Chapitre trois : Madame Peterson

Par Shiloh

Mes sourcils se froncèrent. Connaissant l’animal, Ed allait sûrement exiger une compensation en échange de l’information.

— Ah ouais ? Vas-y, balance ! Elle habite où ? demandai-je en sachant pertinemment que je n’obtiendrai rien de lui sans aligner les biftons.

— Tu m’donnes quoi en échange ?

J’en étais sûr.

— Je vois. En fait, t’en sais rien du tout. Allez, tire-toi, Ed ! tentai-je de le vexer en espérant lui faire cracher le morceau.

La psychologie inversée. Facile à utiliser sur un jeune benêt à peine sorti de l’adolescence comme lui. Il suffisait que je froisse son égo en le traitant de menteur, et il se livrerait, à coup sûr !

— Tu m’prends pour un débile ? J’te dirai rien si tu m’files pas au moins dix balles !

Raté. Il se révélait moins stupide que je le pensais, mais il avait déjà revu ses exigences à la baisse. Je me moquai de lui en lui adressant une grimace puérile. De toute façon, je n’avais même pas dix balles. Et je doutais que mes trois potes réunis aient suffisamment de caillasse dans leurs poches pour atteindre cette somme.

— Laisse tomber Harlem, j’vais demander à Walter, décida Mohan.

— Ça sert à rien. Il va s’faire un plaisir de t’envoyer chier.

Walter n’était déjà pas du genre à rendre service, surtout pas à l’un d’entre nous, encore moins s’il avait perçu chez nous des intentions discutables, quelles qu’elles soient. Mais Mohan, persuadé de pouvoir faire parler le vieux grincheux, retourna à l’intérieur. J’échangeai avec Angus un regard dépité en secouant la tête, convaincus tous les deux que ça finirait comme un coup d’épée dans l’eau. Le blond ressortit du pub moins d’une minute plus tard, se frottant la tête en grimaçant.

— Alors ? demandai-je sans suspense.

— Il a rien voulu m’dire, répondis Mohan, déçu. Et il m’a frappé sur la tête avec sa putain de béquille, l’enfoiré !

Nouveau regard entendu échangé avec Angus. Et le coup de la béquille, je l’avais pressenti, moi. Même Ed leva les yeux au ciel, pas surpris le moins du monde de nous voir échouer avec l’aubergiste.

— Allez, fouillez vos poches les crapules, vous avez besoin de moi ! J’prends aussi les bijoux et les tickets resto !

Comme si on avait bijoux ou tickets restos sur nous… Pour les premiers, il fallait avoir de l’oseille. Pour les seconds, il fallait avoir un boulot. Personnellement, je n’avais ni l’un ni l’autre. Mais il avait raison sur un point, l’apprenti escroc, on avait besoin de lui. Malgré ça, hors de question de négocier avec le morveux comme avec Tony. A ce train-là, on se ferait dépouiller nos bénéfices avant même d’avoir vu la couleur du moindre penny. Sans ménagement, je l’attrapai au col et le secouai, grognant entre mes dents pour lui foutre la trouille.

— Bon allez, assez rigoler demi-portion ! Tu vas nous la cracher l’adresse de la vieille ?!

Je suis contre la violence, sauf quand elle est nécessaire. Et, indépendamment de ma volonté, il se trouve que c’est souvent requis. Est-ce que j’y peux quelque chose, moi ? Question purement rhétorique, inutile de débattre sur le sujet.

C’est qu’il ne se laissait pas facilement intimider, le mioche. Direct, il m’envoya un coup de pied bien violent en plein sur le tibia !

— Le fils de pute ! grognai-je en le relâchant.

— T’es qu’un connard, Harlem ! gueula Ed. Mon frère il va v’nir te péter la gueule, espèce de tocard !

Mon visage se tordit de douleur. Une main sur mon tibia, j’agitais l’autre en direction du jeune freluquet pour qu’il dégage. Il s’éloigna enfin, en continuant de beugler comme un veau, m’affublant de quelques noms d’oiseaux.

— T’es dans la merde, m’informa Angus. Le frère de Ed, c’est pas le même gabarit.

— Ah ouais ? Mais c’est pas un attardé son frangin ? demandai-je en me redressant. J’ai toujours entendu dire que c’était un neuneu.

