Des montagnes, ocres et tranchantes, le soleil brûlant. La poussière acharnée, la soif, le vent trop aride, les rocs majestueux, témoins impuissants et silencieux de leur propre destruction.
Là où la vie émerge malgré l’oeil rougeoyant qui nous surveille, le paysage est presque beau.
Tout réside dans son immensité, qui a quelque chose d’indomptable, de sauvage, et en même temps une douce image, le genre qu’on a envie de découper et de ranger dans sa poche.
Et puis vous vous rappelez que vous avez soif, et faim, et chaud, et soif, soif, soif. C’est la soif, le pire. La soif qui vous asservit. Vous essayez de ne pas y penser, vous tentez de toutes vos forces de vous concentrer sur le travail, mais c’est plus fort que vous, vous vous rappelez qu’il y a un port, quelques kilomètres plus loin, que d’autres sont sûrement en train de s’y prélasser en ce moment même. Vous fermez les yeux. Vous pouvez presque sentir la douce brise, la caresse des embruns sur vôtre peau, la fraîcheur et la joie tout autour. Puis vous rouvrez les paupières, et vous vous retrouvez de nouveau perdu au milieu de la poussière, désespéré. Un puits asséché, une chaleur qui consume tous les espoirs.
On pourrait penser qu’on s’y fait, mais non, jamais. Secouée d’une quinte de toux, je fixe ma pioche, mes mains calleuses qui s’activent pour creuser. Certains jours, je cherche des joyaux à revendre, ou du métal, ou bien d’autres roches qu’on pourra transformer en explosifs. D’autres, comme aujourd’hui, je ne pense plus à rien d’autre qu’au port, le port et ses bateaux, le port et son eau miroitante, si bien que je ne sais plus tout à fait pourquoi je suis là. Mais je creuse.
Parce que, j’ai beau avoir la tête vide, je me souviens parfaitement que je dois boire. Même au plus fort de la sécheresse et de la douleur, mon âme reste résolue. Chaque goutte d’eau sera une victoire, une fête, un pas en avant, et je ne compte pas en laisser une seule aux autres.
Je ne suis pas une égoïste, juste une survivante.
Ça n’a pas toujours été comme ça, évidemment. Il y a quelques années, quand j’étais encore petite, on vivait tous sous un figuier sycomore, cachés dans les branches ou à l’abri dans nos roulottes, avec mes oncles, mes tantes, mes cousins, mes grand-parents, mes sœurs et mes frères. Je me rappelle la douceur de la brise, la délicatesse des fleurs, le calme endormi du printemps. Et puis Grand-Père est mort, un orage a frappé notre figuier sycomore, les ressources se sont épuisées et nous avons dû partir.
Maman savait lire l’avenir dans les cartes et elle avait appris à mes sœurs. Moi, comme je n’étais pas très douée, je m’étais faite funambule, danseuse, acrobate. Nous parcourions le monde avec notre cirque familial, rempli de diseuses de bonne aventure, de cracheurs de feu et de magiciens.
Les mois passèrent et, plus l’ont s’éloignait de notre figuier sycomore, plus les gens nous regardaient de travers. Notre peau, brunie par le soleil des vergers et des plaines, ne ressemblait pas à la leur, couleur cuivre fondu. Petit à petit, à mesure que les arbres laissaient place au désert ondoyant, les villageois se mirent à nous mépriser, nous lancer des fruits pourris, et finalement nous chasser définitivement. Nous étions trop foncés, trop différents, disaient-ils. Ils se mirent en tête que nous étions des sorciers, des voleurs, des criminels. Ils nous pointaient du doigt dans la rue, moi en particulier. J’entendis un jour un mot sortir de leur bouche. Démon. Je tournai et retournai l’insulte sur ma langue, l’imprimant dans mon esprit. C’était la première fois que l’on m’appelait ainsi, mais certainement pas la dernière.
On souleva l’idée de se rendre à Banhani, la capitale, où il y aurait sûrement un emploi, même pour des gens comme nous, et tout le monde approuva naïvement. Nous fîmes nos bagages et partîmes le lendemain, avec nos animaux, nos cartes et des rêves plein la tête.
Il fallait traverser le désert sur des milliers et des milliers de kilomètres. La moitié périt en chemin, et l’autre à l’arrivée. Nous mangeâmes nos animaux, vendîmes nos cartes, et, à la fin, quand le peu d’entre nous qui restait découvrirent la ville, tous nos rêves, la seule chose que l’on avait pas encore perdue, volèrent en éclats. Il ne nous restait plus rien.
