Chapitre VI - Sic transit gloria mundi

Il ne restait qu'un désert de cendres, hérissé de quelques souches carbonisées, pâles comme des squelettes. Octobre en avait le coeur brisé, mais elle se forçait à marcher dans la neige noire étoilée de braises pour absorber la culpabilité et l'échec. Pour connaître le danger qui lui pendait au nez ainsi qu'à toutes les siennes. Par ailleurs, elle voulait trouver la source du feu. Il n'y avait eu ni orage annonciateur, ni humain aux alentours pour l'allumer. Le feu ne surgissait pas de nulle part. Cela restait douloureux de s'agenouiller dans la cendre, les yeux secs, pour y trouver les restes de branches patiemment construites, cerne après cerne au cours des siècles passés, avec de l'eau arrachée à la terre et la lumière de millions de soleils, réduites à des petits tas de charbon désarticulés dont certains rougeoyaient encore. De contempler cette étendue vide, comme une cicatrice à nu sur la peau d'une fée.

Une surface considérable avait été détruite. Heureusement, des cours d'eau avaient fini par arrêter l'appétit dévorant des flammes, qui s'étaient vengées en consumant tout ce qu'elles avaient à leur portée jusqu'à ce qu'elles s'éteignent faute de carburant. Mais Octobre savait qu'il restait des graines, enfouies sous la terre, qui dans quelques temps perceraient la surface et d'autres portées par le vent qui prendraient racine. Elle marchait sur une plaie à vif, mais toutes les plaies cicatrisent. En tout cas, elle le croyait.

Des corbeaux survolèrent les restes de l'incendie par groupes de trois ou quatre, à la recherche de cadavres brûlés ou asphyxiés. Ravin avait survécu, isolant de son mieux l'arbre-vie et Octobre étouffée par la fumée. La dryade du bouleau ne portait que des brûlures superficielles, l'écorce noircie et les feuilles roussies par endroits. Quelques branches avaient brûlé, Samare avait atrocement souffert, mais elle vivait. Son érable se dressait seul encore vert au milieu du désastre dans un contraste insolent. Mais Octobre n'était pas là pour lui.

Elle furetait, reniflait comme une martre des pins, changeant sans cesse de direction au pas de course. Derrière elle volaient des nuages gris qui alourdissaient l'air avant de se dissoudre. C'est ainsi que Ravin la trouva.

- Que fais-tu encore là ?...

- Je cherche l'explication. Ce feu n'a pas démarré de nulle part.

Il regarda autour de lui.

- Tu ne trouveras rien, tout a brûlé. Je suis d'accord avec toi, mais je ne vois pas ce que...

- Je n'en sais rien non plus, d'accord ? Un indice, quelque chose. Ce pourrait être des ogres ? Les gobelins ? Les leprechauns ?

- La lechuza, pendant que t'y es ? Un dragon ?

Octobre agita une main pour le faire taire.

- Ne sois pas ridicule. La lechuza n'a aucun intérêt à brûler une Forêt dans laquelle elle vit aussi.

- N'empêche que c'est la seule qui sait faire du feu ici, à ma connaissance. Les gobelins ne vivent pas dans ce coin.

- Et les humains ?

Ravin ouvrit des yeux ronds et involontairement, tourna la tête en direction de la lointaine cité des humains.

- Tu vois vraiment un humain s'enfoncer aussi loin ? Sans leur corde qu'ils trimballent partout ?

Octobre eut un frisson.

-Tu crois que ce pourrait vraiment être un dragon ?...

-Les dragons sont éteints. Ce sont sûrement les leprechauns. On va aller leur rendre visite.

La dryade hocha la tête, pensive. Elle continuait de penser aux humains dans leur forteresse, seul endroit de la Forêt Eternelle où elle ne pourrait jamais se rendre. Malgré ce que disait son camarade, eux seuls se servaient couramment du feu dévorant. Se pouvait-il qu'ils aient trouvé un moyen de s'aventurer aussi loin ? D'envoyer le feu où bon leur semblait ? Il fallait espérer que ce n'ait été qu'une farce des leprechauns qui avait mal tourné...

