Malheureusement, Henri ne savait trop quoi lui répondre, si ce n’est qui vivra verra. Quant au singe, il avait d’autres problèmes plus concrets.
— Si Ana pas jouer, moi pouvoir jouer deux tours à la suite ? » finit-elle par demander au majordome, avant que sa nièce ne s’empresse de jouer son tour pendant qu’il allait s’attraper une chaise pour les regarder, sous les sourires de Théo - lui qui aurait payé pour se libérer de cette corvée. « Pigeon attaquer ! Pigeon faire une blessure ! » reprit le singe, plus motivé que jamais à l’idée d’avoir un spectateur même si ce n’était toujours pas son tour, et même si ce dernier restait gêné par un détail plutôt dérangeant.
— Si nous ouvrions la fenêtre pour profiter de l’air de la cour ? Cette pièce sent particulièrement le... renfermé. » lâcha Henri, tandis que le visage du singe se décomposait d’une allusion aussi insultante, avec une expression très humaine qui lui fit tomber la mâchoire, jusqu’à ce que Théodose ne leur rappelle les règles du confinement : interdiction d’ouvrir sauf à des heures précises et sous surveillance, aucun contact imprévu avec l’extérieur. « Personne ne va venir jusque dans la cour pour grimper à la fenêtre. D’ailleurs, nous laissions bien la fenêtre ouverte au début, pourquoi faudrait-il la fermer maintenant ? » s’étonna-t-il, sous les airs attristés d’Anastasia qui avait déjà bataillé dur pour que le singe puisse garder son droit à l’air libre, malgré les arguments que Théo leur répétait.
— Des assistants de Maria l’auraient surpris à parler tout seul ou à on ne sait quoi. Elle n’a jamais voulu le dire. » résuma-t-il, en poursuivant sur les inquiétudes de Maria au sujet d’un éventuel espion, jusqu’à ce qu’un silence ne s’installe et ne laisse timidement dire au singe que c’était à Ana de jouer.
— À qui parlais-tu, ma grande ? » préféra-t-elle lui demander, sur un ton adorable qui fit fuir le regard de la guenon quand elle avoua piteusement qu’elle s’ennuyait dans sa cage, qu’elle parlait au vent pour s’occuper. « Tu confiais tes peines aux oiseaux… » se désola-t-elle avec une empathie sincère, digne de celle d’Alessia, lorsque le singe redressa soudainement la tête, visiblement plus que surpris par cette réplique.
Pourtant, il n’y a rien d’étonnant à ça, tel qu’Anastasia lui fit remarquer, elles avaient beau être d’une espèce différente, ça ne l’empêchait pas de comprendre sa peine, sans même parler de son deuil. Seulement, ce n’était pas ça qui avait surpris le singe, le vrai sujet : c’était comment tu savoir que je parler aux oiseaux ?
Durant un instant, tous se figèrent alors d’étonnement, se regardant avec hésitation jusqu’à ce que le primate ne lâche un petit cri d’étonnement, en plaçant ses mains devant sa bouche, comme si son secret venait d’être révélé sur une erreur enfantine. Puis, dès qu’Anastasia eut fini d’en ricaner derrière ses cartes, ils demandèrent aussitôt de quoi le singe pouvait bien discuter avec des oiseaux en passage à Paris. Mais avant, il fallait lui promettre que ces informations n’aboutiraient pas à une nouvelle privation de liberté de la part de Maîtresse, et la petite sœur de ladite Maîtresse eut beau lui promettre que cette dernière serait intéressée par un tel talent, ça n’allait pas suffire. Heureusement, Théodose avait l’argument imparable qui permit à Anastasia d’économiser ses insistances, tout en amusant son vieil oncle, un terme que le chimpanzé ne saisissait pas encore. Il lui apprit donc qu’Henri était le frère cadet du père défunt de Maîtresse, l’ancien chef du clan, et le mâle le plus âgé sur lequel l’autorité incontestée s’était reportée à la mort des patriarches des Kochanowski et des de La Tour - rien que ça.
