Le moine, qui était toujours là quelques secondes auparavant, avait disparu, laissant Lyana seule au milieu de la cathédrale. Pourtant, elle était sûre que son incursion dans sa pièce blanche n'avait pas duré une seconde, même si elle y avait passé de longues minutes. Dans sa tête, le temps était étrangement relatif. Mais ça ne laissait tout de même pas le temps au moine des s’éclipser, comme s'il n'avait jamais été là.
Même s'il avait tôt fait de disparaître, l'aide qu'il avait apporté à Lyana n'était pas des moindres et méritait sa pleine reconnaissance. Il avait réussi à la sauver des griffes de son maëlstrom, rien qu'en lui montrant la direction. Il avait rendu les choses faciles et rapides, alors qu'elle semblait terriblement emmêlées la minute d'avant.
Lyana lâcha un soupir de soulagement en sortant de la cathédrale et leva les yeux vers le ciel, un sourire au lèvres. Cela faisait du bien d’avoir un but.
Enfin, elle avait un endroit vers lequel se tourner et se dire “c'est là que je vais”. Elle était contente de s'être fixé un objectif et de ne plus être prises avec l’incertitude. Elle se jura qu'à l'avenir, elle ne resterait plus jamais paralysée si longtemps et qu'elle s'efforcerait de trouver la réponse seule car, comme l'avait dit le moine, la décision lui appartenait. C'était à elle de décider.
La sensation d'avoir enfin entre ses mains de quoi écrire son propre destin était merveilleuse.
Lyana se sentait prête à tout affronter, prête à courir au bout du monde pour atteindre l'objectif qu'elle s'était fixée. Aller à Nechssek, intégrer la Guilde des Aventuriers. Et ensuite? Elle y réfléchirait à ce moment-là.
A présent, elle devait se concentrer sur les préparatifs de son voyage à Nechssek.
Elle passa devant la statue majestueuse qui couvrait la ville d'un œil inveillant et se rappela pourquoi elle était d'abord entrée dans la cathédrale: elle voulait savoir qui était cette femme à l’allure divine. Finalement, elle ne le savait toujours pas. Mais elle aurait sûrement une autre occasion de l'apprendre au cours de ses voyages car oui, elle voyagerait, jusqu'à avoir tout vu, tout entendu, tout goûté, tout touché. Elle la vivrait, sa vie.
Lyana dévala les escaliers et ralentit un peu l’allure en arrivant à la rue qui menait à l'Ordre de Nautilus. Elle ne voulait pas déranger Lillia ou Ellie pendant qu'elle travaillait, mais il fallait qu'elle leur annonce cette nouvelle au plus vite, alors qu'elle était encore dans l’effervescense de la prise de décision, et avant de changer d’avis surtout. Elle était totalement capable de revenir en arrière et de replonger tête la première dans le maëlstrom. L'annoncer à d'autres personnes donnait à cette décision un ton définitif, comme sceller une lettre à la cire. Pour changer d’avis, il faut briser le seau et on y repense donc à deux fois avant de rouvrir cette enveloppe. En quelque sorte, elle se jetait du gouffre avant d'avoir trop peur et de se raviser.
Elle était confiante maintenant, alors il fallait se lancer car la confiance en soi n'était pas éternelle.
Lyana grimpa les marches au degré de pierre et pénétra dans le hall illuminé de l'Ordre de Nautilus. Les bannières de Tiliinhamé accrochées au mur étaient plus brillantes que jamais, comme si elles avaient été récemment nettoyées. En y prêtant attention, elle remarqua que tout semblait neuf, propre et luisant, un peu trop même. Elle s'approcha du bureau placé en plein centre du hall, où un jeune homme mettait de l'ordre dans les tiroirs éparpillés sur la surface de bois lisse et ciré.
– Euh… Excusez-moi, dit Lyana pour attirer son attention.
Il releva précipitamment les yeux vers elle, avec un petit mouvement paniqué proche du sursaut.
– Oh, ouf. Euh, je veux dire, oui?
– Je vous ai fait peur? – s'inquiéta Lyana, que les cheveux en bataille du jeune homme amusaient.
