être un point à réfléchir : ne devrais-tu pas approfondir l’introduction qui relate fort rapidement à mon goût la déchéance progressive de la famille de Keya pour des raisons qui restent nébuleuses dans un monde lui-même fort énigmatique ? A moins que les réponses n’arrivent plus tard ?
Aoren
Posté le 27/10/2024
Bonjour,
Merci beaucoup pour ce commentaire !
La famille de Keya a été chassée des villages pour cause de racisme, et ils n'ont pas réussi à trouver de travail en ville. Peut-être que j'aurais dû rendre ça un peu plus clair.
Je ne prévois pas vraiment de détailler plus ces raisons dans les futurs chapitres (à part à la réécriture du premier chapitre), mais je développerais l'univers au fur à et mesure.
Merci encore et bonne journée !
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