— Il est pas neuneu, il parle juste pas beaucoup et il sort pas tellement de chez lui, précisa Mohan. Il parle même pas du tout, mais il cogne tout ce qui bouge et des fois pour pas grand-chose.

— On s’en fout, j’vais pas m’laisser impressionner par un débilos ! clamai-je, plein d’assurance.

— J’te dis qu’il est pas débile ! Il est juste… insista Mohan.

— Muet ouais, ok, j’ai compris.

— Non plus, il…

— Mais on s’en fout, bon sang ! J’te dis que j’ai pas peur de lui !

L’air légèrement inquiet, j’observais Taz qui s'était raidi comme un piquet, la tête bien enfoncée dans les épaules. Il faisait ça à chaque fois que ça gueulait un peu fort.

— Qu’est-ce qui t’arrive à toi ? T’es pas bien ? demandai-je, étonné.

— Tu sais bien que la violence, ça me fout l’angoisse. Faut que je bouffe un truc.

Taz, quand il se sentait nerveux, il fallait qu’il mange. Un truc bien gras ou sucré, bourré d’hydrates de carbone, le genre de saloperie qui fait grossir la plupart des gens et qui leur file du cholestérol. Mais Taz, ça ne lui faisait rien, il était toujours gaulé comme une crevette.

— La violence, la violence… Faut quand même pas exagérer ! Et puis, on n’a toujours pas l’adresse de la vieille, j’te signale !

On perdait notre objectif de vue, avec tout ça. Voilà notre problème majeur, on avait tendance à s’éparpiller, et on manquait d’organisation. Mais ce coup-là, je le voyais comme une occasion en or comme on n’en reverrait jamais dans toute notre vie ! Hors de question que je me laisse distraire si facilement, surtout par les états d’âme de cette chochotte de Taz !

— On va bien finir par trouver quelqu’un qui sait où elle habite, c’est pas comme si on était dans une grande ville où personne se connait, me fit remarquer Angus.

Pour un mec futé, il aimait bien enfoncer des portes ouvertes, par moments.

— Ouais mais le tout c’est pas de trouver quelqu’un qui sait où elle habite, mais surtout quelqu’un qui acceptera de nous le dire. J’comprends pas pourquoi personne veut jamais nous rendre service, s’étonna Mohan en me regardant.

Je haussai les épaules. Moi non plus, je ne comprenais pas. Il y avait comme une conspiration contre nous, dans le coin. Nous étions connus comme une meute de loups blancs, mais je ne trouvais pas ce préjugé légitime.

Taz leva la main, histoire d’attirer à nouveau notre attention sur son besoin urgent de glucides, mais on l’ignorait volontairement pour se concentrer sur notre affaire. Il se mit à agiter sa paluche comme un imbécile, m’arrachant un soupir de lassitude.

— Oui, c’est bon, on a compris Taz ! On va à l’épicerie, pestai-je en ouvrant la marche.

— De quoi tu t’plains ? Ça te donne l’occasion d’aller voir Olivia.

— Me parle pas d’Olivia, putain !

*

Olivia. Bon sang, ce qu'elle était belle. Oui, je sais, j'ai déjà dû l'évoquer une fois ou deux. Mais merde, je le répète. Ce qu'elle était belle ! Même avec sa blouse vert bouteille, couleur de l'enseigne pour laquelle elle travaillait, elle gardait une beauté époustouflante. Malgré un job peu stimulant, elle avait toujours le sourire. Et elle rayonnait. Elle illuminait littéralement toute la boutique. Olivia, c'était ma lumière. La lueur éblouissante qui me guidait dans la pénombre de ma petite vie merdique. J'entendais « Crimson & Clover » résonner dans ma tête. Quand je voyais Olivia, à chaque fois, mon esprit semblait me générer des chansons d’amour en mode aléatoire. Mais je n’en avais jamais parlé à personne, c'était mon petit secret. Ses longs cheveux bruns tournoyaient sur ses épaules dans de douces ondulations, ses yeux en amande laissaient transparaître la douceur de son âme et son petit nez parsemé de tâches de rousseur me faisait carrément fondre. Bordel, j'étais définitivement amoureux.

— Hé oh, Harlem. Tu baves, mon pote, se moqua Angus en me poussant à l'intérieur de l'épicerie, alors que je trainais devant l’entrée, n’osant pas entrer le premier.