– Non, ne vous inquiétez pas pour ça. J'ai cru que c'était Mme. la Commandante Générale.
– Lilia?
– Oui, elle nous a fait travailler d'arrache- pied depuis hier à tout nettoyer, tout astiquer, et plusieurs fois! Mais bon, laissons cette histoire de côté. En quoi, puis-je vous aider ?
– Je cherche justement Lilia, euh... Mme. la Commandante Générale?
– Ah, elle doit être à la bibliothèque avec mademoiselle Ellie, dit-il. Ça vous dérange si je ne vous accompagne pas? Vous connaissez le chemin?
– Oui, merci beaucoup.
– Au revoir, lança-t-elle en s'éloignant.
Elle prit la direction de la bibliothèque, qu'elle connaissait bien pour y avoir habité pendant un moment. Le couloir semble plus brillant, lui aussi. Les fenêtres étaient si propres qu'il était facile d’oublier la présence du verre et même les dalles de pierre, autrefois grises, avaient pris une autre teinte.
Arrivée devant les portes de la bibliothèque, Lyana s'arrêta un instant et frappa doucement contre les carreaux de verre opaque et coloré.
Pas de réponse.
Elle réessaya une deuxième fois. Toujours rien. Alors elle poussa la porte et entra dans la grande pièce à deux étages qu’était la bibliothèque de l’Ordre de Nautilus, aussi connue comme l’antre d’Ellie.
Ses affaires étaient toujours étalées sur une table sur sa gauche, à demi-cachée entre deux étagères débordantes de livres d'histoire dont elle avait effleuré le dos du bout des doigts, la tête inclinée sur le côté pour lire les titres. Aucune autre table n’était occupée pour la simple et bonne raison que personne d'autre n'avait récemment concerté les livres et autres documents conservés dans la bibliothèque de Nautilus. Tout était donc abérramment propre et ordonné, sauf la table qu'elle occupait et le bureau d’Ellie, qui n'avait jamais, au grand jamais, entendu, ne serait-ce que le mot “rangement”. Des feuilles de papier recouvertes d'une écriture très soignée étaient éparpillées ou pliées dans tous les sens, entre des livres ouverts à une page au hasard. Cinq différentes tasses de thé étaient posées tout au long du bureau et l'amour d'Ellie pour cette boisson était évident. Elle pouvait en boire à longueur de journée, comme l'avait constaté Lyana.
Le bazar qui occupait le bureau de la magicienne rompait étrangement avec la propreté du reste de l'espace que Lyana n'avait pas remarqué plus tôt, absorbée dans ses recherches. Mais aucun signe de Lilia, et encore moins d’Ellie.
Lyana les trouva finalement enlacées derrière une étagère. Ellie avait le dos appuyé contre les livres, et Lilia avait la tête enfouie dans son épaule. La magicienne lui caressait les cheveux tendremment tout en la serrant contre elle. Ellie lui jeta un regard qui voulait dire “je t'ai vu, attends juste une minute, on te rejoint” et serra Lilia encore un peu plus fort dans ses bras. Lyana revint dans la pièce principale et posa son sac sur la table. Quelques minutes plus tard, elles apparurent dans la pièce, Lilia serrant timidement la main d’Ellie dans la sienne.
– Salut, commença Lyana. Ca va ?
– Oui, oui, merci, dit Lilia. Tu as besoin de quelque chose ?
– Non, je voudrais vous annoncer quelque chose, mais ça peut attendre. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Ellie, qui avait tiré trois chaises autour d'une table inoccupée, les invitait à s'asseoir avant d'expliquer la situation à Lyana avec l'aide de la commandante.
Les factions pro-guerre avaient à nouveau frappé. Pas à Tiliinhamé cette fois, mais dans un petit village de la sous-région, parti en flammes deux jours plus tôt. Lilia n'en avait parlé à personne, voulant éviter une vague de panique. Elle avait senti qu'elle ne pouvait plus rien contrôler et bizarrement avait eu besoin de se rabattre sur ce qu'elle pouvait contrôler. C'est pourquoi tout l'Ordre de Nautilus s'était retrouvé à astiquer jusqu'à l'usure le moindre record du bâtiment.
Lilia se cacha un peu la tête derrière ses mains.