En bref, c’était une véritable révolution dans le petit monde de la guenon, au point qu’elle se sente suffisamment en confiance pour tout révéler, non sans avoir félicité son nouveau chef de clan au préalable.
— Je discuter avec oiseaux qui passer devant la fenêtre. Nous discuter beau temps, repas, chose de Nature et de Humains, discussion jamais finir ! Pigeons grands amis, ils avoir toujours chose pour parler. » reprit calmement le primate, pour qu’Anastasia ne le relance aussitôt sur la façon dont elle communiquait avec les autres animaux, d’un air si enthousiaste que cela en motiva la bête. « Oui ! ils répondre dans langue à ils comme tous les animaux, pas langue de vous, ni langue de je. Je comprendre tout, mais … Pigeons être un peu con, ils vite tourner en rond dans réflexion ! » s’amusa la bête en tapant dans ses mains, en se prenant petit à petit au jeu des questions. « Quelquefois, corbeaux venir discuter. Corbeaux réfléchir beaucoup, ils être plus intelligents des oiseaux ! Enfin, si oiseaux pouvoir être intelligents ! » ajouta-t-elle, prête à éclater de rire, pendant qu’Anastasia reprenait déjà en lui demandant ce que les corbeaux pouvaient lui raconter de si intelligent. « Corbeaux avoir bonne mémoire, ils rapporter nouvelles du monde lointain. Ils parler beaucoup des humains qui se tuer entre clans dans direction où soleil se lève. Ils dire que humains transformer Nature dans combats, ça chose que singes pas pouvoir faire ! Ça être grand ! » clama-t-elle avec admiration, avant que Théodose ne corrige les propos de la bête, lui qui avait déjà vu plusieurs batailles avec les années, c’était plus tragique que grandiose. « Non. Combat faire partie de vie pour forts, ça concentrer leur colère, ça montrer à faibles qui être fort, et faibles obéir à forts, car forts risquer vie pour droits et devoirs sur faibles. Ça être ordre de vie, ça bien, ça clair, ça nature immuable comme dire Maitresse. Exemple, je préférer à Maîtresse, elle très forte et avoir mâles qui combattre pour elle ! Je rester dans calme grâce à force à elle ! Je survivre plus longtemps que très fort qui mourir pour être fort ! » résuma la guenon d’un air très satisfait, en ricanant avec l’Aquitain qui se contenta de lui répondre qu’elle ne s’embêtait pas des détails, ni de la morale.
Seulement ce n’était pas le sujet qui intéressait la petite sœur de Maria. La vraie question selon elle, c’était de savoir si cette communication inter-espèces était un phénomène nouveau ou s’il existait depuis toujours, chose à laquelle le primate ne pouvait répondre.
En fait, c’était à la fois nouveau et familier, comme un savoir perdu puis retrouvé après une période d’obscurité. Dans la majorité des espèces, des vieux récits se transmettaient au sujet d’ancêtres qui auraient obtenu le don de la parole universelle ou façonné leur langage, sans que la guenon ne sache s’ils avaient un fond de vrai. En revanche, elle était certaine que la plupart des animaux étaient redevenus muets, qu’ils ne redéveloppaient ce don si pratique que depuis quelques années, de façon épisodique et plus ou moins poussée. D’ailleurs, ils ne comprenaient pas comment s’en servir la plupart du temps, ils ne savaient pas former des phrases, ni retenir des concepts trop complexes. Ils redécouvraient tout juste cette magie, à leur rythme et à leur manière.
Quoi qu’il en soit, évolution faire marche, le singe en était persuadé, même si l’être humain restait exclu de ce grand mouvement de la Nature, au grand regret d’Anastasia.
— Toi, tu arrives bien à nous comprendre, à nous parler et à leur parler. Alors pourquoi tu peux parler à tout le monde et pas les autres ? » lui demanda-t-elle, avant que le chimpanzé ne se redresse fièrement pour lui répondre.
