Chapitre Trois

C

ette nuit-là, comme pratiquement chaque nuit depuis un an maintenant, le sommeil de Wendy fut troublé par d’éprouvants cauchemars. Nuit après nuit, ces derniers l’amenaient à revivre le terrible accident de train qui, douze mois auparavant, l’avait privée à tout jamais de l’affection de ses parents.

A l’époque, les journaux avaient titré « Mort sur les rails » et donné d’abondants détails sur les circonstances de la catastrophe. Selon certains, un dysfonctionnement dans le mécanisme des soupapes de la machine à vapeur aurait été à l’origine de l’accident. D’autres évoquaient la piste de terroristes indépendantistes venus des Nouvelles Colonies. En réalité, les autorités furent incapables d’en déterminer les causes exactes et le dossier fut classé sans suite.

Les souvenirs que Wendy conservaient du drame, pour leur part, étaient confus. Le sentiment qu’elle en avait c’est que ce jour-là, tout avait bien commencé. De retour d’Ecosse où ils avaient passé l’été en villégiature, sir Lennox et son épouse, accompagnés de leur fille et de sa gouvernante, étaient montés dans l’express qui devait les ramener à Londres dans la nuit. Le voyage était agréable et Wendy avait même fait la connaissance d’une vieille dame qui se trouvait dans le compartiment voisin, et qui lui avait offert des biscuits au gingembre.

Le train avait quitté Edimbourg depuis deux heures environ lorsqu’une violente explosion s’était fait entendre à l’avant. Tout était alors allé très vite : le crissement des roues sur les rails, le fracas de la taule qui se tord et du bois qui éclate, les hurlements des passagers, l’odeur de la fumée et puis plus rien… Le noir, le néant qui engloutit tout !

Lorsqu’elle s’était réveillée quatre jours plus tard, dans un lit d’hôpital, Wendy avait appris qu’elle faisait partie des rares rescapés de l’accident et que ni ses parents ni sa gouvernante n’avaient survécu.

C’est alors qu’un homme sérieux, vêtu d’un austère costume noir et portant des favoris grisonnants vint la voir. Il lui annonça qu’il s’appelait Havisham et qu’il était l’avoué de son père. Il était chargé de veiller à l’application des dispositions testamentaires que sir Lennox avait établies. Parmi divers points dont Wendy ne comprit pas grand-chose, il était notamment question que la fillette soit confiée aux soins de son seul parent encore en vie : Lord Fairchild, qui était le cousin de Madame Lennox et, par conséquent, un oncle éloigné de Wendy.

Il fut convenu que dès qu’elle serait tout à fait rétablie et en état de voyager, Wendy se rendrait à Darthmoors Hall, dans le Yorkshire, où résidait son tuteur.

C’est ainsi qu’à l’âge de dix ans, Wendy Lennox se retrouva orpheline de père et de mère et fut confiée aux bons soins d’un homme qu’elle n’avait jamais rencontré, et qui habitait un endroit inconnu.

La suite se déroula exactement comme prévu : une quinzaine de jours plus tard, Monsieur Havisham revint en compagnie d’une vieille femme à l’air revêche qu’il présenta comme étant Miss Medlock, la gouvernante de Darthmoors Hall. C’est elle qui serait chargée d’accompagner la fillette jusque chez son oncle et de veiller à son éducation une fois sur place.

Dès que Wendy et Miss Medlock se rencontrèrent, un puissant courant d’antipathie passa entre elles. Wendy trouva immédiatement que la vieille gouvernante avait un air de musaraigne mal léchée. Miss Medlock, pour sa part, fut rapidement convaincue que la fillette n’était qu’une sale gamine trop gâtée qui plus est affublée d’une tignasse rousse et frisée des plus hideuses qui soient.

A la décharge de la vieille dame, il faut reconnaître que l’éducation plutôt laxiste que Wendy avait reçue de ses parents ainsi que l’indépendance de caractère dont elle était dotée heurtaient profondément son sens des convenances. Selon elle, un enfant bien élevé –a fortiori une jeune fille- se devait de savoir demeurer à sa place : se contenter d’être vu sans se faire entendre.

Pour sa part, Wendy avait une idée diamétralement opposée de sa place dans le monde et elle ne devait pas manquer de le faire rapidement savoir à la vieille femme…

Le trajet jusqu’à Darthmoors Hall s’était avéré interminable. En dépit de ses réticences, Wendy fut contrainte de prendre deux trains successifs et une fois arrivée dans une gare perdue en pleine campagne, de monter dans un petit coupé qui les attendait là. La nuit commençait à poindre et une légère bruine se mit à tomber.

Un valet de pied les aida, Miss Medlock et elle, à prendre place dans la voiture. Puis une fois les bagages arrimés à l’arrière, il ferma la portière, grimpa près du cocher et le véhicule s’ébranla.

Wendy se tenait droite sur son siège et scrutait la nuit par la fenêtre, se demandant à quoi ressemblerait l’endroit où elle allait désormais devoir vivre. Les lanternes de la voiture projetaient leur faisceau de lumière sur quelques mètres, illuminant un chemin cahoteux qui semblait avoir été tracé au milieu d’un paysage monotone fait de buissons et d’arbres rabougris qu’un vent âpre prenait plaisir à tourmenter.