– J'aurais dû venir t'en parler directement plutôt que de tous les épuiser avec mes problèmes.
Ellie déposa un baiser sur son front et la prit à nouveau dans ses bras.
– Tu l'as fait maintenant, c'est tout ce qui compte, murmura-t-elle. Mais tu voulais nous annoncer quelque chose Lyana ?
– Ah! Euh, oui, c’est ça.
Lyana se tut, pensive, avant de réaliser quelques secondes plus tard qu'Ellie et Lilia attendaient qu'elle poursuive.
– Oui, alors je voulais vous dire que j'ai pris une décision. Ça fait plusieurs jours que j'hésite quant à mon avenir et plus particulièrement le chemin que je dois prendre. Et finalement j'ai décidé d'intégrer la Guilde des Aventuriers. Je suis vraiment désolée, mais je ne pourrais donc pas me porter volontaire pour Nautilus, même si j'aurais beaucoup aimé travailler avec vous et...
– Oh, je suis si heureuse pour toi! – s’exclama Ellie, en l'interrompant brusquement. ELle s’élança vers elle, et en moins de deux secondes, ses bras s'enroulaient autour de Lyana pour l’étreindre. Lilia l'a rejoignit juste après. Et bien que surprise, leur cadette leur rendit leur étreinte.
– Tu vas à Nechssek! – lâcha-t-elle, joyeuse.
– Oui… – murmura Lyana. Je vais à Nechssek…
Elle sourit. Elle allait à Nechssek!
Malgré tous les problèmes du monde, et toutes les menaces qui pesaient sur Tiliinhamé, cette annonce tenait lieu de petit rayon de soleil dans une journée nuageuse et sans intérêt. Même dans les pires moments, il était toujours possible de se réjouir pour quelque chose.
– Par contre, n'oublie pas de me prévenir quand tu partiras commença Lilia.
– Oui, bien sûr, je viendrais vous dire au revoir.
– Non, pour que tu puisses sortir, je veux dire. D'ici deux jours, nous aurons fini de monter les barricades et les Chevaliers de l'Ordre pour ordre de ne laisser sortir personne à moins qu’ils n’aient une autorisation spéciale signée par moi-même.
– Ah, je vois. D'accord, alors.
Lyana quitta la bibliothèque de Nautilus, pensive. Le monde continuait tout de même de tourner dans cette réalité implacable…
***
Le ciel s'était éclairci depuis plusieurs jours déjà quand Liana embrassa Lilia et Ellie, dans une effervescence d’au revoirs et de promesses de se revoir bientôt. Ses préparatifs étaient terminés, son itinéraire tracé et elle était sur le départ.
Les barricades avaient été montées aux entrées de la vie. Pour sortir, il fallait une autorisation écrite et signée de la main de la Commandement Générale, Lilia. Pour entrer, les choses se compliquaient encore. Les marchands étaient soumis à des fouilles rigoureuses et devaient remplir une paperasse monstrueuse. Si un petit quelque chose le rendait suspect, on leur refusait l'entrée et ils devaient repartir.
Toutes ces mesures extrêmes avaient créé une atmosphère anxieuse où tout le monde devenait suspect. De quelque part, la confiance était reléguée au second plan. Tout le monde se méfiait de tout le monde, même si la menace ne venait clairement pas de l'intérieur. Les gens se sentaient attaqués, vulnérables, et comme réaction, ils voulaient attaquer un retour. Des coups désespérés et inutiles assénés au vide. Cela se transformait alors en méfiance à l'égard de leur semblables.
On ne savait pas qui pouvait nous faire du mal dans ce combat inégal contre un ennemi sans visage.
– J'ai hâte de vous revoir, déclara Lyana en une dernière étreinte.
– Nous aussi! Fais bien attention à la route. – lança Ellie.
– Et bois dès que tu peux. On ne sait jamais ce qui peut arriver en montagne, lui conseilla Lillia pour la troisième fois en une heure.
Elles terminèrent de faire leurs adieux et Lyana suit un premier pas vers la route qui devait l'emmener à Nechssek, un premier pas vers l'avenir, ou alors un premier pas vers le passé. Elle ne savait plus très bien. Tout ce qui importait était qu'elle avait un but et qu'elle allait tout faire pour l’atteindre.