Ce n’était pas du tout comme nous nous l’étions imaginé : partout, du bruit, de la crasse, de la fumée. Nous dormîmes dans la rue six mois durant, au milieu de la violence et de la pollution, volant pour survivre, tuant parfois. Mon frère se noya dans le port en essayant d’attraper des poissons, mes cousins se battirent à mort pour une bouchée de pain, ma tante fut égorgée par un truand à qui elle avait dérobé deux poulets et une oie. Mes sœurs vendirent tout ce qu’elles avaient : leurs bijoux, leurs vêtements, leurs cheveux, et finalement leur corps.
Refusant de me résoudre à cette option, je fis ce que j’étais venue faire : travailler. Personne n’embauchait, et encore moins de fille, mais, après avoir longuement insisté et m’être faite passer pour un garçon, je réussis à entrer à la mine. Seuls des enfants y travaillaient, et on finit par la surnommer la Mine des Mineurs.
Je creusais seize heures par jour pour un salaire de misère.
Narih et Maharat, mes sœurs, ramenaient toujours plus que moi, mais je me refusais à prendre ne serait-ce qu’une bouchée de leur nourriture, sachant comment elle l’avait gagnée. Je leur jetais un regard dégoûté et continuais de creuser.
Je creuse toujours, d’ailleurs. Je creuse pour oublier la faim, pour oublier la soif, pour oublier le soleil de plomb qui me brûle la peau, pour oublier comment ils m’appelaient, là-bas, dans les villages. Mais comme je ne peut pas oublier, je finis par rentrer.
À la fin de ma journée de service, je dépose ma pioche et les minéraux que j’ai trouvés, écoutant distraitement les rumeurs qui parlent d’une découverte de minerais nocifs au trentième pallier, et je retourne chez moi. Enfin, plutôt qu’un « chez moi », c’est un renfoncement sous un escalier, à-demi protégé par des plaques de tôles et grouillant de rats et d’araignées qui m’attend.
Il n’y a que deux objets sur le sol crasseux : le bol qui nous sert à ramasser l’eau de pluie, vide depuis longtemps, et la flûte de pan de notre mère, dernier vestige de son existence. J’en ajoute un troisième, le voile qui me couvre la tête, ainsi qu’une bonne partie du visage. Résistant à la tentation de passer la main sur mon crâne pour déterminer si des cheveux y ont poussé ou non, je contemple l’ensemble de nos possessions, étalé devant moi.
Je suis née chauve, et rien n’a changé depuis de ce côté-là. Je n’y prêtais pas vraiment attention avant qu’on quitte le figuier sycomore, ma famille et moi, mais, quand nous avons commencé à voyager, j’ai compris que le contraire m’aurait probablement aidée, dans un monde où les cheveux sont précieux, se portent longs et peuvent même se vendre. Mes parents ont voulu me le cacher, mais je sais très bien que c’est en partie à cause de moi que nous nous faisions toujours chasser des villages et que nous avons dû nous rendre à la capitale. Je sais très bien que c’est à cause de moi que presque toute ma famille est morte. Parce que je suis un démon.
Ce soir-là, aucune de mes sœurs ne rentre.
Le lendemain, la cité est réveillée avant moi. Ni le crime ni la misère ne dorment, et la ville encore moins.
Je me lève dans le matin brumeux de poussière et pollué de fumée, et prends la direction de la mine, tout en enroulant mon voile autour de ma tête. Serpentant dans les rues crasseuses, je me faufile entre les maisons de sable, les étals de fruits pourris et les sans-abri. Je croise une demi-douzaine de filles louches, des livreurs renfrognés qui ne transportent pas que de la farine, quelques ouvriers couverts de suie qui font chauffer leurs machines, et des centaines de milliers de truands, tabassant leur prochain et volant tout ce qui peut l’être. Je suis tellement habituée que plus rien de tout ça ne m’interpelle, à part peut-être le regard méprisant que jette un jeune homme sur mon voile. À en croire sa grimace révulsée, je jurerais qu’il peut voir à travers.
Tout, excepté peut-être dans les beaux quartiers, depuis les commerces aux marchés, en passant par les usines nauséabondes, est entassé sur le reste, respirant à peine à cause du manque de place. Cet endroit me dégoûte.
