Maria
« Nous avons des intérêts en commun, et nous pourrions en avoir encore davantage à l’avenir. C’est une raison qui me suffit, tant qu’elle sera là, vous pouvez compter sur moi comme si j’étais votre plus fidèle alliée, j’irai jusqu’où la nécessité l’exige. »
Maria à Gabriel lui demandant pourquoi elle l’aide particulièrement lui, Verdun, 1881.
Heureusement, il y avait un membre du Conseil qui ne doutait de rien en ce moment, et qui ne manquait pas d’espoir, à l’image des Parisiens que Maria apercevait depuis la fenêtre de sa voiture à cheval, en chemin vers le Palais de l’Élysée.
Le Général va sauver le pays et terminer la guerre, disait-on dans tout le pays, lorsque ces messages à la gloire du sauveur de la nation n’étaient pas griffonnés sur les murs de la capitale, malgré tous les efforts des autorités pour les effacer avant midi. Il n’y a pas un jour qui passe sans que ce cher général n’y gagne, se réjouissait la Française du Conseil auprès de Jasper et Raphaël, il y a sûrement quelque chose à en retirer, quelques cartes à abattre après celle que je vais poser.
Car si elle se rendait au palais présidentiel, c’était évidemment pour y gagner quelque chose elle aussi, pour profiter du climat qui devait y régner en ce moment-même. Et, quand elle vit le ballet des voitures entrant et sortant de l’Élysée, puis les visages fermés de tous ceux qui les empruntaient, son fin sourire écarlate se changea fugacement en un rictus carnassier, le régime est aux abois, l’heure du festin se rapproche. Certes, Gabriel conduisait la France vers la victoire, mais tous savaient qu’il ne portait pas la République dans son cœur, qu’il avait une piètre opinion des élites bourgeoises qui dirigeaient actuellement le pays, sans que l’on sache exactement à quelle théorie politique il se rattachait. Et, depuis le début de la guerre, son aura n’avait fait que croître, jusqu’à s’étendre bien au-delà de la troupe ou des milieux autoritaristes, jusqu’aux familles des soldats victorieux et reconnaissant de l’être. Pourtant, le problème principal n’était pas exactement cet amour que le peuple lui vouait, ni même les troubles violents qui se multipliaient - sous le poids des restrictions ou des cadences que le LM ne parvenait plus à apaiser. La vraie menace, c’était la Grande Offensive Nationale, dans laquelle Gabriel avait engagé presque toutes les forces armées, malgré les tentatives du gouvernement pour freiner ses ambitions et contenir son emprise sur les colonels et capitaines. Même le tout nouveau Département de Médecine Nouvelle l’avait suivi de l’autre côté du Rhin, avec tous les barils de LM qu’ils avaient pu emporter, puis tous ceux que Solar Gleam France continuait de leur faire parvenir, sur ordre de Maria. Alors, bien que la République ne doute pas que le Général et ses hommes puissent vaincre, le président Thias craignait le retour de ce petit César, à la tête d’une armée si adoratrice de son chef qu’elle ne répondait plus qu’à lui.
L’objectif du président comme de son premier ministre, Monsieur Brillant, était donc très simple, mais aussi très compliqué et urgent, d’où cette agitation dans les couloirs du palais présidentiel que Maria traversait, avec ses deux chasseurs dans son sillage. La République devait réduire la menace posée par ce général, par tous les moyens, dans tous les secteurs et à n’importe quel prix, quitte à faire tomber quelques têtes. Cependant, entre le soutien dont il bénéficiait et le sentiment d’union nationale, il était impossible de purger franchement l’administration et l’armée sans déclencher des émeutes – le peuple n’aurait pas aimé voir des luttes de pouvoirs entraver sa marche vers la victoire finale. Alors, c’est tout naturellement que la Lune Pâle vint proposer son aide au président affaibli, avec la ferme intention de prendre la direction du DMN tel qu’elle aurait déjà dû le faire. Et la déférence avec laquelle il l’accueillit dans son bureau ne fit que lui confirmer ce qu’elle savait déjà : elle allait pouvoir imposer ses vues, il suffisait de le présenter de la bonne façon. D’ailleurs, elle ne manqua pas de bien le lui faire comprendre, elle voulait un contrôle total sur le nouveau Déméne et le droit de réquisitionner toutes les installations de Solar Gleam si nécessaire, afin de contrôler la menace posée par les partisans de Gabriel. Bien sûr, le président contesta ces exigences démesurées, avec presque autant de virulence que son premier ministre qui parlait de pacte avec le Diable, mais ils durent se rendre à l’évidence tous les deux, c’était un risque à prendre. La République devait ramener l’ordre au plus vite, et pour cela, il fallait se redonner une infrastructure de distribution du LM - cette molécule qui faisait tourner la machine de guerre tout en déviant la colère du peuple vers toutes sortes d’autres passions. Car le Général n’était pas le seul à causer du trouble dans le pays, il n’y avait pas une semaine sans que des rebelles socialistes ne gagnent en influence, le régime était comme pris en tenaille par le peuple et son armée.
