Le lendemain matin, Thaïa décida de suivre les conseils qu’on lui avait donné la veille et arriva plus d’une heure avant le début de sa journée de travail. La file pour entrer était encore plus longue le matin que l’après-midi. Thaïa sentit l’angoisse monter. Et si elle arrivait en retard à son premier service ?
A son réveil, la jeune femme avait machinalement regardé son téléphone. Son père lui avait envoyé un texto vers cinq heures du matin. Elle s’était demandée s’il dormait, parfois. Il lui demandait – non, ordonnait, en réalité – de ne pas reproduire ses erreurs et d’arriver à l’heure, cette fois-ci. Thaïa avait bien compris le message, et de toute manière elle ne voulait pas sentir de nouveau tous ces regards désapprobateurs portés sur elle. Hors de question. Alors, à six heures tapantes elle s’était levée, avait pris sa douche puis déjeuné. Une fois habillée, chaussée et coiffée elle était partie en direction du CMT.
Il était donc sept heures et demie lorsqu’elle prit sa place dans la file. Une heure trente d’avance : était-ce assez au vu du nombre de personnes qui attendaient ? Rien de moins sûr.
Plongée dans ses pensées, elle n’entendit pas la personne derrière elle lui parler, l’appeler à plusieurs reprises. Et elle ne se rendit pas compte immédiatement que cette personne agitait sa main devant ses yeux. Ce ne fut que lorsque la personne claqua des doigts juste à côté de son oreille – faisant vivre à Thaïa un moment désagréable – que la jeune généticienne réagit enfin.
— Toi aussi tu as décidé d’arriver beaucoup trop tôt ce matin ?
Thaïa se retourna : Cillian se trouvait là, tout sourire, et toujours aussi grand. Il était tellement grand qu’elle était obligée de lever la tête pour le regarder dans les yeux.
— J’avais pensé qu’on se croiserait plus tard, mais heureusement tu es là. Sinon, ça aurait été froid et je ne sais pas comment tu l’aurais fait réchauffer ! s’exclama-t-il en tendant à Thaïa un gobelet cartonné fumant.
En sentant l’odeur du café latte, avec une note de vanille, son préféré, Thaïa pardonna instantanément Cillian pour ses tentatives désespérées et désagréables de la sortir de ses pensées. Après tout, un café c’était pile ce dont elle avait besoin. Alors, elle s’exclama :
— Tu as lu dans mes pensées !
— Même pas ! Je me suis simplement dit que si tu avais aussi peu dormi que moi, et que tu digérais aussi mal que moi les frites de cette nuit, alors tu aurais sûrement besoin d’un bon café.
— J’aurais pu m’en acheter un, ou en prendre un chez moi avant de partir, tu sais ?
Cillian écarquilla les yeux, il balbutia :
— Je… Je… J’avoue que… Tu n’en avais pas encore bu, hein ?
— Mais non !
Thaïa ne put retenir le rire qui se manifesta à elle en voyant la tête de son nouvel ami. Il avait blanchi d’un seul coup, pris d’une peur sournoise.
Elle but une longue gorgée du breuvage sacré – sacrément bon, par ailleurs.
— Tu ne sais pas à quel point j’avais besoin de ça, déclara-t-elle en pointant son gobelet. Comment tu as su que le latte vanille était mon préféré ?
Cillian grimaça.
— En fait… J’en savais rien. Mais c’est le mien, et je me suis dit que tout le monde devait aimer le latte vanille. De toute manière, c’est simple : si tu n’avais pas aimé ça, j’aurais renié notre amitié !
— Il n’y a que les personnes exceptionnelles – dont nous faisons à l’évidence partie – qui peuvent apprécier ce nectar des dieux !
— On est donc fait pour être amis, conclut Cillian.
Pour sceller ce pacte, le journaliste et la généticienne se serrèrent la main en récitant ce qu’ils appelèrent la « Prière du Latte Sacré ». En somme, cela revenait à dire qu’ils devaient à tour de rôle, au moins une fois la semaine, payer un café latte (vanille, mais il n’y avait plus besoin de le préciser, si ?) à l’autre, et qu’ils devaient toujours – c’était là la sacro-sainte règle – le boire ensemble.
Peut-être venaient-ils d’inventer la première secte réservée au café latte vanillé ?
Alors qu’ils discutaient de tout et de rien en finissant leurs boissons, la file avançait rapidement : de bon matin, les gens avaient l’air ravis d’aller travailler. Il n’était pas encore huit heures trente lorsque Thaïa arriva à la borne d’identification. Elle mit ses deux pieds sur le repère au milieu du porche et glissa son poignet gauche dans la fente permettant de scanner la puce contenant ses informations personnelles. La voix débita son habituel laïus : nom, prénom, âge. Puis vint le moment le plus embarrassant pour Thaïa :
— Autochtone.
Cillian ne pouvait qu’avoir entendu. La jeune femme n’osa pas regarder par-dessus son épaule pour voir sa réaction. Elle reprit son sac à dos posé à ses pieds et s’avança pour laisser la place à son ami. L’était-il toujours maintenant qu’il savait la vérité à son propos ?
— Cillian Harmann.
Emportée par la foule bougonne, Thaïa ne put entendre la suite des informations à propos de Cillian. Surtout, elle ne sut pas s’il était comme elle, ou s’il était comme tout le monde. Autochtone, ou Modifié ? Telle était la question.
« Bienvenue au Centre des Modifications Téléchargeables. Ici, nous faisons en sorte que vos rêves deviennent réalité. »
Un Bot accueillit Thaïa dans le hall d’accueil. Elle lui présenta sa carte afin qu’il enregistre son heure d’arrivée. Un petit bip retentit lorsque l’opération fut terminée. Ensuite, la jeune femme hésita : Cillian n’avait pas encore franchit les portes et ne s’était pas encore enregistré, elle pouvait donc lui fausser compagnie si elle le souhaitait. Cependant, son père lui avait bien fait comprendre qu’elle devait arrêter de se comporter comme un mulot. Alors, elle décida d’attendre son ami et d’affronter son regard et les conséquences de ce qu’il avait pu avoir entendu. Après tout, n’y avait-il pas une petite chance que ce fût le cas ? L’espoir fait vivre, se dit Thaïa.
— Ah te voilà ! Je ne te voyais pas, je commençais à me dire que tu avais été emporté par la marée jusqu’aux ascenseurs, mentit Thaïa alors que Cillian arrivait vers elle.
Ce dernier haussa les épaules, il avait l’air renfrogné. Thaïa blémit. Etait-ce à cause d’elle ?
— Tu ne t’enregistres pas ?
— Ah, si ! Tu as raison. Merci de me l’avoir rappelé.
— Normal.
Cillian sortit sa carte de la poche de son pantalon et la déposa dans la main du Bot. Ce dernier la déposa dans une petite fente située sur son abdomen – si l’on pouvait appeler ça comme ça – et la rendit à Cillian au bout de quelques instants. Le journaliste passa le cordon auquel la carte était accrochée autour de son cou et se retourna vers Thaïa. Il semblait soulagé. Son petit air revêche s’était dissipé, laissant place à un visage plus détendu. Thaïa se surprit à respirer correctement de nouveau. Elle se dérida, elle aussi.
Elle ne savait toujours pas s’il avait entendu ou non, mais il n’en laissait rien paraître si c’était le cas.
— Ben tu sais quoi ? J’aurais dû m’acheter deux cafés. Je suis déjà à court, et je sens que mon cerveau n’est pas encore réveillé.
— On peut aller voir à la cafétéria s’ils ont quelque chose, si tu veux.
— Je n’osais pas te le demander !
Voilà comment Thaïa et Cillian passèrent le quart d’heure suivant. Ils cherchèrent la cafétéria, demandant de l’aide à un Bot pour la trouver, et lorsqu’ils y parvinrent enfin, Cillian put commander un café. Bien évidemment, le CMT ne proposait pas le fameux latte vanille, Cillian opta pour un espresso.
— Si ça, ça ne me réveille pas, je ne sais ce qui le fera !
Cillian et Thaïa montèrent ensuite dans un ascenseur. Cillian s’arrêta un étage avant la généticienne qui se retrouva seule pour la première fois depuis qu’elle était arrivée au CMT. Aussi seule qu’elle le pouvait être dans un ascenseur bondé, tout du moins.
Le temps d’un étage, elle put laisser son esprit se vider de toute question, de toute angoisse aussi. Ainsi, quand le ting caractéristique de l’ascenseur retentit, Thaïa était fin prête à affronter sa première journée de travail.
L’ascenseur s’ouvrit sur un immense open-space. De là où elle se trouvait, Thaïa distinguait quelques portes dans le fond de la salle. Elle supposa qu’il s’agissait des laboratoires. L’excitation s’empara d’elle à cet instant précis, et elle redoubla lorsque le Docteur An Banh l’accueillit avec une poignée de main et une blouse. Sitôt qu’elle l’eût entre les mains, Thaïa l’enfila. Elle passa les doigts sur le coté gauche de sa poitrine : là étaient brodés son nom et son prénom, précédés de la mention « Dr ».
— Bienvenue parmi nous, docteur Dinh.