Chapitre V [.I]

Par Melau

Lorsque Cillian avait ouvert la porte de la salle de réunion, à 14h03 très précisément, tous les regards se tournèrent vers lui – vers eux, en réalité, mais Thaïa était si petite à côté du géant longiligne qu’elle en devenait invisible.

Ils étaient bien une vingtaine assis-là, autour de l’immense table en acajou, adossés à des sièges en cuir beige. Les chefs de service se trouvaient en bout de table. Ils étaient quatre à entourer le directeur. Lui était habillé d’un costume gris et d’une chemise crème. A sa droite et à sa gauche se trouvaient trois femmes et un homme. Selon leur service, ils portaient ou la blouse blanche, ou le tailleur. L’homme était avenant, il était le seul dans cette salle à porter un regard bienveillant sur les deux jeunes adultes qui venaient d’entrer. Parmi les trois femmes, l’une les lorgnait au contraire d’un œil réprobateur. Les deux autres n’en avaient visiblement que faire.

Quand Thaïa entra à la suite de Cillian et qu’elle croisa le regard de cet homme, elle déglutit et baissa aussitôt la tête. Elle sentait la déception dans les yeux du grand manitou. Elle avait encore une fois échoué, face à son père.

Les deux retardataires s’installèrent aux deux dernières places libres. Et bien sûr, comble de la honte, ils se retrouvèrent juste devant la horde de chefs. Thaïa eut l’intime conviction qu’elle allait bientôt être bouffée tout cru par des loups affamés. Au fond, elle n’avait pas tort.

— Bien, commença le directeur après s’être raclé la gorge bruyamment pour récupérer le silence dans la salle. Nous allons enfin pouvoir débuter, maintenant que nous sommes au complet.

Alors qu’il prononçait ces derniers mots, son regard glissa sur les deux personnes devant lui. Le grand gaillard ne détourna pas les yeux, ce qui eut le don de plaire au directeur Dinh. La petite à côté de lui, celle qu’il se devait appeler « sa fille » en dehors de cet endroit, n’en fit pas autant. Il dût retenir un soupir. C’en était trop : elle avait une chance incroyable d’entrer dans l’entreprise la plus réputée non seulement de la région mais du monde entier, et elle arrivait en retard et n’osait pas soutenir son regard ? Elle fuyait.

 

Royden Dinh avait 57 ans, était marié depuis ses 19, et avait deux filles. Thaïa était la cadette. Aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, Royden avait toujours vu sa dernière comme un petit mulot : elle était capable de se faufiler partout, elle embêtait fortement le monde, et elle passait son temps à fuir. Thaïa était un petit mulot, et souvent il l’appelait « ma musaraigne ». Certes, ce n’était pas le même animal, mais le comportement, lui, l’était. Et maintenant qu’elle était diplômée, qu’elle rentrait dans la vie active, qu’elle devenait enfin une véritable adulte, elle ne pouvait s’empêcher de se comporter comme un mulot. En tant que père, il était à fois fier de sa petite fille, et fort déçu de son comportement. Des sentiments contraires lui retournaient l’estomac, et il ne pouvait plus rien y faire.

 

— Je suis Royden Dinh, mais ça, vous devez déjà le savoir, sourit-il. A ma droite, la cheffe du service de communication, Amala Iggi. A côté d’elle, la cheffe Emily Boncoeur, spécialisée en informatique.

Les deux femmes firent un signe de tête à l’écoute de leur nom.

— Ensuite, à ma gauche, Mai An Banh et Lucius Forth, les co-chefs du service de médecine. Le Docteur Forth est spécialisé en épidémiologie tandis que le Docteur An Banh l’est en génétique.