J’inspire une grande bouffée d’air chaud pour chasser cette sensation. J’ai parlé de la mer, mais, en réalité, il s’agit plus d’une flaque que d’un océan. Le port est si lointain et si sec qu’on ne ressent même pas sa fraîcheur à une dizaine de kilomètres. Pour ça, il faut se trouver tout près et, avec ma figure souillée et mes loques puantes, on ne me laisserait pas approcher.
Fendant la foule de mineurs massés devant l’entrée, j’arrive enfin à la mine, et constate avec surprise que ses grilles sont closes. Épouvantée, je déchiffre l’écriteau planté sur le portail : « Fermé ».
Je reste plantée là, sans un mot, incapable de bouger. Fermé. Du jour au lendemain, sans un avertissement, une excuse, une indication. Fermé, tout simplement.
Je pourrais crier, hurler, tempêter, pester, pleurer, il n’y aurait personne pour m’entendre. Je pourrais aller au bureau des Mineurs Mineurs réclamer une explication, je pourrais aller jusqu’au bout du monde si cela me chante, ce n’est pas pour autant qu’on m’accorderait une miette d’attention. Des milliers de personnes perdent chaque jour leur emploi, et le monde continue bien de tourner. Personne ne m’écoutera aujourd’hui, pas plus que je n’ai écouté les autres hier.
Ça ne sert à rien d’essayer. De toute façon, mon cœur est bien trop sec pour contenir encore la moindre goutte d’espoir.
Les échos d’hier résonnent dans ma tête. Une découverte de minerais nocifs au trentième pallier… et, ce matin, la mine, close. Serait-il possible que nos supérieurs aient pris ces ragots au sérieux ? Ça m’étonnerait. En cinq ans, j’ai déjà vu huit explosions sérieuses, et jamais aucun d’entre eux n’a levé le petit doigt pour nous aider ou réparer les dégâts, alors, fermer pour des rumeurs telles qu’il en courre toutes les semaines…
Enfin, pour l’instant, tout ce qui doit me préoccuper, c’est le besoin de trouver un nouveau travail.
Je parcours le chemin en sens inverse, tête basse et ventre vide. Peut-être que je vais finir comme mes sœurs, après tout. Au point où j’en suis, je n’ai plus rien d’autre à vendre.
Les immeubles sales, coulés dans du béton ou creusés dans la roche, font comme d’immenses barreaux de prison, qui laissent entrevoir de temps en temps un petit morceau de ciel trop bleu ou de lumière trop vive. Je slalome entre les abris en carton ou en tissu construits à même le sol, serpente dans les allées tortueuses, traverse des étals où les vendeurs crient à qui veut bien l’entendre que leur poisson est le meilleur de tout le pays. L’odeur de graillon et de fumée me donne envie de vomir.
Soudain, au détour d’une ruelle étrangement sombre et déserte, une voix m’interpelle :
- Hé, petite ! Oui, toi, avec un voile !
Je me retourne et fais face à un homme étrange, le sari constellé de motifs dorés et la barbe de miettes. Il me fourre un étrange papier dans les mains, froissé et tâché de crasse.
Cherche livreur/livreuse de colis, pas froid aux yeux, sait courir vite, pas trop curieux, capable de se repérer dans la ville. Si vous remplissez ces qualités, rendez-vous dans les quartiers industriels, porte rouge, hangar, le seize de ce mois, pour la dernière évaluation.
Rémunération : 13 couronnes la livraison.
Je lève la tête pour questionner l’homme au sari rouge, mais il a déjà disparu.
Mon choix est vite fait. À la mine, je travaillais seize heures par jour pour six couronnes. Je ne me demande même pas s’il y a un coup fourré ou si j’en suis vraiment capable, je décide de postuler.
Le seize, c’est dans quinze jours.
Pendant deux semaines, je parcours la ville en long, en large et en travers au pas de course pour améliorer ma vitesse et mon sens de l’orientation. Pendant deux semaines, je ne ramène plus d’argent à mes sœurs et me résous à manger leur nourriture salie. Pendant deux semaines, je m’entraîne à soulever des rochers ou des sacs de sels quand je peux en trouver pour m’habituer au poids d’un colis. Pendant deux semaines, je m’endors au son d’une douce berceuse - treize couronnes, treize couronnes, treize couronnes. Et quand arrive enfin la date de l’évaluation, je suis prête.