Au bout d’un long moment, Wendy aperçut au loin les piliers de pierre d’un grand portail qui se détachaient dans l’obscurité. Sur le côté, brillait une petite lumière nimbée de brume. Miss Medlock la vit également et laissa échapper un soupir de contentement.

- Nous voici bientôt arrivées, fit-elle. Ma foi, je ne suis pas fâchée de voir briller cette lanterne : c’est celle de la loge du gardien du parc. Encore un peu de patience et nous serons au manoir.

Près d’une demi-heure plus tard, la voiture s’arrêtait finalement devant la sinistre façade d’une vaste demeure…

 

Tandis que Wendy s’agitait dans son sommeil, en proie à ses noirs souvenirs, son oncle s’impatientait. Or, Alberich Fairchild était un homme impérieux qui n’admettait pas que quiconque ou quoique ce fût lui résistât.

Il avait bâti son immense fortune sur le commerce avec les Nouvelles Colonies et fondé la S.E.R.P.E[1], puissante compagnie spécialisée dans la production de potions de fleurs de Melbatrope et de poudre de Calèches, dont il avait seul le secret et qui avaient le pouvoir de traiter les maux que la pharmacopée ordinaire était impuissante à soigner comme d’accroître la longévité ou de plonger les gens dans un sommeil peuplé de rêves si merveilleux qu’ils leur faisaient tout oublié des rigueurs de leur existence.

Quelques années auparavant, la reine l’avait anobli pour bons et loyaux services envers la Couronne et l’Empire, et créé lord Fairchild. Mais ses ambitions ne se limitaient pas à cela et il comptait bien en obtenir plus, beaucoup plus…

Pour l’heure, néanmoins, un problème « mineur » lui opposait une résistance aussi opiniâtre qu’inattendue et il n’aimait pas cela. Son humeur s’en ressentait et son visage, blême de rage, en disait long à ce propos !

Assise devant lui, fermement ligotée au dossier d’une haute chaise, une étrange jeune femme à l’aspect farouche et dangereux le toisait d’un regard plein d’animosité.

- Maudite Banshee ! siffla-t-il à l’attention de la créature sauvage. Vas-tu enfin me dire qui t’a envoyée pour m’espionner ou préfères-tu affronter le vent de mon courroux?

- Garde tes menaces pour d’autres, Amadan ! répliqua la Banshee. Je sais ce que tu es ainsi que le secret que tu caches. Je ne te crains pas !

Lord Fairchild accusa le coup et l’espace d’un instant son regard se troubla avant de retrouver bien vite sa dureté coutumière.

- Dans ce cas, c’est que tu es plus sotte encore qu’il n’y paraît! Et je n’ai aucune compassion pour les sots…

Et à ces mots, il abattît une petite manette d’ivoire et d’argent qui se trouvait à côté de lui.

Un puissant courant ambarique s’échappa alors d’un des gros globes de verre aux reflets fluorescents situés dans le dos de la créature et se précipita à travers les fils de cuivre qui enserraient son corps musculeux et longiligne. Prise de violentes convulsions, la Banshee se mit à hurler de douleur sous le regard malveillant de son tortionnaire tandis que peu à peu son énergie vitale la quittait.

- Alors ? Qui t’a envoyée ?

Ne recevant pour toute réponse qu’un regard plein de mépris, Lord Fairchild répéta l’opération à plusieurs reprises, jusqu’à ce que finalement sa prisonnière ne s’affale sur elle-même, le corps sans vie.

Soulevant alors son menton du bout des doigts, il observa attentivement son visage couvert de tatouages et de scarifications. Ses yeux de félin aux reflets mordorés s’attardèrent longuement sur les étranges volutes teintées de bleu comme s’ils cherchaient à en percer le mystère. Puis comme à regret, il laissa retomber la tête de la Banshee et quitta la pièce sans se retourner.

 

Lorsqu’un peu plus de quatre heures après s’être enfermé dans son bureau, lord Fairchild en ressortit enfin, une nuit noire et rampante était tombée sur Darthmoors Hall.

- Sowerby ! appela-t-il.

Presque aussitôt un austère vieillard, d’aspect soigné et à l’air compassé apparut dans le hall, suivi d’un valet en livrée.

- Oui, Milord ?

- Faits atteler la voiture. Je pars pour Londres, immédiatement.

- Fort bien, Milord !

Le vieil homme donna ses instructions au valet qui s’éloigna d’un pas preste, puis se tourna de nouveau vers son maître.

- Comptez-vous demeurer absent longtemps, Milord ?

- Quelques jours, une semaine tout au plus ! Je serai à mon club si tu cherches à me joindre.

- C’est entendu, Milord ! dit le vieux majordome en s’inclinant légèrement.

Un peu plus tard, la voiture de lord Fairchild, tirée par deux paires de somptueux chevaux à la robe noire et luisante, s’engageait à vive allure sur le chemin qui conduisait du domaine à la route de Londres.

 

Si à cet instant précis, Alberich Fairchild avait jeté un œil au château, peut-être aurait-il aperçu la silhouette de sa nièce se détachant telle une ombre chinoise de la fenêtre de sa chambre et observant avec un intérêt tout particulier son départ. Ce qu’il n’aurait pu saisir, en revanche, c’est l’étincelle qui venait soudain de s’allumer au fond de son regard et qui ne présageait rien de bon pour la tranquillité des lieux et moins encore, de ses occupants…

 

 

 

[1] Société d’Exportation et de Revente de Pharmacopées Exotiques

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez