Chapitre V: Le Vide

Par Nini24

Avec tout ce temps libre et cet espace mental à occuper, Lyana fut incapable de ne pas penser à l’inconnue de l’auberge. La rouquine avec qui elle avait partagé une table le temps d’un nuit, qui n’avait rien fait de plus qu’être polie, et qui pourtant avait eu une immense influence sur sa vie. Elle ne se faisait pas d’illusions; l’idée de la revoir avait largement pesé au moment de sa prise de décision. Elle voulait apprendre à la connaître et donner une chance à une histoire d’exister, peut-être. Malgré tout, elle s’efforçait de ne pas trop penser à elle, pour ne pas laisser des sentiments grandir alors qu’elles n’étaient toujours que des inconnues qui s’étaient entraperçues. Selon le plus probable des cas, elles ne se reverraient sans doute jamais, et même si elles se revoyaient, Lyana doutait que la rouquine puisse aussi avoir des espoirs quant à elle. 

En dépit de ses efforts pour penser à autre chose, la fille à la chevelure de feu revenait souvent dans sa tête. Elle avait parlé d’une mission au point central. Elle devait y être à présent. En quoi consistait donc cette mission?  Que devait-elle faire? Qui était son frère? Peut-être le rencontrerait-elle par hasard? 

Toutes ces questions n’avaient aucun sens. Pourquoi se préoccupait-elle autant de la vie de cette inconnue? Est-ce qu’elle aussi pensait à elle en ce moment même? 

Lorsque Lyana était incapable d’empêcher son esprit de divaguer vers le point central ou une fratrie de rouquins, elle se concentrait simplement sur sa propre respiration. Inspirer, expirer, inspirer, expirer, inspirer, expirer. Elle y reportait toute son attention, et puis ses mouvements perdaient de leur naturel, elle y réfléchissait pour les effectuer et le rythme s’en trouvait troublé. Puis elle devait attendre en se changeant à nouveau les idées pour que sa respiration reprenne son rythme insouciant. 

Elle se concentra à nouveau sur ses pieds, mais ne tarda pas à relever la tête en se souvenant du magnifique paysage qu’elle avait l’occasion de contempler. 

Les montagnes formaient un curieux relief, pratiquement écrasées les unes sur les autres, d’où l’existence de la chaîne montagneuse de Nechssek. Etrangement, dans ce paysage qu’on pourrait croire sec et désolé, il y avait beaucoup de couleurs. Les pics étaient faits de types de roches différents, qui variaient non seulement dans leur composition mais surtout dans leur couleur. Ainsi, des multiples couleurs différentes (jaune, marron, rouge, orange, gris) se superposaient par strates à l’intérieur des montagnes. 

Le soleil tapait toujours fort, mais le chemin était devenu moins difficile, puisque Lyana ne faisait que descendre depuis le matin. Le terrain alternait entre des phases de descente et des phases de plat, mais globalement le tout était facilement supportable. Lyana commençait même à se demander si elle ne parviendrait pas à arriver le soir-même. 

Selon son plan de base, elle aurait encore une nuit à passer dans la nature, avant d’arriver à Nechssek. Mais en considérant l’allure à laquelle elle avançait, peut-être qu’elle pourrait directement rejoindre la ville. Elle arriverait certainement de nuit, mais cela valait la peine de tenter le coup. 

Lyana occupa les prochaines quatre heures à marcher sans réfléchir à rien de spécifique, en pensant à tout et à rien. La distance qui la séparait de Nechssek rétrecissait de plus en plus, et quelque part, elle se disait que même si la fin du voyage se révelait infaisable jusqu’au coucher du soleil, elle continuerait probablement de marcher jusqu’à atteindre la ville. Elle s’était promis un lit confortable pour cette nuit, elle ne pouvait plus revenir en arrière. 

Elle nota intérieurement de ne plus refaire la même erreur et accéléra le pas. 

Finalement, elle réussit. 

Alors que le soleil n’était pas encore tombé de l’autre côté de la ligne d’horizon, elle se tenait au pieds de la dernière montagne qu’elle monterait aujourd’hui. L’excitation lui donnait des ailes et elle grimpa plus vite que jamais, ignorant la douleur dans ses jambes, d’avoir gravit et descendu des sommets, traversé des vallées, avec un nombre très limité de pauses. Si elle arrivait en haut dans les temps qu’elle s’était imposés, elle se prouvait à elle même qu’elle était capable d’effectuer la liaison Tiliinhamé-Nechssek dans la moyenne. 

Lyana avait à demi-conscience de l’infantilité de ses engagements mais elle venait de passer plusieurs jours seule avec ses pensées, et ça expliquait en partie pourquoi son propre esprit s’abandonnait à des idées dignes d’un enfant qui se menace lui-même pour se défier à courir plus vite que jamais. 

Presque sans s’en rendre compte, Lyana parvint au plateau. 

Elle releva la tête. 

Nechssek. 

 

***

 

Immédiatement, elle fut émerveillée par la beauté de la ville. 

Nichée au creux du cratère de ce qui semblait être un volcan inactif (sûrement depuis longtemps, vu l’étendue de la ville à l’intérieur), alias la montagne qu’elle venait de gravir, Nechssek ne ressemblait en rien à Tiliinhamé. Elle avait une forme différente, une architecture différente, une palette de couleurs différente. 

Le cratère était immense, et la ville, qui avait pour muraille les hauteurs de la chaîne de montagnes et les murs imposants du volcan pour la protéger, était entourée d’une forêt. Les arbres étaient grands, leur feuillage vert vif, tels qu’il n’y en avait pas à Tiliinhamé. Ils étaient différents, eux aussi. Rares dans cette région escarpée, mais éxubérants. 

La seule chose qui ressemblait un peu à Tiliinhamé, c’étaient les canaux qui transportaient de l’eau. La terre de Nechssek était sèche et il fallait bien un moyen d’y apporter de l’eau pour supporter tout ce petit écosystème. Les canaux avaient donc été construits pour acheminer de l’eau pour l’agriculture, pour la forêt et pour l’usage des habitants. 

D’ailleurs, les constructeurs de la cité des montagnes avaient redoublé d’ingéniosité en transformant les falaises escarpées en pentes de degrés, permettant la pratique de l’agriculture en terrasses et l’économie d’un espace qui n’était déjà pas abondant. 

Cette ville ressemblait à un petit paradis bâti au sein même d’une terre désolée. 

Lyana passa quelques minutes à contempler la ville à laquelle elle avait tant pensé ces derniers jours et à la comparer avec tout ce qu’elle avait imaginé. Quelque part, Nechssek et ses cités imaginaires étaient les mêmes, mais elles étaient aussi totalement différentes. Lyana ne savait pas exactement comment expliquer ce sentiment. Elle avait la sensation de connaître cette ville, mais ce n’était pas la même ville. 

Mais la cité en contrebas n’était pas le seul spectacle. 

En haut du cratère, exactement là où elle était arrivée, se trouvaient les portes de Nechssek. En réalité, il s’agissait surtout d’une embrasure sans battants, taillée dans un bois qui semblait très vieux, décorée et peinte, simplement pour marquer le point à partir duquel on se trouvait dans la cité des montagnes. Derrière, il y avait une statue, imposante, magnifique, d’une femme à l’allure divine, un peu comme celle de Tiliinhamé; mais il ne s’agissait pas de la même. 

Celle-ci était différente, elle avait des courbes plus généreuses, elle était plus petite, les cheveux longs et très bouclés. Son corps sculpté dans le basalte était couvert d’une robe ondoyante, qui couvrait ses formes tout en moulant légèrement ses courbes. Elle avait des traits doux et un air maternel figé sur son visage de pierre. Des plantes, taillées elles aussi dans la pierre, poussaient le long de ses bras, et une couronne de fleurs était posée sur ses cheveux. 

Elle était belle. 

Lyana finit par entamer sa descente le long des escaliers qui menaient à la ville. Mine de rien, elle avait laissé le temps filer en contemplant longuement ce nouvel endroit et le soleil était presque passé sous la ligne d’horizon. Elle en avait presque oublié de se féliciter chaleureusement d’avoir accompli l’exploit qui n’aurait pas dû en être un. Elle avait gagné un jour sur le planning initial, et une bonne nuit dans un lit confortable, sous le toit d’une auberge. 

Lyana descendit les marches précautionneusement, car ses pieds étaient endoloris par la longue marche. Sur le côté défilaient les degrés de terre des champs, qui faisaient environ quatre fois la taille des marches qu’elle descendait. 

Finalement, elle arriva à la lisière de la forêt, qui, bien que luxuriante, n’était ni très broussailleuse, ni très profonde, et la traversa en suivant le chemin de terre battue qui était apparu au fil de siècles de pieds foulant la même terre. Une fois parvenue de l’autre côté du bosquet, elle se retrouva devant les portes de Nechssek, à proprement parler; cette fois il s’agissait de véritables portes et deux gardes en gardaient l’entrée. 

Lyana eut une vague impression de déjà-vu en se remémorant la première fois qu’elle était arrivée à Tiliinhamé, épuisée par plusieurs jours de marche, et que les gardes l’avaient arrêtée à l’entrée parce qu’elle n’avait pas de pièce d’identité. A la seule différence près que, cette fois-ci, quand on lui demanda sa pièce d'identité, non seulement elle sut ce que c’était mais elle montra également le petit document. 

Ellie lui avait conseillé d’aller en faire faire une au plus vite car cela simplifierait considérablement les choses. Et effectivement, elle avait raison. Cette fois, le garde hocha la tête et s’écarta du passage pour la laisser entrer dans la ville. 

- Bienvenue à Nechssek, lui souhaita-t-il par politesse. 

- Merci beaucoup, répondit Lyana. 

Puis elle s’avança et fit un premier pas, qu’elle s’efforça de graver dans sa mémoire, à l’intérieur de Nechssek. Elle prit une profonde inspiration et, au fur et à mesure qu’elle avançait dans la rue principale, elle laissa son regard se promener partout. 

Etrangement, l’ambiance était très… festive. Des décorations étaient accrochées un peu partout, enroulées autour des lampadaires, épinglées sur un fil tendu entre deux maisons en travers de la rue, collées sur les murs, pendant des fenêtres et suspendues au dessus des portes. Tout était joyeux, coloré, festif. 

Tout le contraire de l’atmosphère tendue de Tiliinhamé. 

Lyana marcha dans la rue jusqu’à ce qui semblait être la plce principale, demanda son chemin une ou deux fois et finit par dénicher une auberge proche du centre de la ville, et qui proposait un prix correct pour un service réputé respectable. 

La jeune femme entra à l’intérieur en poussant l’épaisse porte en bois massif. L’intérieur était plutôt agréable, même si ça n’égalait pas la quasi-perfection de l’auberge de Roberta qui l’avait habituée au meilleur. Quelques clients étaient attablés autour d’un soupe dont on pouvait se servir soi-même, et Lyana en déduisit que les gens qui mangeaient étaient exclusivement des clients de l’auberge. 

Elle s’approcha du comptoir où un jeune homme, cependant plus âgé qu’elle, était penché sur une liasse de papier sur laquelle Lyana fut capable d’apercevoir d’un coup d’œil furtif des relevés de compte. 

- Bonjour, s’annonça-t-elle. Je voudrais prendre une chambre chez vous. 

- Bonsoir, vous comptez rester combient de temps? 

- Je ne sais pas encore exactement, mais au minimum une nuit. 

- Très bien. Je peux vous demander de payer à l’avance? 

Lyana hésita une seconde, et, ne trouvant pas l’arnaque, accepta de verser la somme demandée avant de prendre la clé qu’on lui tendait et de monter s’installer dans la petite pièce qui lui était attribuée pendant les prochaines ving-quatre heures. 

La chambre était petite, et le lit occupait la majorité de l’espace, mais elle lui convenait parfaitement. Une porte sur la gauche menait à la minuscule salle de bain équipée de tout le nécessaire, mais à part cela, la pièce n’était pas plus meublée. 

Lyana déposa son sac dans un coin et se rendit dans la salle de bain pour prendre une douche qu’elle attendait depuis plusieurs jours. Certes, elle s’était lavée plusieurs fois dans des cours d’eau, mais ce n’était pas pareil d’avoir l’eau chaude courante et d’être complètement sûre que personne ne viendrait déranger son intimité. 

Une heure plus tard, après une longue toilette, Lyana descendit les escaliers, vêtue d’une tenue propre, et se sentant elle-même plus propre que jamais, après cette douche bien méritée.

Dans la salle à manger, moins de tables étaient occupées que quand elle était arrivée une heure auparavant, mais il y avait toujours une joyeuse rumeur de conversations qui animait une ambiance agréable. Lyana s’approcha du buffet, où une gigantesque marmite, la plus grande qu’elle ait jamais vue, était remplie à demi de soupe de carrotte, dont elle se servit un bol, puis alla s’asseoir à une table vide dans un coin. La soupe en soi était très bonne, mais Lyana fut surtout captivée par la particularité de cet endroit et par les gens. 

Pendant un long moment, elle observa les autres clients, s’arrêtant et détaillant un visage en particulier, imaginant qu’il ou elle avait une histoire unique, différente de celle de son voisin. Cela avait quelque chose de fascinant. Parmi eux, un avait un enfant, l’autre était célibataire. certains étaient artistes, d’autres architectes, bouchers, agriculteurs, Chevaliers, antiquaires, menuisiers, comptables, travaillaient à la poste ou au marché; d’autres encore étaient très religieux, alors que certains ne s’y intéressaient absolumment pas, les uns étaient allés à l’université, et les autres avaient appris leur métier chez eux, ils avaient tous des talents et une expérience différente. 

Tous ces profils différents réunis dans un même endroit fascinèrent tellement Lyana qu’elle remarqua à peine que la pièce se vidait au fur et à mesure que la soirée s’avançait alors qu’elle n’avait même pas vidé son bol une seule fois.

Il y avait bien une chose qu’elle avait remarquée chez tous, c’était l’ambiance festive qu’ils dégageaient. C’est pourquoi, une fois qu’elle eut terminé son repas, elle s’approcha du comptoir, où un vieil homme avait remplacé celui qui l’avait accueillie était assis. 

- Bonsoir, lui dit-elle. Je me demandais si vous pouviez me dire si il y a quelque chose de prévu dans les prochains jours? J’ai vu les décorations dehors et il y a une ambiance de fête partout, et je me suis posé la question. 

Le vieil homme se redressa sur sa chaise et sembla quelque peu étonné par sa question – honnêtement, elle avait perdu le compte du nombre de fois où les gens avaient été étonnés par ses questions – lui répondit:

– Demain commence la Fête de Mère Terre, la plus grande célébration annuelle de Nechssek. Vous n’en aviez pas eu vent? 

– Euh… Non. Mais merci beaucoup pour l’éclaircissement. Au revoir!

Lyana salua le vieillard et monta les marches en baillant. C’était l’une des dernières à quitter la salle à manger pratiquement vide. Elle était restée presque deux heures attablée dans son coin, à examiner minutieusement le visage et les gestes de chaque inconnu. A présent, il était tard, et, fatiguée par sa grosse journée, elle s’endormit aussitôt qu’elle toucha son matelas, encore tout habillée dans ses vêtements propres. 

 

***

 

Le lendemain, l’agitation avait encore grandi, et l’impatience semblait être à son comble. La ville était comme plongée dans une sorte de silence dans lequel on pouvait entendre les murmures qui se réjouissaient de l’approche de l’évènement de l’année. 

Lyana s’était un peu plus renseignée sur la Fête de Mère Terre, et elle avait appris que c’était une célébration exclusive de Nechssek et de la Région Est. Elle pouvait varier selon l’endroit mais à Nechssek, il y avait généralement une grande parade, qui durait une grande partie de la journée et de la nuit, et puis un rituel pour demander à Mère Terre une bonne moisson. Cette célébration marquait la fin du printemps et le début de l’été, la saison des récoltes. Le jour qui suivait cette Fête était consacré à la Première Récolte, et tous les habitants, indépendamment du métier qu’ils exerçaient, se rendaient dans les champs pour aider les agriculteurs et récolter le fruit de ce qui avait été planté au long de l’année. 

La Fête de Mère Terre commençait le soir même, et on l’avait décrite à Lyana comme un incontournable de sa visite à Nechssek. Elle-même s’était convaincue qu’il fallait absolumment qu’elle y assiste, et elle avait décidé de retarder le début de ses recherches à la Guilde. 

Ce matin là, le soleil était déjà haut dans le ciel quand elle s’était réveillée. Elle avait dormi d’un sommeil réparateur, qui lui avait fait le plus grand bien, et se sentait à nouveau prête à découvrir ce qu’il y avait à découvrir de nouveau. 

Elle avait souri à la pensée que si elle n’avait pas accéléré le pas la veille au soir, elle serait en train d’arriver dans la ville, si elle n’était pas encore en train de marcher. Elle était bien heureuse d’avoir réussi à avancer l’heure qu’elle avait prévu pour son arrivée, et d’avoir donc pu profiter du comfort d’un dîner chaud et d’un lit. 

Elle passa la journée à faire du repérage. Nechssek était un peu plus grande que Tiliinhamé et ses rues étaient plus étroites. Les balcons des maisons faisaient de l’ombre dans la rue pavée de pierres bien alignées et lisses, et les maisons elles-mêmes étaient très différentes les unes des autres. Plusieurs fois, Lyana s’arrêta pour contempler un mur qui avait été embelli d’une peinture murale. Les habitants de Nechssek avaient une adoration débordante pour les couleurs et les formes en profusion.

Elle eut du mal à imaginer à quoi ressemblerait cette ville sans toutes ces décorations qui ornaient les rues par centaines, sans la joie sur le visage des passants, sans l’excitation dans l’air. Elle eut du mal à imaginer que Tiliinhamé était peut-être aussi comme ça avant. Avant que les factions pro-guerre n’en fassent leur cible. 

Selon Lilia, le reste du monde ne savait pas ce qui se passait à Tiliinhamé. Ou au mieux, ne s’y était pas intéressé. A cet instant, Lyana fut frappée de réaliser à quel point les gens vivaient dans leur bulle. Dans leur coin, leur zone de confort, à quel point il suffisait de parcourir les distances pour parvenir à un endroit totalement différent, avec des préoccupations totalement différentes. Quelque part, cela tenait de l’égoïsme. De l’égocentrisme. 

Si c’était sur Nechssek que les factions pro-guerre s’acharnaient, les habitants ne seraient certainement pas en train d’organiser la Fête de Mère Terre. Non, ils seraient chez eux, les rideaux tirés, rongés d’inquiétude sur ce qui pourrait bien arriver. Ils auraient une conscience beaucoup trop ancrée que leur vie peut basculer à chaque instant. 

La nuit tomba et Lyana revint dans son auberge, qui était vide. Elle monta dans sa chambre et y attendit une heure avant de redescendre dans la rue. 

La Fête était sur le point de commencer. 

 

***

 

Les rues étaient noires de monde. Lyana se demanda sérieusement si elle avait déjà vu autant de gens réunis au même endroit. Même lors du rassemblement convoqué par Lilia à Tiliinhamé, celui où elle avait fait sa déclaration de guerre, il n’y avait pas autant de personnes. 

Des vendeurs ambulants circulaient avec leurs plateaux pleins à ras bord de spécialités de Nechssek, comme des boulettes de riz ou des brochettes de légumes qui semblaient parfaitement cuites dans les barbecues miniatures que certains transportaient. Les décorations n’avaient jamais semblé aussi appropriées, et elles n’étaint pas les seules à rendre l’atmosphère si joyeuse. Chacun portait un costume qui semblait confectionné par ses propres soins, une heureuse fanfaronnade de couleurs et d’étoffe virevoltant dans la rue au rythme des percussions qui s’étaient mis à résonner dans toute la ville. 

Des cris de joie s’élevèrent alors que la parade commençait. 

La foule se mit en mouvement, chantant, dansant, se déplaçant lentement vers l’avant, suivant un itinéraire invisible dont Lyana n’avait pas connaissance, mais qui était sûrement connu de tous les habitants de Nechssek, qui participaient tous les ans à ces festivités. La jeune femme se mêla à la foule, ouvrant grand les yeux et les oreilles pour voir et entendre tout ce qu’elle pouvait. 

Même si quelque part, toutes ces réjouissances lui rappellaient irrémédiablement ce que vivaient les gens à Tiliinhamé en ce moment même, Lyana avait décidé de profiter de cette Fête. Qu’elle reste enfermée dans sa chambre ne changerait rien et que cette fête n’ait pas lieu ne changerait rien non plus. Alors autant faire ce qu’elle était venue faire en quittant Tiliinhamé: vivre une vie qui ne lui appartenait qu’à moitié. 

L’alcool coulait à flots et la joie était contagieuse. Les gens se serraient dans les rues étroites pour avancer suivant la parade. La musique était rythmée, énergique, fortement marquée par les percussions, et elle résonnait profondément, vibrant jusque dans les os. Les musiciens mettaient une ambiance incroyable et les cris des habitants qui les suivaient avec joie n’y étaient pas pour rien non plus. Le fait était que, même si l’on était en plein milieu de la nuit, Lyana ne sentait pas la fatigue. Elle se sentait très bien, et elle se sentait prête à profiter de cette fête comme jamais. Après tout, c’était bel et bien la première fête à laquelle elle était conviée, en quelque sortes. 

Les festivités battirent leur plein pendant si longtemps que Lyana avait la sensation de vivre une nuit infinie, et, honnêtement, ça lui allait très bien. Elle s’amusait beaucoup, et cette sensation était merveilleuse. Elle ne s’amusait pas ainsi depuis très longtemps, aurait-elle pu dire, mais la vérité était que, aussi loin qu’elle pouvait se souvenir, elle ne s’était tout simplement jamais autant amusée. Et ça la grisait encore plus. 

Toute la soirée, elle dansa et elle rit, elle rit tellement. Un rire honnête, franc, qu’elle même n’avait jamais entendu. Il se passa tellement de choses à cette soirée hors du temps qu’elle fut incapable de tout se souvenir; l'alcool y était aussi peut-être pour quelque chose. Elle se souvenait vaguement du goût du riz dans sa bouche, de la musique qui résonnait dans tout son corps. Des lèvres d’une fille aussi. Elle ne se souvenait pas de son nom, mais son visage était toujours gravé dans la mémoire de Lyana. Des cheveux noirs et une peau dorée. Elle se souvenait l’avoir embrassée, puis elles s’étaient éloignées pour ne plus jamais se revoir, selon le plus probable des cas. 

Alors qu’elle se faisait resservir un verre, un jeune homme, peut-être un an ou deux de plus qu’elle, lui retira son verre des mains et le vida dans une poubelle. 

– Tu devrais faire attention. 

Elle se retourna vers lui. Il était beau, remarqua-t-elle. Des cheveux noirs, des yeux bridés, une peau pâle, un regard profond, un sourire sympathique. Il était grand, maigre, dégingandé. Et il semblait préoccupé. 

– Qu’est-ce qu’il y a? – demanda-t-elle, ne comprenant pas pourquoi il avait vidé son verre. 

– C’est la première fois que tu bois? 

– Peut-être. Pourquoi?

– Tu ne peux pas enchaîner autant de verres aussi vite. Tu vas avoir des migraines insupportables si tu continues. Viens, on va te prendre un verre d’eau.

– Qui es-tu?

– Je suis Callum, je suis aventurier, se présenta l’inconnu. Ravi de te recontrer, termina-t-il en lui offrant un grand sourire et en l’entraînant à l’écart. 

Il lui mit un verre d’eau entre les mains qu’elle avala d’un trait. L’eau fraîche descendant le long de sa gorge était vivifiante et apaisait légèrement le feu qui brûlait en elle. Ses pensées et même sa vision semblaient plus claire après qu’elle eut englouti le contenu de toute la carafe. 

- Ca va mieux? 

- Euh… Oui, je crois, dit Lyana, destabilisée. 

Elle releva les yeux vers ce jeune homme, qui la surplombait d’une tête. D’où sortait-il? Lyana se dit qu’il avait bien raison; elle ne devait pas être dans le meilleur des états pour suivre un inconnu à l’écart de la foule au milieu de la nuit. Elle s’apprêtait à retourner vers l’agitation, mais elle détailla un peu mieux son interlocuteur. Il ne semblait pas dangeureux. Il semblait même plutôt… inoffensif. 

– Tu habites ici? – lui demanda-t-elle, après avoir décidé d’essayer d’en savoir un peu plus sur son  bienfaiteur inconnu, curieuse.

- Non, pas vraiment, en fait, je n’habite nulle part. Je suis un peu toujours sur les routes à accomplir des missions aux quatre coins du monde. 

Lyana réalisa alors qu’elle ne s’était pas présentée, et elle s’empressa de le faire. Callum lui sourit à nouveau et lui tendit une main qu’elle serra chaleureusement. Ils discutèrent encore pour un moment et ils finirent par décider de terminer de profiter de la parade tous les deux. Ils firent la fête dans les éclats de rire pendant plusieurs heures encore. Callum, qui était un habitué de la Fête de Mère Terre, lui fit goûter tout un tas de spécialités typiques et lui raconta un nombre incalculable d’histoires et d’anecdotes, que Lyana écoutait attentivement, tout en se gardant d’agrémenter beaucoup la conversation avec son passé quasiment vierge. Ils apprirent à se connaître dans la musique assourdissante et joyeuse aux percussions puissantes. 

La soirée s’avança de plus en plus et la jeune fille prit garde à ne plus toucher à une goutte d’alcool. Elle en avait déjà eu sa dose, ce qui lui avait valu de rencontrer Callum, et puis elle voulait garder l’esprit aussi clair que possible pour ne rien rater de ce rare spectacle.

Les festivités continuèrent pendant si longtemps que Lyana perdit à moitié la notion du temps. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle s’amusait beaucoup. La musique, la nourriture, l’ambiance, son nouvel ami, tout cela la grisait de plus belle. 

Finalement, Callum se retourna vers elle:

- On est arrivés. Là,  la procession a fini de traverser toute la ville. Nous arrivons au sanctuaire; c’est maintenant que la cérémonie commence réellement. 

La longue file de gens s’enfonçait effectivement de plus en plus profondément dans le bosquet qui entourait la ville. Les troncs noirs des arbres se détachaient d’autant plus dans le clair de la pleine lune. Des milliers d’étoiles brillaient dans le ciel, et les habitants ne s’illuminaient plus qu’à la lueur de torches tenues à intervalles réguliers par des mains fermes. 

Lentement, toute la foule finit par se regrouper autout d’une fosse circulaire, creusée dans la terre, dont les bords semblaient avoir été lissés par des pieds qui avaient battu le sol depuis des générations. Ce lieu avait une atmosphère ancestrale, Lyana pouvait presque sentir l’odeur des siècles s’accumuler dans les particules de poussière qui recouvraient le fond de la fosse. 

La rumeur des conversations se tut lorsqu’une femme vêtue d’une tunique très ample vert émeraude s’avança proche du bord et ouvrit grand les bras pour demander le silence. Tous les regards étaient tournés vers la femme, qui elle laissait le sien errer sur la fouille, s’arrêtant un instant sur chaque visage qui la regardait, luisant à la lueur des flammes. 

- C’est la Grande Prêtresse de Nechssek, lui expliqua Callum. Elle guide la procession tous les ans et elle mène la cérémonie. 

- Comme les habitués le savent, commença la Grande Prêtresse, c’est maintenant que commence réellement la Fête de Mère Terre. Nous avons célébré entre nous, à présent, nous célébrerons avec elle, nous la célébrerons elle. 

Elle fit une pause, laissant ses mots faire effet dans le silence de la nuit noire. 

- Le temps est venu, comme chaque année, d’écouter une histoire. D’écouter cette histoire que chaque citoyen d’Asgjë connaît depuis son plus jeune âge, des contes de leur grand mère ou des livres pour enfants qu’ils ont lus et relus tant de fois. Le temps est venue d’écouter, de ressentir cette histoire qui est le début de tout. Je vais vous conter, tel qu’il est transmis depuis des générations, le Mythe de la Création. 

Toute la forêt semblait faire attention à ne pas déranger le silence et le discours de la Grande Prêtresse. Le vent passait doucement dans les feuilles des arbres, qui ondulaient avec grâce; les oiseaux avaient cessé de chanter et prêtaient une oreille attentive. 

– Il y a très longtemps, avant même que le temps ait un nom, il n’existait rien. Le vide était partout, et rien ne perçait cette solitude opaque. Il n’y avait pas de lumière, comme il  n’y avait pas d’obscurité, pas de mal ou de bien, pas de vie ou de mort, pas de musique, de rires, seulement le silence. Le silence dans la plénitude la plus complète. Ce n’était pas un beau jour, car il n’y avait pas de jour ou de nuit, mais à un certain moment, pour une raison inconnue, il n’y eut plus rien. Un jour, quelque chose naquit de ce monde vide. C’était le Vide. Le Vide était une créature sans forme, sans corps, sans parents, sans vie. Il était juste le Vide. Ni bon ni mauvais, il ne faisait qu’exister, tout simplement. C’était sa raison de vivre, d’exister pour combler un peu cet univers solitaire. Le Vide existait, existait, existait encore, et il aimait ça. Il aimait être seul, seul, seul. Le silence lui plaisait, il s’y sentait bien. Personne pour le déranger, jamais. Rien qui venait entraver son existence calme et sans détours. Il coulait comme un ruisseau fluide dans un canal aux bords parfaitement lisses. Le Vide appréciait beaucoup cette solitude, elle était pour lui comme une couverture chaleureuse passée autour de ses épaules. Il existait. C’était tout. Pourtant, au bout d’un certain temps, après qu’il eut existé pendant tellement de temps, il réalisa qu’il ne parvenait plus à se souvenir ce qui le rendait heureux dans ce vide. Il avait oublié la sensation de joie et de paix que lui procurait le silence. La couverture drappée autour de ses épaules était devenue rêche, et ne le protégeait plus du froid. Le Vide se sentait seul. Tellement, mais tellement seul. Personne ne l’avait jamais pris dans ses bras, personne ne lui avait jamais parlé. Rien, rien, rien, rien. Tout était désespérément vide. Inerte. Parfaitement impartial. Parfaitement parfait. Rien ne dépassait, jamais. Tout semblait faux, faux, faux. 

Ces mots résonnèrent au plus profond des os de Lyana. Tout semblait faux. Rien ne dépassait, jamais. Son propre esprit semblait lui mentir.

– Le Vide ne pouvait plus supporter cela. Ce n’était pas une vie. Ce n’était plus possible. Il ne pouvait plus se mentir à lui-même, faire semblant que tout allait pour le mieux dans ce monde où personne ne pouvait entendre sa douleur. Le Vide tenta de se tuer. 

La Grande Prêtresse fit de nouveau une courte pause pour reprendre son souffle. Lyana était captivée par l’histoire, elle était pendue à ses lèvres. Elle avait besoin de savoir la suite. Quelque part au fond d’elle, elle se était convaincue que cela avait une importance capitale. 

– Le Vide tenta de se tuer plusieurs fois, sans succès. A chaque nouvelle tentative, son âme en ressortait encore un peu plus craquelée, son corps immatériel couvert de blessures invisibles. Il était incapable de retirer sa propre vie, car sa raison de vivre était d’exister. C’était le chemin que quelqu’un avait choisi pour lui. Exister. Pour toujours et à jamais. Il était condamné à vivre dans cette solitude complète, dans ce silence opaque pour toujours. Comment était-il censé le supporter? Au fil du temps, la folie prit chaque fois plus possession de lui. Il ne le supportait plus. Il devait disparaître, coûte que coûte. Finalement, un jour, de nombreuses années plus tard, alors qu’il ne lui restait presque rien de sa raison ou de son espoir de réussir, il réussit. Il explosa. Ou plutôt, il implosa, d’un coup, sans explications. Alors qu’il disparaissait, il lâcha un cri de joie: enfin, il voyait la fin de son supplice! Il avait enfin réussi à mettre fin à son existence de façade. Ce que le Vide ne vit pas, c’est qu’en réalité, il ne disparut pas. Il se divisa en quatre morceaux, en quatre entités: les quatre divinités. Mère Terre, la Dame des Eaux, le Sage des Vents et le Maître des Flammes. Ces quatre deités apparurent dans le monde silencieux à la seconde exacte où le Vide le quittait. Ensemble, ils se regardèrent dans les yeux et surent immédiatement ce qu’ils avaient à faire. Du reste des cendres du Vide, Mère Terre créa le sol, la terre, le sable. Le support de toutes les plantes qui naquirent en son sein. Des larmes de douleur qu’avait versées le Vide, la Dame des Eaux créa les rivières, les mers et les océans. Du dernier souffle du Vide, qui portait la liberté, le Sage des Vents créa le souffle, la brise et les tempêtes. C’est le père du beau temps ou de la pluie. Du brasier qui animait l’âme du Vide, le Maître des Flammes créa le Soleil pour qu’il réchauffe ce pays et qu’il fasse grandir les plantes et les animaux qu’ils créérent tous ensemble. Les Quatre décidèrent finalement de nommer cet endroit Asgjë, en hommage à leur père à tous, le Vide. Voilà comment de la douleur d’un être torturé par sa propre solitude est né notre terre si riche, si abondante, que nous devons chérir plus que tout. 

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