Chapitre deux
Cela fait maintenant cinq mois que la mine à fermé et que je travaille pour Ganesh. Je me lève avant le lever du soleil et m’endors bien après son coucher, mais j’ai à manger tous les soirs. Toute la journée, je cours à droite ou à gauche, un paquet dans les bras. J’en ai vu des infiniment petits, et d’autres, si gros que nous avons dû nous y prendre à plusieurs pour les porter. À chaque fois, les gens prennent leur colis et me claquent la porte au nez, me jetant à peine un regard. Mais, quand je suis repassée devant la maison à la porte verte, dans les quartiers ouvriers, elle sentait la mort, et des traces de sang décoraient les murs de longues traînées rouges. Je n’ai pas posé de questions, de peur d’être renvoyée.
Mes sœurs ouvrent de grands yeux à chaque fois que je ramène le dîner et me questionnent sur mon travail, mais je ne leur dis rien. Ce ne sont pas leurs affaires.
De son côté, le jeune garçon au yeux sombres continue de loucher avec dégoût sur mon voile à chaque fois qu’il m’aperçoit.
- T’as pas besoin de le savoir, répond-il lorsque je lui demande son nom, dans une vaine tentative de sympathiser.
Je soupire en le regardant s’éloigner.
- Ne t’en fais pas pour Hai, me conseille Zhi, la fille aux tresses. Il est toujours de mauvaise humeur.
Quelques semaines plus tard, je trouve une flûte de pan, abandonnée sur la caisse en bois au fond du hangar. Profitant d’un moment de pause entre deux livraisons, je la porte à ma bouche et fredonne une vieille mélodie, enseignée par ma mère sous le figuier sycomore, il y a des années. Mais Hai surgit de nulle part et me l’arrache des mains, avant de me cracher à la figure :
- Ne touche pas à mes affaires !
- Ne les laisse pas traîner, je rétorque.
Ses iris noirs brillent de colère pure.
- Quelqu’un comme toi ne devrait pas être autorisé à pratiquer quelque chose d’aussi beau que la musique.
Puis il tourne les talons en pestant dans sa barbe, et je reste seule, frissonnante et perplexe. J’ai comme l’impression qu’il vient de me traiter, une fois de plus, de démon.
Après l’épisode de la flûte, je renonce totalement à sympathiser avec Hai, et je ne lui adresse plus la parole avant la fin de la saison des herbes.
Un matin, je pioche un paquet à livrer, le premier de la journée, et trouve sans peine l’adresse. Je retourne parfois jusqu’à trois fois au même endroit dans la même semaine, alors j’essaie de mémoriser tous mes trajets sur une dizaine de jours.
C’est une jeune femme qui ouvre la porte, vingt ans, peut-être vingt-cinq, les cheveux étroitement attachés en chignon et la peau couleur caramel fondu. Belle, tellement belle que j’en ai le souffle coupé pendant une fraction de seconde, moi qui ai vu tant d’horreurs que mon cœur en est complètement desséché. Je lui tends le paquet :
- C’est pour vous.
Elle m’adresse un sourire éclatant, prend son bien et referme à clé derrière elle.
Quand je repasse devant la maison quelques jours plus tard, j’entends une voix agoniser. Prise de panique, et même si c’est dangereux, je me précipite à l’intérieur. La fille que j’ai vue la dernière fois est probablement la seule jolie chose de cette cité, et, à la seule idée de sa disparition, je tremble de tristesse.
Mais je ne trouve aucune trace d’elle. À mon grand soulagement, c’est un homme d’âge mûr qui se vide de son sang sur le sol en terre cuite. Il pousse un râle désespéré, ce qui n’est pas étonnant vu l’angle bizarre adopté par ses jambes, les ongles de ses doigts arrachés et les arabesque sanguinolentes taillées dans sa chair. Je réprime une nausée et lui demande :
- Que s’est-il passé ?
Ses yeux s’ouvrent doucement.
- Ils ont pris Meh…
- Qui ?
- Meh… je n’avais plus de quoi payer, alors ils m’ont torturé et ils l’ont prise pour compenser…
Je frémis en pensant à la jeune fille que j’ai aperçue l’autre jour. Elle doit être cette Meh dont il me parle.
- Qui a pris Meh ? Dites-le moi, j’exige.
- Meh, murmure-t-il. Retrouve-la… j’espère qu’ils ne lui feront rien…
Ses paupières se ferment lentement. Je ne suis pas sûre qu’il m’ait entendue.
- Qui a pris Meh ?
- Retrouve-la… et protège-la… s’il te plaît…
Sa tête roule sur le côté en laissant échapper son dernier souffle.
Je rentre au hangar après avoir parcouru les rues alentour en long, en large et en travers, sans pour autant avoir trouvé la plus petite trace de Meh, d’un témoin ou d’un brigand. Quand je demande si quelqu’un à vu quelque chose, personne ne me répond. Les voisins se contentent de jeter le corps dans une canalisation et de prendre le peu de biens qui restent dans sa demeure.
- T’en as mis, du temps, me crache Hai lorsqu’il me voit me faufiler entre les piles de colis à livrer.
- Parce que tu m’attendais, peut-être ? je réplique.
Il grogne et lève les yeux au ciel, sans que je sache vraiment ce que ça signifie, puis il ajoute :
- On est payés à la livraison, et Zhi court vraiment vite. Tu ferais mieux de te dépêcher.
- Je rêve, ou tu t’inquiètes pour moi ?