— Oui, mais moi être encore plus intelligente que corbeaux ! Moi comprendre grammaire et syntaxe comme dire Maîtresse, ça être force de l’homme. Pas pouce, ou deux pattes, juste phrase, ça être début de gloire pour espèce. Ça permettre discussion très profonde, plus vaste que ciel ! Avec ça, Humain faire des grands territoires, apprendre à manipuler chiffres, à comprendre soleil et lune, à se connaître lui-même aussi ! Nous découvrir ça petit à petit et échanger expériences de chaque espèce, comme faire Maîtresse ! » s’exclama-t-il, pour que Théo n’insiste sur le fond de la question : pourquoi les hommes n’étaient pas intégrés dans ce langage universel. « Ah, je pas savoir pour ça. Je savoir que Voix de Forêt d’en Bas dire que Humains avoir lien très proche avec elle, dès origine de Humains. Humains être animaux aussi, mais à part, animaux modifiés, comme je modifié par Maîtresse. » lâcha-t-il, lorsque que tous se figèrent à nouveau d’étonnement devant elle, puis qu’elle ne remette ses mains devant sa bouche par peur d’en révéler plus.
Mais là encore, le primate en avait déjà trop dit, que ce soit la jeune fille ou les deux hommes, aucun ne la laisserait en paix tant qu’elle n’aurait pas expliqué ce qu’était cette Voix de la Forêt d’en Bas, ou le lien qu’elle entretiendrait avec l’espèce humaine.
Et ils comptaient bien tout lui faire avouer, même s’il devait mettre plusieurs heures pour le dire avec ses mots – des heures au bout desquelles Maria finirait fatalement par venir voir ce qu’il se passe. Alors il se mit très vite à table, à propos des rumeurs que les corbeaux faisaient circuler dans le monde entier, jusqu’à terres de Gorilles et celles d’Orang-outang. Apparemment, il existerait un lieu situé dans les montagnes, non loin du plus haut pic de cette partie du monde, où la Nature Sauvage s’était cachée du soleil. Là-bas, le singe répétait que les arbres poussaient sous la terre, que le ciel était semblable à la mer, que les règles de la Terre y étaient différentes du reste du monde. Cet endroit, c’était la Forêt d’en Bas, au bout de laquelle vivrait un être effroyablement vieux, si vieux qu’il était devenu aux yeux des autres animaux la Voix de cette nature immortelle, une source de savoir et de colère. Malheureusement, le singe n’en savait pas plus, malgré les certitudes qu’il gardait sur le fait qu’elle soit un animal, peut-être même une plante, mais certainement pas une amie de l’Humanité qu’elle avait probablement fuie autrefois. Quant au lien qu’elle entretiendrait avec la race humaine, il ne put rien leur apprendre non plus, et la pauvre bête le regretta très vite, dès qu’une domestique vint aviser Henri du retour de Maria …
Aussitôt, le vieux polonais se dirigea donc vers le laboratoire où sa nièce allait immédiatement se rendre, afin de l’informer des révélations surprenantes de la guenon. Mais lorsqu’il y arriva, les cinq élèves et assistants s’étaient déjà remis à une ambiance de travail plus stricte, et ils lui apprirent que leur professeur était reparti à son bureau pour d’obscures intrigues, après leur avoir brièvement promis de revenir vérifier leurs travaux avant le repas. Henri opéra alors un demi-tour, pour emprunter les escaliers jusqu’au sommet de la demeure puis retrouver sa nièce, assise face à ses deux plus fidèles lieutenants, tous sous la vive lumière de la baie vitrée. Maria était visiblement en grands travaux, sur un nouveau projet qui ne pouvait pas attendre au vu des plans préparés à l’avance qui recouvraient son bureau. Néanmoins, il réussit très vite à aiguiser sa curiosité, il lui suffit uniquement d’évoquer cette Voix de la Forêt d’en Bas pour la convaincre de le suivre, quitte à suspendre cette petite réunion. Évidemment, ça ne manqua pas d’étonner son oncle, rendu à lui demander si elle accordait le moindre crédit à cette histoire, jusqu’à ce qu’elle se justifie. Car la guenon a beau n’être qu’un chimpanzé, je la vois mal mentir à ce sujet, cette histoire est trop élaborée pour elle, finit-elle par concéder en arrivant la porte de ce grenier, où la pauvre bête s’apitoyait encore de ces maladresses.