Ainsi, le premier ministre dut se résigner à laisser Maria dicter ses conditions au président avec la mort dans l’âme, sous les sourires agaçants de Jasper et Raphaël – dont elle refusait de se séparer, en espérant que les iris verts balafrés du premier ou le regard perçant du second fassent leur effet.
— J’ai bien étudié le fonctionnement du RFA tel qu’il fut conçu à l’origine, et je suggère que nous l’imitions à ce sujet. » alla-t-elle jusqu’à proposer, avant de remarquer les regards de nouveau réticents, presque agacés des gouvernants qu’elle croyait mettre si facilement dans sa poche. « Plus nous nous préparerons vite, plus nous pourrons sauver notre pays d’un tyran.
— Ne soyez pas présomptueuse, Mademoiselle. Je n’attends pas du Déméne qu’il nous sauve, simplement qu’il se conforme aux lois et qu’il rentre dans le rang lorsque le pouvoir l’exige. D’ailleurs, je ne vois pas comment vous pourriez arrêter ce petit César assoiffé de sang si je vous le demandais. » s’exaspéra le président Thias devant autant d’insistance. « Que vaut un département de blouses blanches contre une armée ? Allons, soyons sérieux …
— Pourtant, il pourrait bien y parvenir si vous m’en donnez les moyens. » le corrigea-t-elle sans se démonter, et en faisant de son mieux pour ne pas répliquer trop sèchement à tant de condescendance. « À votre avis, que penseront les mutins de Gabriel si nos chasseurs détruisent leurs dépôts de munitions et de LM dans la nuit ? Si nous pouvons saboter leurs canons ou empoisonner leurs rations ? Nos chasseurs se révéleront bien plus utiles que vous l’imaginez, surtout lorsqu’il s’agira de réprimer les émeutes qui éclateront dès que vous annoncerez de nouvelles mesures de rationnement. Ils sont la meilleure solution pour régler des problèmes insolubles avec un minimum de pertes, vous n’aurez pas à affronter Gabriel pour détourner ses troupes de lui. » leur résuma-t-elle, avant de leur présenter Jasper et Raphaël, deux chasseurs aussi loyaux qu’accomplis.
En vérité, et bien qu’elle se gardât de le révéler, elle ne comptait pas réellement trahir ce bon général, mais jouer sur plusieurs tableaux était tellement plus intéressant et excitant – sans compter qu’elle pourrait toujours continuer d’approvisionner Gabriel en secret depuis les Arthuries, si cela devait être nécessaire.
Heureusement, le président et son premier ministre n’en avaient pas le moindre soupçon, ils étaient trop réjouis à l’idée de se doter d’une telle arme, au point de céder sur toutes les promesses qu’elle leur fit miroiter jusqu’à la fin de cet entretien. C’est donc avec l’assurance de diriger ce nouveau DMN, que la Française du Conseil ressortit de l’Élysée pour monter directement dans sa voiture, en échappant aux questions des journalistes présents. Bien sûr, Jasper ne put s’empêcher de remplir ce rôle, dès que leur voiture franchit le porche du palais présidentiel car, jusqu’à présent, Maria ne s’était jamais autant intéressée à ce Déméne. Pourtant, c’était elle qui avait inspiré cette idée à Gabriel puis à l’Armée Française, après sa victoire retentissante de la guerre russo-turque. Seulement, hormis quelques collaborations opportunes, elle ne s’y était pas impliquée plus que cela, elle n’avait ni cherché à en prendre la direction, ni même à l’intégrer.