Devant elle s’étendaient les immenses plaines marécageuses de Tiliinhamé, et l’horizon était borné par les sommets montagneux qui, selon les multiples cartes qu’elle avait consultées, entouraient Nechssek, et la transformaient en une cité quasiment imprenable.
La difficulté de ce début de voyage serait la traversée de la sous-région de Tiliinhamé, replète de rivières en tout sens qu’elle devrait longer pour traverser à des gués, comme elle l’avait fait lors de son premier voyage de la plage où elle s’était réveillée jusqu’à la ville qui l’avait accueillie. Ce n’était pas tellement difficile, mais surtout décourageant et épuisant. Cela doublait pratiquement le temps qu’elle mettrait si jamais elle avait pu avancer en ligne droite. Et même si c’était globalement plutôt énervant pour les voyageurs, cela permettait pour les habitants de Tiliinhamé de pouvoir voir les menaces massives approcher de loin, ralenties par ces barrières de protection naturelles.
Lyana s’engouffra dans un bosquet. Les arbres lui fournissaient une ombre qui lui avait cruellement manqué la dernière fois qu’elle marchait pendant des heures durant. Le ciel était dégagé, et, bien qu’il ne fasse pas non plus une chaleur caniculaire, le soleil tapait. Les brûlures dont elle avait écopé récemment ne lui donnaient pas spécialement envie de laisser sa peau exposée au soleil.
C’était la première fois qu’elle utilisait son nouvel équipement de voyage. Cela avait quelque chose d’excitant; la toute première fois qu’elle allumerait un feu avec ses silex, la toute première fois qu’elle couperait des choses avec son couteau, la toute première fois qu’elle consulterait sa carte. C’était le commencement de quelque chose, et rien ne commence sans son lot d’excitation.
Elle marcha toute la journée, restant à l’ombre aussi longtemps que possible, longeant des rivières, traversant des gués, gravissant des collines, se désaltérant régulièrement. Une fois la nuit tombée depuis plusieurs heures, elle s’arrêta dans un endroit dégagé et déposa son sac sur le sol. Lyana sortit son sac de couchage du sac et son dîner. Elle installa un campement avec le plus strict nécéssaire et savoura sincèrement la nourriture. Tout était toujours meilleur quand on avait fait des efforts.
Puis elle fit un brin de toilette et s’enroula dans son sac de couchage pour se protéger de la fraîcheur de la nuit.
***
Elle fut réveillée par le lever du soleil. Aussitôt, elle plia bagage et se remit en route.
Lyana voulait arriver à Nechssek le plus tôt possible; elle avait déjà perdu assez de temps.
Ses grosses chaussures de randonnée martellaient le sol à une allure soutenue. C’était aujourd’hui que commençaient réellement les choses. Ce soir, elle devrait avoir terminé la traversée de la sous-région de Tiliinhamé et se tenir aux pieds de la chaîne montagneuse qui s’élevait à un horizon chaque fois plus proche.
Selon ses calculs, son voyage durerait six jours: deux pour traverser Tiliinhamé, trois pour franchir la chaîne de montagnes et un dernier pour parvenir à Nechssek. Normalement, ce voyage ne durait pas aussi longtemps; tout au plus cinq jours selon les moyennes. Mais Lyana avait constaté depuis son réveil que son corps n’était pas aussi puissant qu’elle l’aurait voulu. Elle avait la sensation d’être physiquement capable de beaucoup plus que ce dont elle était capable.
Elle y avait beaucoup réfléchi, et s’était souvenue de son réveil. Elle avait eu la sensation que son corps se remettait tout juste à fonctionner, après un arrêt complet, et sans période d’adaptation. Elle se souvenait même s’être dit qu’il y aurait forcément des conséquences.
Lyana savait à présent qu’elle avait visé juste.
Son corps avait perdu la force qu’il devait posséder pendant son coma. C’était aussi simple que cela d’expliquer sa faiblesse étrange. Ses capacités physiques n’étaient pas à leur meilleur, mais elle était tout de même capable de marcher quatre jours avec seulement des noix de coco comme source de nourriture et d’eau. Cela restait donc du domaine du mystère, au même titre que le coma lui-même; comment peut-on se réveiller à un endroit inconnu sans aucun souvenir de soi-même?