Je ne me perds pas et trouve directement le hangar avec une porte rouge. Il y a une petite vingtaine de candidats, tous faméliques, sales et désespérés. J’en croise des jeunes, des vieux, des moins vieux et même un garçon d’environ huit ans. Une fille avec des tresses, probablement une livreuse expérimentée, nous fait entrer à l’intérieur après nous avoir fouillés et observés, pour savoir si notre physique nous permettrait de courir toute la journée. Elle me laisse passer avec une moue que je n’arrive pas à interpréter.
Ensuite, elle verse devant chacun d’entre nous du riz, des lentilles et des petits-pois, les mélange et nous distribue trois seaux pour les trier.
Autour de moi, les gens grognent, certains se lèvent même pour s’en aller. C’est pour ça qu’ils sont venus ? Pour séparer des grains ? Ils secouent la tête et partent en silence, et je suis à deux doigts de les imiter, avant de me rappeler que si je ne déroche pas cet emploi, je finirais comme mes sœurs. Je me figure dans les bras d’un inconnu et frissonne de dégoût. Alors je prends une poignée et je commence mon travail.
Deux heures et deux mille lentilles plus tard, nous ne sommes plus que trois dans la salle. Les autres ont abandonné : cette tâche est tout simplement inutile. Et dire que je me suis forcée à courir dans toute la ville et à porter de lourdes charges pour me retrouver à faire ça… J’ai envie de renverser mes seaux à moitié pleins sur la tête de la fille avec des tresses, qui nous observe en souriant.
Quand je relève à nouveau la tête, encore un des candidats a disparu, et l’homme qui reste est endormi sur son tas de graines. La fille baisse les yeux sur moi.
- Eh bien… on dirait que tu es la dernière. Félicitations, bienvenue dans l’équipe. Comment tu t’appelles ?
- Keya, je réponds.
Ses yeux couleur noisette grillée pétillent.
- Enchantée, Keya. Moi, c’est Zhi. Prends un paquet dans la réserve et dépêche-toi de le livrer pendant que je range tout ça. Et, surtout, ne regarde pas à l’intérieur.
J’obéis, me saisis d’un colis au hasard et regarde l’étiquette : quartiers ouvriers, maison, porte verte. Je secoue les grains de riz sur mon voile et m’élance, plus rapide que le vent rageur qui souffle dehors.
Je mets moins d’une heure à me rendre aux quartiers ouvriers, livrer le paquet à un petit homme aux yeux de fouine qui me jette à peine un regard et retrouver la ruelle où je me suis fait engager.
Ganesh, l’homme au sari rouge et doré, celui qui m’a donné le papier il y a deux semaines, se présente rapidement avant de me faire entrer dans un hangar où il entrepose des centaines et des centaines de colis semblables à celui que j’ai livré. Il ne me demande même pas si j’ai regardé à l’intérieur. À la place, il m’explique que, en gros, son travail consiste à remettre toutes sortes de marchandises aux quatre coins de la ville. Il dit qu’ils ont perdu un des membres de leur équipe récemment et qu’ils voulaient le remplacer, alors ils ont distribué des flyers au hasard. Je ne pose pas de question. Croyez-en mon expérience, mieux vaut garder les secrets secrets, et je ne compte pas découvrir les leurs.
Je serre la main de la fille avec des tresses, d’un joueur de violon venu d’un pays voisin et d’une drôle de vieille femme qui a les pupilles tellement dilatées qu’elles ressemblent à des assiettes, tous coursiers. Je remarque qu’ils ont l’air pressé, constamment sur leurs gardes, mais, surtout, nourris. Ils n’ont pas la peau si tendue sur les os qu’elle risque de se déchirer, ni les yeux rendus rouges par la soif, comme moi.
Je me rends tout au fond du dépôt, où se trouvent les paquets les plus urgents. Un jeune homme, assis sur une caisse retournée, me jette un regard hostile. Son visage me semble vaguement familier, même si je ne saurais dire où je l’ai aperçu.
Je reporte mon attention sur Ganesh, qui me remet un paquet pour un poissonnier du marché. Quand je passe devant le garçon, ses lèvres articulent silencieusement un mot que je connais bien. Démon. Je frémis. Serrant les dents contre mes mâchoires et le colis contre mon cœur, je cours en direction du marché.
Me voilà livreuse.
Merci beaucoup pour ce commentaire, ça me touche beaucoup :)
J'aime beaucoup ton style d'écriture. C'est agréable à lire et très fluide !
Ce premier chapitre est très captivant ! Hâte de lire la suite !