Chapitre V - Si vis pacem, para bellum

La hache heurta le bois avec un bruit sec et resta coincée. Mathilde poussa un juron et dut poser son pied sur le tronc pour la retirer. Elle donna le prochain coup avec plus de colère, s'imaginant qu'elle blessait la forêt maudite. La hache pénétra plus avant, et il lui suffit d'un coup supplémentaire pour trancher le rejet de noisetier. Elle prit alors le temps de s'essuyer le front et de parcourir du regard ses camarades au travail. Leur détachement, sous l'autorité du commandeur Jandrin, avait été chargé d'entretenir les friches qui entouraient les remparts afin d'éviter que la végétation ne les envahisse.

Contrairement à beaucoup, la combattante aimait d'ordinaire cette tâche simple et fatigante, qui la défoulait et l'apaisait. Mais aujourd'hui, la présence de la forêt dans son dos lui donnait l'impression d'être observée. Elle se retournait sans arrêt, à la recherche du visage perturbant avec ses grands yeux fixes et secs de la dryade derrière le moindre tronc. Bien entendu, il n'y avait rien et Mathilde s'escrimait pour passer sa colère sur les souches, les tiges de ronces et les buissons de genêts. Ses voisins et voisines jetaient alors un oeil inquiet vers les arbres, croyant qu'elle avait vu quelque chose. Pourtant, ils étaient armés et carapaçonnés dans des armures de métal, comme tous ceux qui quittaient les murs de Sauvegarde. Aucun monstre ne s'était risqué à approcher des remparts depuis trente ans, lors de l'assaut des kobolds suite à la destruction de leurs nids dans les tumulus du nord par le sénéchal de l'époque.

Mathilde n'avait que peu dormi. Elle avait réfléchi à son plan. Mais de toute évidence, elle savait trop peu de choses sur les dryades. Il lui fallait des informations. Seul le père Abbé possédait toutes les connaissances de la citadelle sur les monstres, mais l'écuyère n'avait pas besoin d'autant. Il lui fallait quelqu'un qui avait déjà combattu une dryade et gagné. Et elle savait exactement qui.

Une seconde équipe prendrait le relais dans l'après-midi. Mathilde et son escouade s'interrompirent donc quand le soleil fut au plus haut, asséchant leur gorge et transformant leurs armures en étuves. Ils chargèrent sur leur dos les stères de bois exploitable pour revenir vers la cité. La jeune combattante jeta un dernier oeil derrière elle, vers la lisière de ce labyrinthe mortel qui les entourait. Pas le moindre mouvement, seulement ce léger tremblement de chaleur dans l'air au-dessus de la zone qu'ils venaient de défricher.

-Te fatigue pas, elle sera jamais aussi près de chez nous, lui marmonna Constant, chargé lui aussi de fagots à côté d'elle.

- Je sais, répondit-elle avec mépris.

Tout le bois utilisé dans la cité provenait de ces chantiers de coupes quotidiens. Parfois, exceptionnellement, on avait besoin de fûts plus imposants et un bataillon entier se préparait alors pour protéger les bûcherons. Mais en ce moment, au début de l'automne, le bois devait être conservé pour le chauffage. En bas, près de la grande porte, on amoncelait les branches sur la place des Supplices.

Une fois son devoir accompli, Mathilde avait escompté passer l'après-midi à s'entraîner, comme le Gardien le conseillait. Pourtant, comme souvent, elle se retrouva seule en tunique sur le terrain d'entraînement. Elle espérait y croiser Sofia, mais elle commença par donner des coups avec un rudus, une imitation d'épée en bois, sur le palus d'entraînement, mât dressé à une extrémité du terrain, jusqu'à ce que sa tunique soit mouillée de sueur. Parfois des grondements de rage lui échappaient. Si elle n'avait pas eu aussi peur, elle aurait pu agir plus tôt, frapper plus fort... La prochaine fois, elle serait prête. Elle laissa pendre son rudus, les bras douloureux et le souffle court, quand Sofia apparut à l'autre extrémité du terrain.