Ces questions étaient en elle depuis bien trop longtemps déjà, et elle s’était si souvent penchée dessus qu’elles lui étaient à présent famillières, comme aurait été pour n’importe qui de normal son propre prénom ou l’étreinte de leurs parents. Et pour une fois, elle ne désespéra pas face à l’étendue de son ignorance. Elle trouverait des réponses, ça ne saurait tarder; et si elle ne trouvait pas de réponses, alors c’est qu’il devait en être ainsi. Elle accepterait de ne pas tout savoir et pourrait simplement recommencer de zéro. Recommencer une nouvelle vie, sans passé comprometteur, sans questionnements qui n’en finissent pas, sans mauvaises influences, sans rêves brisés ou histoires avortées.
Elle allait essayer de reconstituer ce qu’elle avait manqué, mais si jamais elle n’y parvenait pas, elle voulait que cette aventure ne soit que la préface d’un long roman qu’elle écrirait elle-même.
Sous ses yeux, le paysage défilait, et les grandes plaines se muèrent lentement mais sûrement en collines. Les rivières se raréfièrent peu à peu, toujours très nombreuses, mais apparaissant à de plus grandes distances les unes des autres. Le sol, marécageux, se solidifia de plus en plus, se couvrit d’une herbe moins humide, puis devint sec, caillouteux. Et les montagnes à l’horizon se rapprochaient toujours plus. Les sommets des plus hautes parmi elles étaient blanchis par un peu de neige, qui était quand même plutôt rare. Les pics s’élevaient vers le ciel par dizaines, et Lyana avait hâte de découvrir ce nouvel écosystème.
De voir le monde.
C’était son tout premier voyage. C’était ici que tout commençait.
***
Lyana avait déjà vu un coucher du soleil depuis le début de son ascension des montagnes. C’était le quatrième jour depuis qu’elle avait franchi les portes de Tiliinhamé.
Le troisième jour avait été le plus difficile. Les premiers kilomètres en montée lui avaient sacrément pesé. Son sac lui avait paru plus lourd, ses jambes moins fortes, le terrain beaucoup plus escarpé qu’il ne l’était. Tout semblait avoir empiré. Il faisait plus chaud, plus froid. Elle s’était rapidement déshydratée.
Ce fut en passant devant un ruisseau qui dévalait la pente pour rejoindre les plaines que le conseil de Lilia lui revint en mémoire. Elle s’était agenouillée et avait porté à ses lèvres, hésitante, fatiguée, un peu d’eau qu’elle avait recueilli au creux de ses paumes. Elle n’en avait pas envie, elle voulait juste avancer au maximum pour que cette journée soit finie et qu’elle puisse s’allonger bien à l’abri dans son sac de couchage.
L’eau lui avait pourtant fait un bien fou. Elle ne s’attendait pas à se sentir aussi mieux. Il fallait croire que son corps le lui réclamait depuis plusieurs heures déjà; elle ne l’avait vraiment pas vu venir.
Lilia avait donc raison: la déshydratation était réellement un des pires ennemis des voyageurs en montagne. Lyana nota qu’il faudrait qu’elle pense à boire régulièrement, même si elle n’en avait pas envie, pour être capable de soutenir le rythme qu’elle s’était imposée sans s’écrouler au bout de quelques heures.
Par la suite, elle avait bien fait attention à suivre cette nouvelle règle et les choses s’étaient améliorées. L’effort était devenu moins terrible et elle se surprit même à admirer le paysage.
Pendant les longues heures qu’elle avait passé à réfléchir, Lyana avait appris à mesurer combient elle était fatiguée. En général, quand elle prenait le temps de regarder le paysage, c’était qu’elle n’avait pas de problèmes. Elle était capable de marcher à un rythme soutenu, tout en pensant à autre chose; elle ne faisait pas attention aux kilomètres.