Je le fusillai du regard avant de remuer les épaules pour prendre de l'assurance et un air faussement détaché. Taz disparut au rayon apéro, en quête de chips, probablement. J'attendis qu'Olivia termine d'encaisser un client pour m'approcher. Adoptant un air aussi naturel que possible, j'avançai vers la caisse et m'y accoudai, dans une posture presque trop nonchalante. Olivia me sourit en penchant la tête.

— Un paquet de Chesterfield ? me demanda-t-elle, connaissant par cœur mes goûts en matière de cigarettes.

— Heu… Non, j'essaie d'arrêter.

Je préférais lui inventer un bobard plutôt que de lui avouer que je n'avais pas de quoi payer. Mais mon excuse sonna avec si peu de crédibilité, qu'elle me jugea d’un regard amusé en posant un paquet de clopes devant elle. Elle le fit glisser vers moi en m’adressant un clin d'œil.

— C'est pour moi.

Gêné par son altruisme, qui me faisait sentir minable, aussi charitable soit son geste, je m'apprêtais à refuser son cadeau quand je sursautai.

— Dis Olivia, tu peux m'avancer ça ? demanda Taz, surgissant de nulle part, une fois de plus.

Putain ! Il apparaissait constamment comme un fantôme qui se serait matérialisé comme par magie, me faisant bondir à chaque fois ! Il avait déjà entamé le paquet de chips pour lequel il demandait crédit et mâchait la bouche ouverte, sans aucune manière.

— Je crois que j'ai pas vraiment le choix, répondit la demoiselle d'un ton sans reproches, en désignant d'un signe de tête le paquet de pétales saveur fromage déjà à moitié englouti.

Elle était comme ça Olivia. Gentille, dévouée, et indulgente. Je crois qu'elle nous aimait bien dans le fond. A moins qu’elle n’ait seulement pitié de nous. J'aimais à penser qu'au-delà de la compassion qu'elle éprouvait pour nos tristes mines, elle avait de l'affection pour notre petite bande.

— Au fait, reprit Taz en me regardant avant de fixer à nouveau Olivia. Tu finis à quelle heure ton boulot ?

Mais bordel, qu'est-ce qu'il foutait, lui ?! Il cherchait à m'arranger un rencard forcé avec son manque de tact légendaire ou je me faisais des films ?! Je tournai la tête vers Taz, pour lui lancer un regard noir, voulant éviter qu'Olivia ne perçoive mon malaise.

— Normalement à vingt heures. Mais j'ai une livraison à faire après la fermeture. Madame Peterson a du mal à se déplacer, alors je lui ai proposé de lui apporter ses courses ce soir. En plus, elle vient de perdre son fils…

Le son lourdement croustillant qui s'échappait de la mâchoire de Taz s'interrompit brusquement. Mon regard croisa celui d'Angus et de Mohan et je me redressai, intrigué par l'étrange coïncidence qui venait de me frapper comme un miracle.

— Madame Peterson ? Son fils, ce serait pas Lenny Peterson ? demandai-je en reposant mon regard sur la jeune femme, cherchant à préserver un caractère faussement anodin et innocent à ma question.

— Si, c'est ça. Lenny. Il est décédé hier. C'était un pauvre type, mais ça fait mal au cœur quand même.

Mon karma semblait faire de l'alternance. Cependant, même quand il se mettait à me chier dans la colle, ma chance finissait par tourner. Alors que j'avais épuisé mes ressources pour trouver l'adresse de la mère de Lenny, voilà que le destin me faisait un signe.

 Ayant lui aussi flairé l'opportunité à saisir, Angus prit les devants.

— Ah mais si tu veux, on va les lui apporter nous, ses courses. Ça t'évitera de finir tard.

Olivia hésita une seconde, visiblement touchée par notre proposition mais inquiète de nous confier cette mission. Crainte légitime. On n’était pas des références en matière de fiabilité, et on ne pouvait pas vraiment compter sur nous. Si on faisait les pronostics en se basant sur notre réputation, cet engagement qui reposait sur les épaules de notre petite alliance chaotique laissait présager un échec. Avec de forte probabilité de désastre puisque notre coefficient cafouillage grimpait en flèche dés que la bande était au complet. Voilà pourquoi je tenais à saisir cette opportunité de prouver à Olivia que je pouvais me montrer plus sérieux qu'elle ne le soupçonnait.