Le commandeur Sofia devait avoir la soixantaine. Pourtant, jamais sa condition physique n'avait paru faiblir. D'une carrure pas loin du double de celle de Mathilde, plus grande, elle portait la même tunique très sobre de lin avec une ceinture. Sa peau, partout où le tissu ne la couvrait pas, s'ornait de cicatrices, très vieilles à récentes, y compris sur son visage pâle et creusé. Des cheveux blanchis prématurément, retenus en queue-de-cheval, donnaient de l'élégance à sa silhouette massive.

-Bonjour, Mathilde.

-Commandeur Sofia, salua la jeune femme en s'inclinant. J'avais à vous parler.

- Pas autant de cérémonies entre nous, ma petite.

La vieille femme combattante lui sourit et se tourna vers le mannequin de paille qui se trouvait près de l'entrée. Elle s'entraînait avec une véritable épée, contrairement aux écuyers dont on craignait qu'ils ne se blessent avec un rebond de leur arme. Mathilde resta quelques instants en admiration devant ses gestes sûrs et précis, sa danse implacable et meurtrière. Après quelques passes effectuées avec aisance, le commandeur se retourna vers l'écuyère, qui réalisa qu'elle était restée à bayer aux corneilles. Elle se remit aussitôt à frapper sur le palus avec application, mais Sofia l'arrêta d'une main sur l'épaule.

-Tu serais d'accord pour faire quelques passes d'armes avec moi ? On parlera après, si tu veux.

Mathilde sentit le souffle lui manquer. La vétérane l'avait entraînée toute sa jeunesse. Sous ses ordres, Mathilde avait pris ses premiers coups, avait transpiré, appris, gagné en force et en adresse, récolté sa cicatrice sur la joue et découvert sa vocation. Mais depuis qu'elle avait été acceptée chez les écuyers, sous les ordres de Jandrin, elle n'avait plus eu l'occasion de s'entraîner avec son mentor.

-J'en serai honorée.

Sans aucune politesse supplémentaire, Sofia tournoya sur place et abattit sa lame. Par pur réflexe, son élève se défendit avec son arme en bois, l'interposant entre son torse et le coup.

-Ne t'en fais pas, je ne te blesserai pas, souffla le commandeur avant de porter un nouveau coup.

Le bras encore douloureux de l'impact, l'écuyère para de nouveau, de justesse, reculant d'un pas pour amortir le choc. La force de Sofia lui faisait trembler les muscles. Elle comprit vite que son instructrice ne comptait pas lui laisser de répit. Avec son bout de bois contre une arme réelle, la nervosité la gagnait malgré tout. Elle se contenta de se défendre, reculant de plus en plus, jusqu'à prendre un coup de pommeau contre l'épaule qui lui engourdit le bras droit. Elle voulut faire un pas de plus en arrière, mais elle buta contre le palus et manqua perdre l'équilibre. Il allait falloir qu'elle se décide à passer à l'action.

Profitant d'une tentative de coup haut, elle se baissa pour rouler hors de portée. L'épée de son assaillante s'enfonça dans le bois et resta coincée une seconde avant que Sofia ne réussisse à la retirer ; une seconde qui fut suffisante à Mathilde pour se relever et frapper sur le poignet avec énergie. Son mentor sourit, réussissant à ne pas lâcher prise, mais répliqua en crochetant avec la garde de sa propre épée le rudus de son élève et l'écarter. Surprise, la jeune femme réussit à la conserver en main mais se retrouva déséquilibrée vers l'avant, ce qui permit à la vétérane de placer sur sa route un croc-en-jambe qui l'envoya mordre la poussière.

Sofia éclata de rire et tendit la main pour relever l'écuyère.

-Pas mal, pas mal. Tu as toujours le même problème : tu restes dans ta défensive, et tu ne te décides à attaquer que lorsque tu es au pied du mur. Tu as peur, malgré ta dévotion.

Honteuse, Mathilde se mordit la lèvre. Voilà pourquoi elle était toujours écuyère. Sa couardise lui barrait le chemin. Le commandeur passa la main dans ses cheveux couleur de blé mûr pour la rassurer, percevant sa détresse.