Mais le problème se posait quand elle cessait de regarder autour d’elle. Là, elle se mettait à fixer ses pieds et le sol qui défilait. Elle décortiquait profondément le moindre petit pas et se noyait elle-même dans des discours d’encouragements presque décourageants, du genre “tu n’as jamais été aussi proche de l’arrivée” ou encore “plus que quelques heures”.
Dans ces moments là, la seule chose qui l’aidait vraiment était de faire une pause. Elle ne devait pas être trop longue, une dizaine de minutes lui suffisait généralement. Elle s’asseyait sur le bord du chemin et s’allongeait sur le dos, redressée tout de même par son sac qu’elle n’enlevait pas. Elle buvait un peu d’eau, mangeait éventuellement quelque chose et puis elle regardait en arrière. Elle regardait tout le chemin qu’elle avait déjà fait.
Au loin, on voyait toujours Tiliinhamé, nichée entre ses murailles sur son île. Lyana imaginait les habitants vaguer à leurs occupations, tranquilles. Elle imaginait ce que pouvaient bien faire Ellie et Lilia au même moment où elle pensait à elles et regardait peut-être vers elles.
Elle regardait Tiliinhamé, et plus particulièrement la distance qui la séparait de Tiliinhamé. Elle pouvait presque compter les kilomètres, compter le nombre d’heures qu’elle avait déjà parcourus. Ca lui remontait drôlement le moral.
Ce qu’elle faisait aussi c’était se donner des petits objectifs. Comme par exemple, “grimper jusqu’à cet arbre là”, on “arriver jusqu’à ce rocher biscornu”. Ca lui permettait de cocher des petites cases une à une, de remplir des objectifs plus petits pour être capable de garder la cadence jusqu’en haut. En réalité, et elle s’en rendait bien compte, tout cela était simplement une question de mental. Et elle trouvait qu’elle se débrouillait plutôt bien.
Cette quatrième journée s’était beaucoup mieux déroulée. Son corps semblait s’être habitué aux efforts qu’il devait fournir et la randonnée s’était muée en un moment de calme, de plaisir et de réflexions. Elle se rendait bien compte qu’être seule, complètement seule, était très rare. Il était bien sûr toujours possible de se sentir seule, mais ce n’était pas du tout pareil.
Se sentir seule, c’était triste. C’était penser que personne ne peut être là pour soi, que l’on n’en vaut pas la peine. Se sentir seule, c’est purement de l’insécurité, du manque d’amour propre et un désir profond d’interaction humaine. De relations.
Être seule physiquement parlant, c’était autre chose.
Et être complètement seule, dans le sens être le seul être humain à des kilomètres à la ronde, c’en était encore une autre.
Cela voulait dire qu’elle pouvait faire littéralement n’importe quoi, et il n’y aurait personne pour la juger à part elle-même. Elle pouvait crier, elle pouvait faire des roues, parler seule, dire des inepties ou des mensonges ou des profondes vérités. Personne ne l’entendrait, personne ne la verrait.
Mais ce que Lyana aimait surtout, c’était l’espace et le silence.
Elle avait toute la place pour elle seule. Elle pouvait emplir l’espace comme elle le voulait. Elle pouvait se mettre dans n’importe quelle position, elle pouvait faire autant de bruit qu’elle voulait ou ne pas faire de bruit du tout, et cela sans être dérangée par le bruit des autres. Elle pouvait occuper une clairière entière avec son minuscule campement, elle pouvait éparpiller ses affaires partout par terre.
C’était à elle de décider comment elle voulait occuper cet espace.
A elle, et à elle seule.
Ca laissait aussi la place à son esprit de s’épanouir. A ses réfléxions d’exister. A ses questions de se poser clairement, sans complications, sans sons en trop. Sans aucune pollution, des versions aussi claires et pures que possible de ce qu’elle avait à dire et à penser.
Elle adorait avoir cet espace et cette clarté d’esprit, et c’est pourquoi elle adorait marcher seule.
En voyant le ciel s’obscurcir un peu, elle décida de s’arrêter pour contempler ce spectacle qui était sûrement son préféré au monde. Le soleil tomber derrière la ligne d’horizon en projettant ses derniers rayons dorés dans le ciel. La très vaste palette de couleurs changeantes de la robe que revêtait le ciel. Les étoiles qui apparaissaient peu à peu, scintillantes, innombrables.
