Au retour de ma promenade avec Persil, je monte au deuxième étage pour préparer un lit à Lester. Il y a encore de la place au premier, mais je pense qu'un peu d'intimité nous fera du bien à toutes les deux. Je n'envisage même pas le dortoir de la nursery. Non seulement Lester n'est pas réellement un enfant, mais j'ai des frissons à la simple idée d'en pousser la porte. Mon hésitation se fait entre les deux chambres de bonne, et j'opte finalement pour celle qui donne sur le petit balcon. C'est peut-être présomptueux de ma part, mais il me semble que c'est celle que l'Esprit préférait. Je le retrouvais souvent ici, valsant dans les rideaux ou claquant les portes de la penderie.
Le lit à baldaquin est un peu poussiéreux. Je n'ai pas été très assidue sur le ménage ces derniers temps. J'aère la pièce. Un oiseau perché sur la rambarde s'éloigne d'un bond avant de prendre son envol. Je déplie les draps propres que j'ai récupérés dans la buanderie. C'est étrange de faire ces gestes pour quelqu'un d'autre. Avant de partir je referme la porte fenêtre, tire un peu les rideaux, mais laisse le luminaire éclairé. C'est plus accueillant.
Je redescends à la cuisine grignoter un petit quelque chose. Malgré moi, je ne cesse de guetter du coin de l'oeil l'arrivée de Lester. J'ai pourtant l'habitude de la présence invisible, presque omniprésente, de l'Esprit. Je me raisonne mais la sensation perdure, je suis sur le qui-vive. Mon sentiment de solitude est brisé. Les mains dans l'eau savonneuse de l'évier, j'essaie de me raisonner. C'est seulement une question d'habitude. L'Esprit a toujours été respectueux, jamais invasif. J'essuie la vaisselle et la range. Le panier de Persil est vide. À peine son dîner avalé, il a dû filer rejoindre Lester.
Je les cherche sans grande conviction au rez-de-chaussée. Effectivement, il n'y a personne ici. Je mets un pied sur le palier du premier et le bruit me parvient. Je devine tout de suite où les trouver. J'emprunte le grand couloir, bifurque vers la galerie de portraits, traverse le solarium aux teintes crépusculaires, passe les portes ouvertes du boudoir et ça y est, je foule la moquette rouge du fumoir.
Lester est bien là, assise en tailleur sur la table de billard, toujours vêtue de ma grande chemise, une boule dans chaque main, et qu'elle fait méthodiquement s'entrechoquer l'une contre l'autre. Persil est là aussi, bien sûr, allongé comme un prince sur le divan. C'est à peine s'il a l'air content de me voir. Comme je suis polie, je les salue l'un et l'autre :
— Bonsoir.
Puis je me dirige vers les étagères, mime un grand intérêt pour les livres rangés là il y a des années, choisit un volume au hasard, et retourne prendre place sur un fauteuil, non loin du chien. Tout en surveillant Lester du coin de l'œil, je feuillète ce qui m'a tout l'air d'une anthologie sur les peintres de l'époque classique. Lester a vite cessé de jouer des percutions avec ses boules de billard. Evidemment. Car au bout du compte, j'ai toujours affaire à l'Esprit, ce grand enfant sans cesse en manque d'attention.
Lester saute de la table et se poste devant la bibliothèque, là où je me tenais quelques minutes plus tôt. Les bras ballants, elle lève le nez en l'air, survolant ostensiblement du regard les rangées d'ouvrages, mais je vois bien qu'elle n'y accorde aucune attention.
— Je m'excuse.
Le son de sa voix m'est déjà familier. Pour être honnête, je crois qu'il m'avait même un peu manqué.
— Je suis désolée que tu te sois fait mal sur la porte à cause de moi, et aussi pour tout le bazar que j'ai causé avant d'intégrer ce corps.
Ses excuses me touchent. Je ne m'y attendais pas. C'est peut-être le moment d'éclaircir certains points.
— Qu'est-ce qui t'as pris de tout détruire, quand j'ai ramené la petite fille ?
Lester se rapproche à pas mesurés, silencieuse sur la moquette. Elle explique avec lenteur, comme si elle-même assimilait encore le cours des évènements :
— Je n'ai pas fait exprès. C'est la première fois que je sentais une opportunité de m'incarner. J'ai perdu un peu le contrôle de moi-même dans le processus. C'est comme si je m'étais retrouvée dans une tempête et que le corps m'avait aspiré. Quand j'ai repris conscience, et que je t'ai vue, vue à travers ces nouveaux yeux, je crois que c'était le moment le plus beau de toute ma vie.
C'est fascinant. Dire que je n'avais aucune idée de ce qui se passait, et pour Lester, un tout nouvel univers s'ouvrait à elle. Sans compter ses espoirs de pouvoir enfin quitter la maison. Bien sûr, je m'abstiens de ramener ce sujet là sur le tapis.
— Tu sais lire ?
Je désigne l'anthologie de peinture ouverte sur mes genoux. Lester secoue la tête. Cela ne me surprend guère. Logiquement, elle ne sait pas non plus écrire. Son regard s'illumine et elle s'exclame :
— J'ai une idée !
Je la regarde trottiner jusqu'au buffet et agripper sans aucune hésitation les poignées d'un immense tiroir. Elle tire un grand coup pour l'ouvrir et en sort une mallette que je reconnais tout de suite. Elle la rapporte et s'enquiert candidement :
— On joue ?
Je mets de côté le livre et l'aide à sortir l'échiquier de son étui. Nous installons silencieusement le jeu. Lester ne fait aucune erreur dans le placement des pièces. Une fois n'est pas coutume, la nostalgie s'empare de moi.
— Je me rappelle quand je t'ai appris à jouer.
Lester esquisse un sourire qui dévoile ses fossettes.
— Dès que tu commençais à perdre, tu déplaçais mes pièces en cachette.
— Je n'aime pas perdre, se justifie-t-elle d'un air coupable.
J'avance mon premier pion sur l'échiquier et lui confie dans un murmure :
— Moi non plus.
Notre partie ne dure pas bien longtemps : je n'ai pas joué depuis plus d'un an, Lester me bat sans grande difficulté. Histoire de ne pas trop ruminer sur ma défaite pour le point humiliante, je lance avec un espèce d'enthousiasme qui ne me va pas :
— Et si on te trouvait des habits à ta taille ?
— Je sais où !
Lester me prend par surprise et glisse sa petite main dans la mienne pour m'entraîner à sa suite. Nous rejoignons la cage d'escalier pour grimper au second. J'ai peur qu'elle m'emmène dans la nursery et m'apprête déjà à freiner des quatre fers pour m'éviter d'y mettre les pieds. Mais mon guide continue son bonhomme de chemin dans le corridor, jusqu'à la petite salle de bain. Je n'y viens jamais, celle du premier me convient parfaitement. Lester ouvre l'armoire qui s'y trouve, puis me pointe du doigt une petite malle en hauteur qu'elle est bien incapable d'atteindre. Je pose la malle sur le sol et nous l'ouvrons ensemble. Ce sont bien des vêtements d'enfants. Lester attrape un chemisier bleu et une jupe en coton qu'elle place devant elle. La taille semble parfaite. J'examine rapidement les tissus, le linge mériterait un petit nettoyage avant d'être porté.
— Très bien, je me chargerai de laver ça et je les rangerai dans la penderie de ta chambre.
— Ma chambre ?
— Oui. Je vais te la montrer, mais avant, il faudrait peut-être te laver. Tu dois encore avoir des algues dans les cheveux et du sable sous les ongles.
Lester renifle ses mèches noires d'un air circonspect. Je me penche au-dessus de la baignoire pour faire couler un bain. Le robinet tousse un peu avant de cracher une eau vaguement tiède. Lester me rejoint et tend timidement sa main sous le jet. La sensation lui plaît.
— Attention, l'eau va devenir de plus en plus chaude. Elle peut te brûler comme le feu.
Lester retire prudemment la main. Je l'aide à déboutonner la chemise. Tout son petit corps frémit d'excitation. Pourtant, au moment d'enjamber la baignoire, elle se fige. Sa main se crispe sur le rebord, ses yeux sont révulsés.
— Lester ? Tout va bien ?
Elle ouvre la bouche mais aucun son n'en sort. Je m'efforce de garder mon calme. Elle ne touche même pas l'eau, ça ne peut pas être liée à la température. Ce serait plutôt une sorte d'angoisse, un instinct de survie. Elle ne sait peut-être pas nager. Je réalise dans un éclair de lucidité :
— La mer. Tu as failli te noyer. Pas toi, mais la petite fille. Je pense que ton corps s'en souvient.
Lester semble reprendre peu à peu ses esprits. Elle siffle entre ses dents, comme au prix d'un terrible effort :
— C'est mon corps, maintenant.
Avec une lenteur extrême, sa jambe s'abaisse et entre dans le bain. Bientôt, elle est assise dans l'eau, une certaine raideur dans le dos, mais indubitablement fière. Je lui laisse le temps de s'accommoder, puis l'aide à se savonner. C'est la première fois depuis longtemps que je manipule un autre corps que le mien. Sa peau est si douce, tellement lisse, dénuée d'imperfections. J'ai vieilli.
Lorsque l'eau du bain a trop refroidi, j'enveloppe Lester dans une grande serviette éponge. Nous dénichons un pyjama en velours dans le coffre. Il sent un peu le renfermé, mais ça fera l'affaire. J'accompagne Lester jusqu'à sa chambre. En la découvrant, elle murmure :
— J'aime bien cette pièce.
Je me félicite de mon choix.
— En revanche, je ne vais pas me coucher tout de suite.
— Cela vaudrait mieux. Tu bailles sans arrêt depuis tout à l'heure.
— Et alors ?
— C'est le signe que tu as sommeil. Si tu ne te mets pas au lit, tu vas encore t'endormir sur un canapé comme hier.
Après un bref moment de considération, Lester capitule et grimpe sur le lit à baldaquin.
— Tu restes un peu avec moi ?
J'accepte de m'asseoir un moment avec elle. Comme je ne compte ni lui raconter une histoire pour dormir, ni lui chanter de berceuse, je demande en essayant de trouver les bons mots :
— Lester, je sais que tu m'entendais quand tu n'avais pas encore de corps. Mais comment est-ce possible que tu connaisses aussi bien la maison, et le contenu des armoires, et que tu te rappelle de ma grippe de l'an dernier ? Tu n'avais pas d'yeux pour voir tout ça.
Lester laisse échapper un nouveau bâillement avant de me répondre sur le ton de l'évidence :
— Les objets ont une mémoire. Et puis, il y a aussi les miroirs.
Puis de conclure :
— Mais c'est bien mieux avec des yeux.
Je n'y comprends pas grand chose. Il fallait s'y attendre. Je n'ai jamais été un expert en obscurantisme, et pour être honnête, ça ne m'intéresse pas tant que ça. J'éteins la lumière et m'éclipse de la chambre. De retour dans mes propres quartiers, un éveil inattendu me saisit. Je prends à tout le même le temps de me changer dans une tenue plus confortable, puis d'enfiler robe de chambre et chaussons, avant de rejoindre le bureau.
Des ténèbres familières m'accueillent dans la pièce dénuée de fenêtre. L'interrupteur ne va pas se réparer tout seul, mais je n'y connais toujours rien en électricité. C'est une science trop moderne pour moi. Je marche droit vers la table. Le fauteuil me tend déjà les bras, délicieusement molletonné. Je m'y installe et c'est comme si je ne l'avais jamais quitté. J'attrape la boite d'allumettes et d'un geste machinal du poignet, j'enflamme les trois cierges du chandelier.
Je sais déjà comment occuper le début de ma soirée, peut-être même le reste de ma nuit. J'ouvre le dernier tiroir. Il y est bien sûr, là où je l'ai laissé. Son contact m'apaise, j'aime le poids de sa reliure en cuir, de ses pages déjà chargées d'encre. Je trouve rapidement la dernière page en date. Elle remonte à plusieurs mois. Je ne perds pas de temps à me relire, j'ai trop de choses à écrire. Ma main tremble presque à la recherche de mon stylo à plume. Je suis prête. Les premières lignes tressaillent un peu, mais je reprends confiance au fil des mots. Mes souvenirs noircissent le papier. J'en retire une satisfaction, une exaltation qui me pousse à continuer. Un halètement dans mon dos me fait pivoter sur mon siège. C'est seulement Persil qui vient se coucher à mes pieds. Je fais facilement abstraction de sa présence et poursuis la rédaction de mon journal.
Que de mystères ici, j'adore le fait que Lester semble mieux connaître la maison que la narratrice. Du coup on se demande ce que le perso principal fait ici, on se rend compte petit à petit que ce n'est peut-être pas du tout sa maison...
Il y a toutefois des bribes de passé - enfin peut-être - avec cette nursery et l'angoisse qu'elle provoque.
Hmm hmm, j'aime ces petits indices disséminés l'air de rien.
Il y a aussi une ambiance très ambigüe, on oscille entre le feel good du quotidien, Lester a l'air doux (pour l'instant en tout cas), et le côté maison hantée, peut-être squattée, le peu d'info sur le perso principal, bref, ça fonctionne super bien !
Je te souhaite de trouver la motivation de continuer l'écriture avant la prochaine IRL : P
A bientôt.
Merci encore Itchane pour tes retours, à bientôt j'espère !