— Et bien… Oui, pourquoi pas. C'est gentil, Angus. Merci, commença-t-elle avant de poser son regard sur Mohan. Je compte sur toi pour t'assurer que personne ne se serve au passage.

Quoi ? Pourquoi donc faisait-elle davantage confiance à Mohan plutôt qu'à un autre d’entre nous ? A quel moment était-il devenu un exemple de responsabilité ? Je posai un air interrogateur sur le blond, un brin jaloux, tandis qu'il acquiesçait à la requête de l'épicière. Celle-ci nota l'adresse de Madame Peterson sur un post-it et contourna la caisse pour nous mettre dans les bras trois sacs débordants de provisions. Seul Taz échappait à la corvée, une main déjà occupée à soutenir son paquet de chips, l'autre plongée dedans. Olivia colla le post-it sur la veste du décoiffé boulimique, en soufflant un petit rire étouffé, lui permettant ainsi de participer lui aussi à la mission de livraison.

— Merci les gars, j'apprécie.

Son ultime sourire fut pour moi, pour mon plus grand plaisir. Je le lui rendis quand elle me tendit le paquet de Chesterfield qu'elle m'avait offert, avant de baisser les yeux, embarrassé par mon petit cœur qui s'emballait comme s'il risquait de bondir hors de ma poitrine sans prévenir.

Les bras chargés, toute la bande sortit de l'épicerie et je fus le seul à ne pas remarquer que je souriais toujours d'un air béat.

— Harlem… commença Angus. Tu baves, mon pote.

Tous se mirent à rire, même Taz qui avait la bouche pleine et qui en cracha quelques miettes de chips, manquant de s'étouffer avec.

— Vos gueules, bande de nazes ! grognai-je, vexé, en m'avançant d'un pas pressé pour les dépasser eux et leurs ricanements gênants.

— Bon, c’est quoi l’adresse ? demanda Angus qui peinait à soutenir le sac le plus lourd.

— Heu… Redlac Street, répondit Taz en baissant les yeux sur le post-it toujours collé à sa veste.

— Redlac ? C’est où ça, Redlac ?

Angus s’arrêta, alors je fis de même. Notre bouffeur de chips nous observait sans un mot, trop occupé à mâcher. Et Mohan, le nez dans le sac qu’il avait lui-même dans les bras, cherchant à en deviner le contenu, n’avait même pas remarqué que le cortège s’était arrêté. Je sifflai et il se tourna enfin vers nous, extirpant du sac une bouteille de vin.

— Laisse ça, putain ! Olivia veut pas qu’on pioche là-dedans ! m’agaçai-je avant de reposer les yeux sur Taz. Et Redlac, ça existe même pas comme rue !

Olivia avait misé sur le mauvais cheval, de toute évidence. Voilà que j’endossais le rôle du plus responsable de la bande. Moment insolite à marquer d’un caillou blanc ! Je n’en revenais toujours pas qu’elle ait pu penser une seule seconde que Mohan serait le plus apte à sécuriser les achats de Madame Peterson. Grosse erreur de jugement de sa part. Heureusement pour elle et pour la vieille, j’avais bien l’intention de faire en sorte que la jolie brune soit fière de nous.

Je m’approchai de Taz en plissant les yeux pour déchiffrer le post-it, ayant des difficultés à lire de si petits mots à cette distance. Mes lèvres se tordirent dans une moue exaspérée.

— Calder ! Calder Street, andouille ! Tu l’as lu à l’envers !

De rage, j’arrachai le bout de papier et le fourrai dans ma poche avant de repartir dans la direction opposée, suivi de mes équipiers incompétents. J’espérais secrètement que nous serions capables de plus d’efficacité quand il s’agirait d’entreprendre la suite de notre plan. Voilà que je doutais. Mais je gardais mes inquiétudes pour moi, je voulais éviter de nous attirer la poisse ! Après tout, si on veut accomplir quelque chose, aussi difficile soit la tâche, il faut avant tout y croire !

Sans cesser de marcher, je regardai en arrière pour m’assurer que tout le monde suivait. J’étais pas peu fier de jouer au chef pour une fois, et je prenais la mission que je m’étais moi-même assignée, très au sérieux.

— Mais merde Mohan, laisse cette bouteille dans le sac ! pestai-je à nouveau contre le blond.