- Bien sûr que non ! s’exclame-t-il.
Et il se cache derrière une étagère, cherchant un colis à livrer.
- C’est vraiment bizarre, ce gars qui me parle de Meh, je me murmure à moi-même.
Hai me jette un regard que je n’arrive pas à interpréter par-dessus un paquet.
- De quoi est-ce que tu parles ?
- Rien, je soupire.
Je n’ai pas envie qu’il soit au courant de la mission qu’on m’a donnée. Il s’arrangerait pour se l’approprier, et récolterait tous les lauriers qui pourrait me faire bien voir au sein de l’équipe. Un client sauvé nous serait forcément redevable, et il passerait ensuite toutes ses commandes chez nous, ce qui veut dire plus d’argent.
- Laisse-moi deviner, grommelle-t-il. Tu as trouvé un pauvre type blessé dans une maison vide et il t’a demandé de faire quelque chose pour lui comme, disons, rendre visite à sa mère une fois par semaine ou de venger sa mort. Je me trompe ?
Je le dévisage, surprise. Il est tombé juste, même si ce n’est pas exactement ça.
- Comment tu le sais ?
Mais qu’est-ce qui me prend ? Je ne comptais pourtant pas lui en parler !
- Moi, Zhi et les autres, on a tous un jour croisé quelqu’un comme ça, en train de se vider de son sang dans un endroit qu’on avait déjà visité deux fois. On s’est vu confier une mission et on a tout fait pour la remplir. Mais ça n’a jamais abouti. Alors écoute-moi bien : laisse tomber. Quoi que tu fasses, ça n’arrangera pas les choses et tu ne te retrouveras qu’avec de regrets.
Il s’empare d’un colis au hasard et file dans les rues polluées sans attendre que les questions qui se bousculent dans ma tête veuillent bien s’ordonner un peu.
Je reste là, sans rien dire, incapable de penser correctement ou de faire un mouvement pour le retenir.
Dans quoi me suis-je encore fourrée ?
Je passe les deux jours suivants à jouer à cache-cache avec Hai et à tenter de traiter une à une mes interrogations.
Qui est Meh ? Qui est l’homme que j’ai vu agoniser dans une maison vidée de tout objet vendable ? Pourquoi avons-nous tous – à en croire Hai – rencontré ce genre d’expérience ? Est-ce que je devrais abandonner et me concentrer sur autre chose, pour éviter de le regretter plus tard ? Est-ce que je vais vraiment échouer, ou est-ce que je suis assez forte pour réussir ? Et pourquoi est-ce que je me fie à un jeune garçon hostile qui me traite de démon ?
Je ne trouve aucune réponse. À la place, je décide d’attendre Hai et le coince à la fin d’une journée de service. Je sais qu’il aime s’occuper de livraisons la nuit pour l’avoir vu plusieurs fois travailler tard. Et effectivement, il décide de me faire attendre jusqu’à deux heures du matin. Il recule en me voyant, mais je réplique :
- Vraiment ? Je pensais pourtant que tu n’étais pas le genre à fuir devant les démons.
Touché. Il soupire et s’assoit sur la caisse retournée au fond du hangar.
- Je savais que tu allais essayer de me piéger.
- J’ai des questions.
- Je n’ai pas de réponses. Fin de l’histoire. Rentre chez toi.
J’essaie de le regarder droit dans les yeux malgré la mèche qui lui barre le visage.
- On est à Banhani. Je n’ai pas de chez-moi.
Il soupire à nouveau et fixe une tâche de moisissure au plafond, avant de lâcher :
- Qu’est-ce que tu veux savoir ?
- Tout. Pourquoi est-ce que nous avons tous croisé ce genre de personnes, pourquoi est-ce que leurs maisons étaient vides, pourquoi est-ce que c’était la troisième fois que nous venions dans cet endroit, pourquoi nous avons tous reçu une mission.
Il garde le silence un moment.
- Je ne sais pas. Peut-être que c’est juste un hasard. On est des livreurs, après tout. C’est normal pour nous de retourner au même endroit plusieurs fois, et les gens en train de mourir, c’est pas si rare, dans cette foutue ville. Et pour la mission… je ne sais pas, peut-être qu’ils avaient une dernière volonté avant de partir, et qu’on était les seuls à qui ils pouvaient la confier.
- C’est tout ce que tu as, comme réponses ?
Il me jette une œillade brillante de colère.
- Mais j’en sais rien, merde ! Tu crois vraiment que j’ai pas essayé de chercher, au début ? Moi aussi, je croyais pouvoir accomplir leur mission, et j’ai passé tellement de temps en dehors de chez moi, et j’aurais dû…
Il s’arrête soudainement de parler, les yeux dans les vagues, puis reprend :
- Écoute, je te l’ai déjà dit, mais je vais recommencer, parce que tu n’as pas l’air d’avoir compris le message : laisse tomber cette histoire, oublie-la et rentre chez toi. Mange et ris avec ta famille parfaite, dors sur tes deux oreilles, n’ouvre pas les placards et tu ne trouveras pas les squelettes à l’intérieur. Mais sinon…
Il me dévisage pendant un moment qui semble durer des heures, puis recule lentement, et disparaît dans la nuit.
N’ouvre pas les placards, et tu ne trouveras pas les squelettes à l’intérieur. Mais sinon…
Sinon quoi ?
Merci pour ce commentaire, j’essaierai de retravailler cette phrase, effectivement elle est un peu étrange...
À bientôt