A Tiliinhamé, la nuit était éclairée par des lampadaires.
Dans les montagnes, la nuit était éclairée par des étoiles et par la lune.
***
Lyana ne savait absolumment pas à quoi était censée ressembler Nechssek. Enfin, c’était une ville, mais elle n’en savait pas beaucoup plus.
Pendant les heures qu’elle avait passées à se documenter dans la bibliothèque de Nautilus, elle avait vu passer quelques textes sur la cité des montagnes, mais aucune image n’était venue l’éclairer. Elle savait seulement que c’était la capitale de la Région Est et que c’était l’Ordre de Sylviana qui y faisait la loi.
Après qu’elle ait pris sa décision, elle avait encore passé quelques heures dans cette bibliothèque, (qui, décidément, lui apportait pas mal de réponses!) et elle avait fait quelques découvertes quand aux cathédrales. Notamment qu’il y en avait une dans chaque grande ville, et que, selon les régions, on y vénérait une divinité spécifique. C’était un peu compliqué à comprendre, mais elle avait fini par y arriver.
En résumé, les citoyens d’Asgjë croyaient tous à l’existence de quatre grandes divinités: Mère Terre, la Dame des Eaux, le Maître des Flammes et le Sage des Vents. Ces quatre deités avaient ensemble crée le monde et ses habitants. Ces derniers appartenaient tous à un peuple spécifique, qui était relié à une des divinités. Et cela avait divisé le monde en quatre grandes régions: le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. La Région Centrale avait été ajoutée plus tard pour des raisons logistiques. Donc, chaque habitant vénérait une divinité différente selon sa région, son appartenance à tel ou tel peuple, tout en croyant à l’existence des trois autres.
Et tout cela était également relié à l’existence du point central, aussi appelé Oasis du destin, ou Le lieu de toutes les rencontres, selon la situation. Le point central était la jonction de tous ces territoires. Il était le centre de tout, et également le centre des croyances. Là-bas on ne vénérait pas une mais quatre divinités à la fois et le sanctuaire situé en son plein centre était dedié à l’histoire de ces quatre divinités.
Les livres lui avaient été d’une utilité incroyable, l’aidant profondément à comprendre comment fonctionnait ce monde dont elle devait tout apprendre.
Elle avait notamment réussi à comprendre la politique dans ses grandes lignes. Chaque région était gérée par un Ordre: Nautilus pour la Région Nord, Sylviana pour la Région Est, Zéphyrion pour l’Ouest et Pyralis pour le Sud. Ces Ordres étaient responsables de protéger les citoyens de la Région et de la sous-région qui leur correspondait, exactement comme Lilia, qui était Commandante Générale de Nautilus. Chaque Ordre était indépendant mais lié au SGA, le Système Gouvernemental d’Asgjë, qui servait d’organe articulateur entre tous les Ordres.
Mais bon, tout cela ne l’aidait pas réellement à savoir à quoi ressemblait donc cette cité imprenable, et son imagination allait bon train.
Toutes ces heures passées à marcher ne faisaient que favoriser son imagination et son développement dans les scénarios les plus fous. Elle avait tout le loisir d’inventer une vie à des personnages imaginaires qui ne prendraient jamais forme. De leur donner un nom, une histoire, une famille, des émotions, des réactions impulsives ou un manque de réaction, des pensées intrusives, une vie parfaite, une vie terrible, des problèmes, une incroyable santé mentale, une mauvaise santé physique, elle pouvait choisir ce qu’elle voulait. Elle pouvait décider de leur avenir et du déroulement de leur histoire.
Quelque part, elle se disait qu’elle était un peu comme ces personnages. Elle était une page blanche, une créature humaine dont quelqu’un avait tracé le destin. Quelqu’un avait imaginé son histoire, son caractère, son nom. Quelqu’un lui avait attribué l’incertitude et toutes ces questions. Quelqu’un avait décidé de son histoire, et quelqu’un avait décidé qu’elle n’aurait pas d’histoire. Ou peut-être qu’elle même avait imaginé tout cela dans une autre vie, alors qu’elle était quelqu’un d’autre, ou alors qu’elle n’était personne, simplement une âme perdue dans les labyrinthes de sa propre imagination et dans le loisir de s’incarner dans le corps qu’elle avait choisi?
Si jamais elle avait eu le choix, est-ce que Lyana aurait décidé de s’incarner dans son propre corps? Est-ce qu’elle aurait décidé de devenir Lyana Terrin, la jeune fille amnésique qui part à la recherche de son passé?
Est-ce qu’elle n’aurait pas eu une impulsion étrange et venue d’en haut lui enjoignant de choisir cette vie là? Est-ce que son âme avait besoin de vivre ce qu’elle vivait?
Lyana n’en avait absolumment aucune idée. Et en vérité, elle n’avait pas besoin d’avoir les réponses. Si elles devait les avoir, elle les aurait une fois le moment venu, et si elle ne devait pas les avoir, eh bien elle ne les aurait pas. C’était aussi simple que cela et elle ne passerait pas son temps à se demander ce qui se passait après la mort parce que, certes, elle adorait se poser des questions, mais au bout d’un moment il fallait bien qu’elle trouve de quoi y répondre, et ces sujets là ne pouvaient tout simplement pas être résolus. Ou mieux: ils pouvaient être résolus, mais seulement après la mort, et Lyana ne comptait pas quitter cette vie de sitôt.
C’était le dernier jour d’ascension des montagnes. Derrière elle se dressaient déjà quatre ou cinq pics qui se dressaient vers le ciel comme des doigts inquisiteurs. Les gravir n’avait pas été de tout repos, mais à présent que ces étapes étaient passées et que son voyage touchait presque à sa fin, elle se sentait plus paisible.
Elle en avait bien besoin, de ces heures de réfléxion.
Cela faisait donc trois jours qu’elle profitait du silence montagnard et le col qu’elle devait passer pour arriver de l’autre côté de la chaîne de montagnes et entamer sa descente vers Nechssek n’était plus qu’à quelques heures de marche. Elle était fière du chemin qu’elle avait déjà parcouru et de tout ce temps qu’elle avait eu pour réfléchir.
Lyana se concentra sur un peu plus sur l’effort à fournir dans le dernier kilomètre. Le sol défilait sous ses pieds à une vitesse qu’elle n’avait pas remarquée plus tôt. En vérité, elle s’était mise à accélérer. Avancer plus vite parce que c’était bientôt fini.
Une poussée d’adrénaline avant la fin.
Elle serra de ses poings les anses de son sac à dos qui entouraient ses épaules et essuya la sueur qui perlait sur son front. Etrangement, tout semblait plus réel maintenant qu’elle y faisait attention. La chaleur dans ses chaussettes, la sueur qui dégoulinait partout sur son corps, le frottement de son sac contre son dos, le martèlement de ses pieds contre le sol.
Une brise rafraîchissante souffla, carressant sa nuque. Elle frissona. Elle sentait peu à peu le temps se rafraîchir, à mesure que le soleil descendait vers la ligne d’horizon. Lyana montait de plus en plus, elle grimpait une montagne et l’altitude venait toujours avec son lot de fraîcheur.
Cette nuit elle devait camper au col, elle espérait juste qu’il ne ferait pas trop froid cette nuit là. Elle n’avait rien d’autre que son sac de couchage pour lui tenir chaud.
Lyana fit un dernier pas et, les yeux rivés au sol, remarqua que le terrain s’applanissait. Elle releva la tête, et devant, elle, il n’y avait plus de montée. Plus du tout de montée.
Plus que de la descente, plus que des petites montagnes en contrebas.
Elle était arrivée en haut.
Lyana lâcha un cri de joie, heureuse d’avoir enfin terminé cette ascension certes riche en temps de réfléxion, mais tout de même assez épuisante. Elle prit le temps de contempler le paysage en contrebas, les sommets acérés qui se dressaient vers le ciel, certains couverts de neige, d’autres, plus bas, le haut à découvert. Dans la nuit tombante, on ne voyait plus grand chose, à part peut-être cet agglutinement de lumières au loin.
Lyana pouvait voir des lumières.
Des lampadaires.
Nechssek était droit devant.