Avant même de reposer mon regard sur l’horizon, je me heurtai à un mur de plein fouet. Mon sac de provisions manqua de se renverser à cause de la collision. Les yeux rivés sur l’obstacle, je levai le nez pour découvrir que ce qui me faisait barrage n’était autre qu’un grand type sacrément balèse. Il me fixait de ses petits yeux perçants et grognait comme un buffle à chaque expiration.

— Heu… Salut Fred, lança Angus en déglutissant nerveusement avant de reculer prudemment de quelques pas. Harlem, c’est Fred, le frère de Ed.

Merde. Effectivement, le frangin n’avait pas la même carrure que son cadet. Difficile même d’imaginer que ces deux-là puissent avoir des gènes en commun. Le facteur serait passé par là, que ça ne m’étonnerait pas.

Fred ne m’accorda pas même une seconde pour me justifier, qu’il me bouscula brutalement. Son geste écrasa les courses de Madame Peterson contre ma poitrine et une brique de concentré de tomates m’éclata au visage tandis que je basculais en arrière, retombant lourdement sur le bitume. Bon sang, quelle violence ! Je me serais retrouvé au milieu d’une mêlée de rugbymen, que ça n’aurait pas été pire !

Les poings serrés, la respiration rauque, l’homme des cavernes s’avançait vers moi. Dans ses yeux, je lisais la ferme intention de m’écraser comme un vulgaire insecte. Deux options seulement s’offraient à moi. La première, m’enfuir en courant. La deuxième… Non, finalement, je n’avais qu’une seule et unique option. Je ne pouvais pas envisager de me lancer dans un combat perdu d’avance. J’y avais laissé suffisamment de chicots au cours de ma vie. Mon dentiste m’adorait, d'ailleurs. C’était en partie grâce à moi qu’il avait pu se payer un SUV flambant neuf.

Sans plus attendre, je balançai ma cargaison sur Fred et en profitai pour détaler comme un lapin. Si j’avais un avantage sur mon adversaire, c’était bien l’endurance. Avant qu’il ne parvienne à trainer sa lourde carcasse, je serais déjà loin. Inutile de me retourner pour savoir que les autres me suivaient, j’entendais leur course effrénée derrière moi.

Haletant et toussant comme un asthmatique qui aurait mis le nez dans un pot d’échappement, je m’arrêtai au détour d’une ruelle. Calder Street. On y était. Mes acolytes prirent eux aussi le temps de retrouver leur souffle. Entre notre amour du tabac et notre manque d’activité physique, nous n’étions plus aussi fringants qu’à nos vingt ans.

— Je te l’avais dit, que t’étais dans la merde.

— Oui Angus, t’avais raison, voilà ! m’agaçai-je en essayant de me débarrasser du coulis de tomates bon marché qui dégoulinait sur mon t-shirt.

— On a perdu une partie des courses de Madame Peterson, en plus… nous fit remarquer Mohan.

— Ouais ben désolé pour elle, mais j’ai dû improviser !

— Sinon, on en parle de leurs prénoms ? Fred et Ed ? Sérieusement ? demanda Taz qui avait perdu son paquet de chips dans sa fuite. Ils ont pas été super créatifs, les parents.

— C’est des diminutifs, espèce de crétin ! le rembarra Mohan.

Les épaules basses, tapotant du pied, j’attendais qu’ils aient terminé leur conversation futile.

— Bon, quand vous aurez fini de tailler l'bout d’gras, on pourra peut-être y aller, non ?! Avant que le yéti débarque !

Un coup d’œil sur les sonnettes, pour identifier celle de la mère de Lenny, me confirma que nous étions à la bonne adresse. J’appuyai trois ou quatre fois sur le bouton, anticipant une éventuelle défaillance de son audition. Je poussai la porte lorsqu’elle grésilla, annonçant le déverrouillage par l’interphone. Arrivés au troisième étage, je suffoquais encore. Déjà plus de quinze ans que mon toubib me sermonnait au sujet du tabac, et je commençais à sentir que mes poumons se fatiguaient.

La porte de l’appartement s’ouvrit et la vieille nous dévisagea en fronçant ses gros sourcils broussailleux. Les mains sur mes genoux, penché en avant, je respirais péniblement. Je me redressai en agitant la main pour saluer la dame aux cheveux hirsutes. J’avais un point de côté en plus.

— Les Crapules ? Qu’est-ce que vous foutez là ? nous lança la rombière de sa voix éraillée, clope au bec.