C’est étrange qu’elle accepte de lier sa carrière au Déméne ou qu’elle parle de défendre la République, se répétait-il depuis la réunion, jusqu’à finir par le lui demander.
— Je fais ça pour assurer mes arrières, réfléchis. Je t’ai déjà dit que Solar Gleam se transformait lentement en planche pourrie, je dois me préparer à l’avenir. Avec le nouveau Déméne, je pourrais saisir les sites de Solar Gleam France, y compris les bassins d’Indochine, puis lorsque nous aurons vaincu l’Allemagne, je ferai le nécessaire pour que le Déméne prenne les droits d’exploitation sur leur sites alpins. Même si Solar Gleam coule dans ses propres dérives, je retomberai sur mes quatre pattes, ça ne m’atteindra pas d’un cheveu. Et pour finir, le meilleur moyen de s’assurer la coopération des autorités, ça reste de les diriger, je ne vais pas simplement gagner en moyen, je vais gagner en liberté. » exposa-t-elle d’une seule traite, sans la moindre hésitation, lorsque Raphaël lui suggéra une idée encore plus téméraire.
— Si Arcturus Seafox rencontre des difficultés avec ces cités, tel qu’il vous l’a avouée dans ces derniers messages, ne serait-il pas opportun que les bassins italiens et suisses vous soient également confiés ?
— J’y ai déjà pensé, mais Arcturus ne l’acceptera jamais, il est trop fier de ses cités et de leurs libertés. Je deviendrais sa rivale, et ce n’est pas ce que je veux. » lui répondit-elle, en jetant un regard lassé aux travaux inachevés qui défilaient à sa fenêtre, soit tout l’inverse de Jasper.
— Mais tout de même, tu es sûre de pouvoir réussir à t’imposer à l’État aussi longtemps que tu l’espères ? Pour l’instant, tu peux agiter Gabriel comme un chiffon rouge devant eux et leur paraître indispensable, mais si l’Allemagne venait à vaincre la Grande Offensive Nationale ? Ou si Gabriel changeait d’avis et se rangeait ? » l’interrogea-t-il, mal à l’aise devant des intrigues politiques d’une telle ampleur – lui qui n’était encore qu’un cadet lorsqu’il découvrit où pouvait mener la sédition et la désertion ...
Pourtant, il n’y avait aucune tiédeur à avoir selon sa patronne, surtout au sujet du Général qu’elle voyait bientôt à Berlin, même avec une République traînant des pieds derrière lui.
Bien sûr, Jasper lui rappela les nouvelles confuses qui arrivaient de l’est, selon lesquelles la Russie subirait de graves déconvenues en ce moment-même, mais ça ne changeait rien aux perspectives de la Franco-Polonaise. Pour elle, leurs hordes de paysans ne cesseront pas de déferler sur une simple défaite, elle était sûre que le Tsar ne pouvait être vaincu maintenant que l’Allemagne était forcée à la défensive par la France. Dans le pire des cas, ils iront massacrer les Turcs pour se redonner du prestige, et ils reviendront en bon ordre dès le printemps prochain, en vint-elle à conclure lorsqu’il souligna le fait que le peuple semblait perdre confiance dans le pouvoir impérial, l’étau se referme, cela prendra le temps qu’il faudra mais ils n’y réchapperont pas. D’ailleurs, Maria n’en demandait pas plus, elle n’était pas spécialement pressée, contrairement à ce qu’elle avait fait croire aux deux gouvernants. Son seul souci, c’était de préparer le Déméne en vitesse pour qu’à la fin de cette guerre victorieuse, lorsque le général et le président se confronteront, elle puisse faire jouer la concurrence en pesant d’un côté ou de l’autre selon les gains qu’elle pourra encore obtenir. Quant à Jasper, il finit par se réjouir quand elle sourit pour lui confier qu’elle ne l’avait pas oublié, ni lui ni ses compagnons, puisqu’ils allaient tous prendre du galon dans les prochains mois. Après tout, ils étaient parmi les meilleurs spécialistes français de la chasse au mutant, et les plus fidèles officiers qu’elle pourrait avoir à disposition, même s’ils manquaient de formation en la matière - à part Théodose, pour qui ce ne serait que des rappels. Alors, en conclusion, l’Alsacien se contenta de faire remarquer à sa patronne qu’il était maintenant devenu spécialiste de la chasse au mutant, qu’il ne cessait d’accumuler les distinctions prestigieuses, que sa carrière héroïque était phénoménale, jusqu’à finir par la faire rire en avouant qu’elle n’avait pas trouvé mieux. D’autant plus qu’elle n’avait effectivement pas trouvé mieux que son Alsacien au regard fêlé, il était exactement ce qu’elle cherchait à reproduire avec son Déméne – du moins, pour une première étape …
D’ailleurs, cela allait aussi être l’occasion de passer enfin aux choses sérieuses, son laboratoire privé avait beau être ultramoderne, il commençait à devenir vraiment trop petit …
Pourtant, à l’hôtel particulier des de La Tour, l’ambiance était très loin des ambitions grandioses auxquelles rêvaient l’aînée sur le chemin du retour.