Dès qu’elle vit Anastasia quitter la pièce pour laisser sa place à son aînée, elle comprit immédiatement que le véritable interrogatoire allait commencer.
— Dans cette Forêt d’en Bas, n’y aurait-il pas une construction humaine et souterraine par le plus grand des hasards ? » finit par demander Maria, après avoir interrogé son singe pendant une bonne heure sur tous les détails du langage inter-espèces - car même si cette histoire mystique l’intéressait beaucoup, elle n’en perdait de vue son rôle de savante.
— Oui ! Corbeau parler de ça une fois ! Corbeau dire que grande construction bizarre sortir de montagne ! Très vieille construction, Corbeau dire que ça toujours être là, ça faire partie nature maintenant, mais grands prédateurs pas approcher de construction, je pas savoir pourquoi, désolé Maîtresse, vraiment désolé. Mais ça devoir être très impressionnant, bravo humains ! » applaudit-il en essayant de flatter sa Maîtresse, priant que l’interrogatoire se finisse bientôt.
— Cette Voix de la Forêt, je pourrais communiquer avec elle ? » reprit-elle, pour qu’il ne lui réponde qu’il ne savait pas et s’en excusait, une nouvelle fois. « Je t’ai déjà dit que ce n’était pas la peine de t’excuser, ce n’est pas grave, tu m’as été très utile au contraire. » conclut-elle finalement, en souriant à la pauvre bête soulagée, avant d’ajouter qu’elle aurait peut-être du travail pour elle, et qu’elles rediscuteraient plus tard d’un changement de confinement.
Je n’obtiendrai rien de plus d’elle pour l’instant, pensait-elle intérieurement, en retournant dans son bureau où Jasper et Raphaël l’avaient attendue, le Conseil va devoir se rendre dans cet endroit, trop de mystères s’y rattachent.
Néanmoins, elle était sûre d’une chose, si cette Voix de la Forêt existe, elle pourra me rapprocher de cette élévation dont parlaient mes professeurs, d’une façon ou d’une autre, peut-être même qu’il s’agit de l’un de ces prétendus anges. Quant à ce sanctuaire, il devait abriter toutes sortes d’antiquités des plus intéressantes, voire peut-être même un bassin de LM rouge qui serait situé sur le territoire français, soit exactement ce qui pouvait manquer à la future directrice du DMN. En vérité, elle était déjà prête à rêver toute cette nuit des secrets qu’elle pourrait y découvrir mais, comme toujours, Jasper sentait que ce voyage ne serait pas une promenade champêtre. Dans le bureau où Maria convoqua ensuite ses deux derniers mercenaires, elle leur répéta les avertissements du singe au sujet des terribles prédateurs qu’ils pourraient croiser. Bien sûr, il doit s’agir de mutant anormaux et très anciens, tout comme doit l’être cette Voix que nous devons débusquer, leur expliqua-t-elle, en insistant sur l’idée que cette Forêt d’en Bas était restée recluse pendant des millénaires, les échos ont dû la révéler de la même manière que les bassins, quelque chose doit résonner avec la surface.
Qui sait ce que nous pourrons trouver là-bas, résumait-elle sans même trembler de la voix, avant d’annoncer clairement que ce lieu pourrait se révéler plus dangereux et imprévisible que Verdun.
Mais, quoiqu’il arrive, la Lune Pâle comptait bien piller ce sanctuaire, tirer tout ce qu’elle pourrait de cette forêt ou de l’être qui y résidait depuis des temps immémoriaux, je ne refuserai pas le Destin lorsqu’il se présentera …
« Maria, je n’aurai bientôt plus la force. Je sais que tu prends très à cœur l’honneur familiale, et je suis sûre que tu t’en sortiras, que tu es forte, mais j’aimerais que tu me fasses une promesse, à moi aussi. Prends Anastasia avec toi, protège-la et élève-la. Elle n’aura que toi, toute sa vie, c’est toi qui auras le bonheur d’être sa mère, excuse-moi mon ange. »
La mère de Maria à sa fille, quelques heures avant son décès, Cracovie, hiver 1864.