Comme la plupart des riverains, elle avait déjà entendu parlé de nous. Notre réputation nous précédait, indépendamment de notre volonté.

— Madame Peterson ? C’est… C’est Olivia qui… tentai-je de lui répondre entre deux expirations sifflantes. Elle nous a demandé… de vous apporter…

Je me tournai vers mes compères pour lui désigner les provisions du doigt, l’autre main sur mes côtes afin de soulager une douleur lancinante.

— Vos courses… crachai-je enfin.

La vieille dame resta plantée là quelques secondes à nous toiser avec méfiance, tirant sur sa cigarette qui noyait la cage d’escaliers dans un épais nuage de fumée. Elle semblait réticente à nous laisser entrer. Quelques coups d’œil rapides échangés entre nous, nous patientions dans le silence, que Madame Peterson ne se décide à nous inviter à l’intérieur. Son visage fripé n’avait rien d’accueillant. Et elle était aimable comme une porte de prison.

— Posez tout ça dans la cuisine, capitula-t-elle finalement en s’engouffrant dans son appartement. Et ne touchez à rien ! Si vous volez quelque chose, je le saurai !

La belle affaire. Si toutefois nous repartions avec quelque chose dans nos poches, et si elle parvenait à s’en apercevoir, que comptait-elle faire ? Nous poursuivre dans la rue, vêtue de sa robe de chambre et de ses chaussons ? Elle paraissait fatiguée, usée même, alors je l’imaginais mal galoper. De toute façon, en laissant trainer mon regard curieux entre l’entrée et la cuisine, je n’avais rien repéré de grande valeur. Un appartement typique de vieille. Une horloge ancienne en bois massif dans le couloir, des napperons sur tous les meubles et des babioles en porcelaine par-ci, par là. Je fis un bilan rapide et décevant, il n’y avait rien à voler ici. Mais peu importe, nous n’étions pas là pour ça. Et je ne voulais pas risquer de me mettre à dos la seule personne qui pouvait nous permettre d’écouler notre cocaïne en faisant un maximum de bénéfices.

— On peut tout ranger dans les placards, si vous voulez, Madame Peterson, proposai-je non sans arrière-pensées.

Première tentative pour amadouer la mégère avant d’oser lui avouer le véritable motif de notre visite. Face à un spécimen aussi peu chaleureux, je devais procéder en douceur. Si par malheur je l’énervais, nul doute qu’elle nous enverrait balader !

— Assez de ronds de jambe ! Tu m’gonfles avec tes « Madame Peterson » ! Appelle-moi Dory, grogna-t-elle en fouillant dans les sacs.

Sa voix était presque masculine, sèche, rustre, et aussi caverneuse que celle d’un type de soixante-dix piges qui aurait trop clopé dans sa vie.

— Dory, comme le poisson ? demanda Taz qui ne daignait pas nous aider à vider les sacs.

— Le poisson ? demanda la vieille dame en sortant une bouteille de vin, visiblement davantage intéressée par l’alcool que par les aliments solides. Quel poisson ? Qu’est-ce qu’il raconte, le demeuré ?

Je tentais d’étouffer un petit rire moqueur en continuant à ranger. Taz aurait dû en rester là, mais il persista avec ses références à deux ronds cinquante qui échappaient totalement à notre grossière retraitée.

— Oui, le poisson. Dans le dessin-animé. Celui qui oublie tout au bout de quelques secondes et qui se perd tout le temps.

Madame Peterson se tourna alors vers moi, la bouteille de piquette toujours en main.

— Dis donc, il se foutrait pas un peu de ma gueule, ton copain ?

— Faîtes pas attention, il est attardé, lui répondis-je en soupirant. C’est pour ça qu’il regarde encore des dessins-animés.

— Et bien, souffla-t-elle. Ça doit pas être évident la vie de couple.

Je me figeai, une boîte de thon en conserve encore à la main.

— La vie de couple ? m’offusquai-je.

— T’inquiètes, petit ! J’ai rien contre l’homosexualité. Chacun fait ce qu’il veut de son cul !

 J’écarquillai les yeux et fixai Taz, la bouche entrouverte, choqué. Mohan et Angus se regardèrent et éclatèrent de rire à gorge déployée.

— Non non, Madame Pet… J’veux dire, Dory. Vous vous trompez, on n’est pas…

La vieille dame haussa les sourcils, très surprise par mon embarras.