En effet, ses cinq élèves avaient tendance à se relâcher quand leur professeur n’était pas là, tout comme les quelques domestiques et vigiles qu’Henri voyait discuter dans la cour intérieure, alors qu’il errait dans les couloirs après s’être occupé de nettoyer le bureau de sa nièce – interdit d’accès aux autres employés. Quant à Alessandre, il cuvait de sa longue nuit au bordel pendant que Théo était de garde auprès du singe parlant, enfermé dans une pièce à l’écart et maintenu sous observation. Enfin, c’était surtout Anastasia qui s’occupait de garder la guenon en réalité, et c’est d’ailleurs là-bas que le majordome comptait se rendre pour passer le temps, en attendant le retour de Maria qui sonnerait la fin de la récréation pour tout ce petit monde. La pièce où le singe avait été installé n’était alors qu’un petit grenier, doté d’une seule fenêtre qui ne donnait pas sur la rue, de telle sorte qu’aucun étranger ne puisse l’apercevoir. Mais depuis qu’il avait été déplacé ici, le petit grenier était devenu l’un des lieux les plus animés de la maison – avec le laboratoire et la salle d’armes. D’ailleurs, ce jour-ci ne dérogeait pas à la règle, tel qu’Henri le comprit dès qu’il entendit les éclats de voix d’Anastasia, résonnant derrière la porte qu’il ouvrait en souriant déjà de ce qu’il entendait.
Et pour cause, après avoir appris son jeu de cartes à sa grande sœur, l’adolescente avait décidé de l’apprendre au primate, sans imaginer à quel point ça serait compliqué.
— Nul ! Nul ! Nul ton jeu ! Pourquoi loup manger pigeon ? Ça pas de sens encore … » contestait le singe en regardant ses cartes, l’air de ne rien y comprendre.
— C’est le jeu, c’est comme ça, c’est une question de valeurs ! Alors, c’est à moi et –
— Pigeon voler, loup pas pouvoir attraper, pigeon rester sur terrain ! » continuait-il à s’obstiner, tandis qu’Henri franchissait le pas de la porte pour le voir agiter sa carte avec véhémence, visiblement en désaccord avec les règles pour la énième fois sans que ça n’ait découragé la jeune fille.
— Jasper a réussi à jouer à la bataille avec elle, elle va réussir. » répondit-elle à son oncle, avant de s’obstiner à répéter certaines règles au primate, tandis que Théo relevait fugacement la tête d’un recueil de psaumes chrétiens pour saluer son nouveau compagnon de veille – ce qui ne manqua pas d’intriguer le vieux Polonais.
S’il n’avait jamais caché sa foi catholique, il ne s’était jamais montré très croyant non plus, au point qu’Henri ne l’avait jamais vu avec une Bible à la main, en presque dix ans maintenant.
Mais dès qu’il lui demanda où l’Aquitain avait acheté ça, il comprit pourquoi ce dernier s’était mis à ce genre de lecture. Depuis les évènements de Fatima, Théodose semblait bouleversé et pensif, comme s’il avait reçu une révélation religieuse, et il cherchait maintenant quoi en faire ou en penser. Au-delà des questionnements sur son propre salut, il se demandait comment le monde allait évoluer autour de lui, dans quelle mesure les anges pourraient venir s’y mêler, ou la façon dont il devrait se comporter si la Providence venait exiger quelque chose de lui. Et plus curieux encore, Anastasia révéla à son oncle que sa sœur se poserait actuellement les mêmes questions – ce qui ne saurait être sans conséquences …