Thaïa observa ceux qui seraient ses deux supérieurs directs. Forth était un homme aux cheveux poivre et sel, aux traits fins et à la mâchoire carrée. Il devait avoir l’âge de Royden Dinh, et Thaïa sentait qu’elle le connaissait – sans pour autant parvenir à savoir d’où. A ses côtés, Mai An Banh était un petit bout de femme qui ne devait pas faire bien plus d’un mètre soixante. Ses cheveux noirs coupés au carré lui donnaient un air sévère qui était pourtant très vite contrebalancé par son visage chaleureux. Thaïa n’était pas beaucoup plus jeune qu’elle, cela forçait son respect envers le Docteur An Banh. Elle sentait qu’elle avait beaucoup à apprendre de cette femme, et elle espérait de tout cœur en devenir la protégée. La petite voix dans sa tête lui souffla que c’était pourtant bien mal parti, avec cette entrée plus que remarquée dès le premier jour…

Le directeur Dinh déblatéra des informations plus ennuyantes et inintéressantes les unes que les autres pendant près de deux heures. A leur tour, les chefs de service monopolisèrent la parole pendant plus de trois quarts d’heure chacun. Finalement, il était près de vingt heures quand ils laissèrent aux petits nouveaux le temps de poser leurs questions.

— Nous vous écoutons, déclara Lucius Forth.

Une bonne douzaine de mains se levèrent aussitôt. Thaïa garda les siennes posées sur ses genoux. Elle n’aimait pas franchement parler en public, elle avait peur de paraître ridicule devant tous ces gens qui seraient bientôt ses collègues, ses amis, ses rivaux. Elle écouta attentivement les questions, les suggestions, les demandes. A ses côtés, Cillian n’arrêtait pas de lever la main puis de la baisser aussitôt après. Il hésitait à prendre la parole, ça se voyait comme le nez en plein milieu de la figure. Thaïa pouvait bien passer pour une dégonflée devant les cinq personnes face à eux, mais personne d’autre ne devait se joindre à elle. Être un mulot, ça se méritait, c’était un clan très fermé.

— Vas-y, allez, chuchota Thaïa en se penchant vers Cillian.

— Tu crois ? J’ai peur que ma question ne soit pas pertinente…

— Mais allez, je suis sûre qu’elle est très intéressante au contraire.

Cillian tourna la tête vers Thaïa. Il fit un petit hochement de tête. Il la remerciait en silence. Il finit par lever le bras, et après quelques minutes de patience, on l’interrogea.

En l’écoutant, Thaïa ne put retenir un léger sourire. La question de Cillian était tout à fait pertinente, et le directeur Dinh l’avait approuvée d’un petit signe de tête. Elle ne le connaissait que depuis quelques heures et pourtant elle était déjà fière de lui comme s’ils étaient deux amis de longue date.

 

A vingt-deux heures, un homme entra avec un Bot, ces robots programmés pour obéir au moindre ordre donné par un logiciel, par un humain. Le Bot portait un plateau avec des cartes en plastique empilées dessus. C’étaient les cartes de service des nouveaux informaticiens, médecins, généticiens, community manager et autres professionnels de tous bords qui allaient se joindre aux équipes du CMT.

Le Bot appela chaque nom avec sa voix légèrement nasillarde. Thaïa se fit la réflexion qu’il était certainement mal réglé, ou déréglé. Il tendait leur carte à chacun, détendant son bras blanc et gris de tout son long, ouvrant sa main et ses doigts articulés pour dévoiler le fameux César : la carte permettant d’entrer dans toutes les parties du bâtiment réservées aux employés.

— Thaïa Dinh, finit-il par dire.

Thaïa se leva de son siège – elle eut l’impression que ses fesses étaient imprimées dans le cuir – puis se dirigea vers le Bot. Elle n’avait pas eu l’occasion d’en voir beaucoup dans sa vie, ils étaient de plus en plus nombreux, à l’image des Modifiés, Thaïa devait bien s’y habituer. Alors, elle laissa ses doigts effleurer ceux du Bot, prit sa carte, et retourna à sa place.

Les doigts du Bot n’étaient pas aussi froids qu’elle l’aurait pensé. Ils étaient assez doux, et presque chauds, tièdes en réalité.

Thaïa observa sa carte. La photo qu’elle avait jointe à son dossier quelques semaines plus tôt était imprimée dessus, dans l’angle en bas à gauche. Son nom, son prénom, sa date de naissance et sa fonction au sein du CMT étaient inscrits sur le côté droit. Au-dessus de son visage se trouvaient un numéro et un code barre à scanner dès que nécessaire.

Quelques dizaines de minutes plus tard, ce fut au tour de Cillian d’aller chercher sa carte. Il la montra à Thaïa, plein d’une certaine fierté. Ils bavardèrent à voix basse pendant que les derniers récupéraient leurs cartes.

 

Finalement, ils quittèrent le CMT à plus de minuit.

 

Thaïa mourait de faim et de soif. D’autres avaient bien pensé à prendre des bouteilles d’eau et des barres de céréales pour se sustenter. Son ventre avait grogné, plusieurs fois au cours de la réunion, et il récidiva dès qu’elle et Cillian furent à l’extérieur. Cette manifestation de l’estomac de sa nouvelle comparse ne manqua pas de faire rire Cillian.

— Tu veux qu’on aille manger un bout ?

La jeune femme hésita une seconde. Après tout, elle ne connaissait ce garçon que depuis l’après-midi. Elle réalisa ensuite qu’il était engagé au CMT, que par conséquent son casier judiciaire devait être blanc comme neige, et qu’en fait elle le connaissait depuis la veille puisqu’il devait être bien minuit et quart. Alors, elle accepta la proposition.

— Uniquement si on mange des frites et que je paye la bière.

— Vendu !

 

Ils cherchèrent rapidement sur internet un bar ouvert et s’y rendirent en métro. Cillian paya les burgers et les frites, Thaïa les deux tournées de bières. Les frites étaient grasses, croustillantes à l’extérieur et moelleuses à l’intérieur, pas trop fines ni trop grosses : absolument parfaites. Les bières, bien fraîches, désaltérèrent les deux nouveaux amis.

 

Parce que, oui, ils étaient maintenant amis, et ce repas burgers-frites-bières n’était que le premier d’une longue série.

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Zadarinho
Posté le 14/12/2023
Bonjour Melau,
Beau chapitre. C'est un monde du futur, modifié, robotisé et pourtant, il n'est pas si éloigné de notre quotidien. L'entreprise est agitée des mêmes instincts de jalousie et de défiance. Dans ce monde, on se fait servir par les robots, ce qui n'empêche pas d'aller manger un burger-frites à minuit!
L'entrée en scène du père de Thaïa est pas mal. Pour avoir lu les premiers chapitres de "l'architecte", je peux dire que le type littéraire de l'homme mûr désillusionné te va très bien ahah.

Je trouve que tu devrais, si tu prends le temps d'une réécriture, peut-être compléter le chapitre précédent, pour renforcer le contraste entre l'aspect mulot ("Être un mulot, ça se méritait, c’était un clan très fermé" => ça m'a bien fait rire) de Thaïa et son inquiétant, voire monstrueux lors du procès du siècle. De même, si je peux me permettre, le juge Varela ne me semble pas assez vieux (puisqu'il a le même âge que Thaïa si je ne me trompe pas). Généralement, l'on accède à ces charges importantes que bien plus tard au cours d'une vie - en France ajd en tout cas. Mais peut-être que cette jeunesse est importante pour la suite de l'intrigue, alors je me tais ahah.
Bien sûr, ce ne sont que des recommandations toute personnelle, le récit reste très bien comme il est ;)
Bonne journée!
Zadarinho
Posté le 14/12/2023
*son côté inquiétant
Melau
Posté le 19/12/2023
Hello ;)
Contente que ce chapitre t'ait plu, et que tu ne sois pas déçu de ta lecture !
Ahah, ta réflexion sur mon écriture des personnages hommes mûrs m'a fait sourire, je ne m'en étais jamais rendue compte et pourtant je crois que tu as parfaitement raison !

Pour tes remarques : une réécriture est tout à fait prévue pour accentuer certains éléments, mais il me faut d'abord finir d'écrire le récit ahah ! Merci pour tes conseils en tout cas :) Ce que je peux d'ores et déjà te dire : le comportement de Thaïa va beaucoup évoluer, en plus de vingt ans on a le temps de changer ! Et pour l'âge du juge, tu auras très vite des explications... ;)

En tout cas, merci pour tes commentaires et ta bienveillance ! En espérant que la suite te plaira :)
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