— Vous n'êtes pas ?

— Non non, on n'est pas… insistai-je en secouant vivement la tête.

— Ben merde alors, je l’aurais pourtant parié ! Désolée les jeunes, mais j’vous trouve un air de tapette, à tous les deux.

Mon visage se tordit dans une grimace aussi horrifiée que vexée.

— Heu… Vous pouvez pas dire des trucs comme ça. C’est vachement… Comment on dit ? hésitai-je en me tournant vers Angus.

— Déplacé ?

— C’est déplacé de parler d’homosexualité ? Je croyais votre génération plus détendue sur le sujet, s’étonna Dory.

— Non, d’utiliser le mot « tapette », c’est pas politiquement correct, précisa le barbu à lunettes. C’est considéré comme un terme offensant.

— Aux chiottes le politiquement correct ! pesta la vieille dame en plantant violemment son tire-bouchon dans la bouteille. Mais ça m’étonnait, aussi… Vu que celui-là est attardé.

— Je suis pas attardé !

Vexé, Taz s’enfuit au salon.

— Et susceptible avec ça, chuchota Dory en se penchant vers moi, m’arrachant un nouveau rire railleur.

J’avais finalement trouvé le moyen de me mettre dans les petits papiers de notre hôtesse mal dégrossie, aux dépens d'un de mes amis. Malgré un premier contact habilement établi, il n’en restait pas moins fragile. Elle était à prendre avec des pincettes, la vieille.

— Après l’effort, le réconfort ! annonça Madame Peterson en débouchant la bouteille avec une facilité déconcertante, témoignant d’une poigne insoupçonnée pour sa frêle carcasse et son âge avancé. Un p’tit coup de rouge, les enfants ?

Dans un acquiescement collectif, je souris à la mère de Lenny, presque séduit par le personnage. D’un signe de tête, elle me désigna le placard où se trouvaient les verres à vin. J’en attrapai cinq et les fis passer à mes deux amis quand elle remarqua que certains produits manquaient à la livraison.

— Une minute… Où est le reste ?

Je n’avais pas le cœur à lui raconter la vérité, voulant éviter que ce début de conversation presque cordiale ne débouche sur une note négative à cause d’un détail insignifiant.

– Hein ? fis-je l’étonné.

— Il manque des choses, affirma-t-elle.

— Ah oui ? Olivia a dû en oublier une partie, supposa Mohan pour essayer de nous décharger de toute responsabilité.

Dory plissa les yeux en nous observant un à un, doutant de la véracité de cette version. Elle s’attarda ensuite sur mon t-shirt, tâché de sauce tomate. Vieille, mais pas sénile la petite dame. Elle semblait se souvenir que ce condiment se trouvait sur sa liste de course, et l’absence de ce dernier ne lui avait pas échappé.

– Et ça, c’est quoi ? m’interrogea-t-elle en désignant mon t-shirt du doigt. Ce serait pas mon concentré de tomates, par hasard ?

Prenant un air aussi innocent que possible, je posai une main sur ma poitrine, feignant l’ignorance.

— Ça ? Non.

— Me prends pas pour une idiote, je vois bien que c’est de la sauce tomate.

— Oui, c’est de la sauce tomate. Mais c’est la mienne, de sauce tomate.

— La tienne ?

— Oui. Celle que j’avais dans mon frigo, et que je me suis renversée dessus par accident tout à l’heure.

— Et t’es sorti de chez toi, comme ça ? Dans cette tenue ? Pourquoi tu t’es pas changé ?

C’est qu’elle insistait, cherchant sournoisement à démêler le vrai du faux !

— Ben, parce que… Toutes mes fringues sont au sale.

Dans une tentative désespérée de soutient, Angus et Mohan hochèrent la tête pour confirmer mon histoire. Boniment crédible, puisqu’il m’arrivait régulièrement d’être à court de linge propre. Et si Dory m’avait déjà aperçu dans la rue, ce dont je ne doutais pas, elle le savait. Je n’étais pas exactement ce qu’on pouvait appeler une fée du logis, et ma paresse habituelle ne m’aidait pas à anticiper les lessives.
Elle se pinça les lèvres, incrédule, et tourna les talons, nous invitant à nous installer dans la pièce d’à côté.

— Allez, buvons un coup ! Et puis, j’suis pas tranquille de laisser l’attardé tout seul.

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