-Ce n'est pas très grave, tu sais. C'est l'instinct. A mesure que tu gagneras en force, en connaissances, il refluera et te laissera libre de tes mouvements.

-A propos de connaissances...

-Ah oui, tu voulais me parler, se rappela Sofia en posant son arme contre la barrière pour faire quelques étirements les mains libres. Dis-moi.

Mathilde s'assit sur la même barrière, essayant de délasser les muscles de ses épaules.

-Tu as déjà vaincu une dryade, n'est-ce pas ? 

La grande guerrière lui jeta un coup d'oeil rapide avant de répondre :

-Il y a quelques années, oui. Pas une partie de plaisir.

Mathilde s'en souvenait ; elle avait elle-même allumé le bûcher sur lequel la créature avait péri, sur la place des Supplices.

-Je dois en pourchasser une pour le père. J'ai besoin d'en savoir plus.

-Toi ? Toute seule ?

Mathilde fut un peu froissée par l'intonation sceptique de son mentor.

-Tu ne m'en crois pas capable ?

-Ne te vexe pas, ma petite. Si je m'étonne, c'est parce que je m'inquiète pour toi. Je suis bien placée pour savoir que c'est dangereux.

Elle releva sa tunique sur la hanche droite.

-C'est à elle que je dois ma plus belle cicatrice.

L'écuyère constata les restes d'une large déchirure qui avait dû courir tout le long de son aine, manquer même de lui arracher la jambe probablement.

-J'ai eu de la chance que Martial des Sauveurs passe par là, j'aurai pu y rester.

La jeune combattante eut un frisson. Elle l'avait décidément échappé belle avec la sienne. Les yeux au sol, elle expliqua :

-Elle a disparu. Disparu comme ça, alors que je venais de la frapper. Elle tombait, mais elle n'est jamais arrivée au sol.

Sofia hocha la tête.

-Elle est tombée vers un arbre ? Elles peuvent se cacher à l'intérieur.

-Tu veux dire qu'elle était toujours dedans quand je suis partie ?! Quelle horreur...

-Je ne sais pas, mais on a déjà eu des témoignages de dryades qui sortaient directement des troncs. Ce que je sais d'autre, c'est qu'on dit que si on coupe l'arbre dont elles sont nées, elles meurent aussitôt.

Mathilde soupira et haussa les épaules.

-C'est une bonne idée, mais retrouver un arbre dans une forêt dont on ne connaît pas la lisière...

Un silence s'ensuivit, peuplé de réflexions dont la plupart aboutit en impasses. Le commandeur Sofia finit par sourire et lui donner une tape réconfortante sur l'épaule.

-S'il y a un truc dont on est sûres, c'est que ces saloperies, ça craint le feu !

Mathilde sourit à demi, fixant le sol. Cela faisait, en somme, peu d'informations utiles. Pour la retrouver, il allait lui falloir miser sur le pistage à l'ancienne. Et pour la tuer, sur une solide lame et du feu.

-Ah, et aussi, on en voit jamais en hiver. Elles disparaissent, ou elles se cachent, se déplacent, je n'en sais rien, mais tu ne la trouveras pas. Alors dépêche-toi, ou alors attends le printemps.

L'écuyère se leva, la mâchoire serrée.

-Je ne compte pas attendre.

A grands pas, elle quitta la barrière pour se poster devant le mannequin avec son rudus et le frapper de toutes ses forces, méthodiquement, avec tous les mouvements qu'on lui avait appris.

-Je vais... la... massacrer, haleta-t-elle entre deux coups sourds qui résonnaient jusque dans ses os.

Elle se voyait déjà la débiter à la hache, comme les jeunes arbustes qu'elle avait passé la matinée à élaguer. Ou alors allumer son bûcher devant le père Abbé, en bas de la cité, afin qu'il n'en reste qu'un petit tas de charbon.

On devrait en faire autant avec toute cette foutue forêt, songea-t-elle en décapitant le mannequin d'un grand mouvement de bras.

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