Très mal tourné.

 

Les deux dryades laissaient des traces de cendres dans la végétation sur leur chemin. Les leprechauns vivaient dans une sorte de tumulus sous des grands pins, au milieu de coteaux des conteforts des montagnes Immenses. La distance importait peu pour des dryades capables d'émerger de n'importe quel arbre. Il ne fallut que quelques secondes à Octobre et Ravin pour s'extraire du tronc d'un immense pin qui penchait. Le nid des leprechauns ressemblait à un grand tas de pierres, comme un éboulement, humide et couvert de mousses et de plantes pariétaires.

-Y a quelqu'un ? appela Ravin en mettant ses mains en porte-voix.

Octobre frappa du pied sur le sol à trois reprises, sans paraître produire le moindre effet pendant plusieurs minutes. Puis, une des pierres du tumulus se déplaça en crissant et tomba sur le côté jusqu'à rouler à leurs pieds. Un chapeau vert en émargea, prolongé par un petit être avec des favoris roux et une barbe en pointe. Il leur jeta un regard noir sous des sourcils épais et s'assit sur la pierre renversée avant de fouiller dans une poche de son veston vert et d'en tirer une pipe.

-Vous êtes lequel ? demanda Octobre.

Tous les leprechauns avaient les mêmes traits faciaux et se distinguaient par leur coupe de barbe, qui en plus pouvait changer. Avant de répondre, il prit tout son temps pour bourrer sa pipe, l'allumer et la coincer au coin de sa bouche.

-Vous avez apporté quelque chose ? Un cadeau, un alcool, de l'or ? De l'herbe à pipe au moins ?

-Rien de tout ça, admit la dryade du bouleau.

Le petit être grommella.

-Quand on s'invite sans même s'annoncer, il me semble qu'on pourrait au minimum avoir un cadeau pour son hôte. Qu'est-ce que vous voulez ?

-Vous êtes lequel, s'il vous plaît ? insista Ravin à son tour.

Le leprechaun souffla sa fumée avec application. Elle prit la forme d'une flèche, puis d'un oiseau avant de se dissoudre.

-Je suis Paddy.

Octobre avança d'un pas avec prudence. La fumée à l'odeur âcre atteignit ses feuilles qui se rétractèrent sous l'agression.

-Enchantée, Paddy. On ne prendra pas beaucoup de votre temps.

-Encore heureux, grogna-t-il.

-Vous avez entendu parler de l'incendie au sud des montagnes ? Entre le fleuve Vifécume et la rivière Courbeglace ?

-Celui d'hier ? Bien sûr. Il y avait de la fumée partout. C'est pas parce qu'on vit sous terre qu'on est complètement crétins, vous savez.

Son ton agressif n'avait rien d'inhabituel pour un leprechaun, mais suffit à décourager Ravin qui leva les yeux au ciel.

-On ne tirera rien de lui, Octobre...

-Est-ce que l'un des vôtres était là-bas hier ?

Paddy se renfrogna encore plus et sauta de son caillou pour s'approcher de la dryade et lever sa barbe vers elle, frémissante de rage.

-Est-ce qu'elle est en train de nous accuser, la plante verte ? T'es en train de dire que l'un d'entre nous aurait pu mettre le feu à la Forêt ?

Elle leva ses mains en défense.

-Ce n'est pas une accusation ! C'est simplement que... 

-Vous auriez pu voir quelque chose et nous aider, interrompit Ravin pour arrondir les angles.

Le petit leprechaun ne se calma pas du tout.

-A d'autres ! C'est vous, les salades, qui étiez les plus proches, vous auriez tout vu s'il y avait à voir. Mais comme nous savons faire le feu, c'est nous que vous allez accuser. Dégagez !

-Paddy, nous...

- Le feu n'a jamais servi à rien d'autre qu'allumer nos pipes ! Vous vous croyez les seuls à vous préoccuper de la Forêt ?

-Pas du tout, justem...

-Nous n'avons rien à voir là-dedans. Maintenant dégagez, ouste !

Les deux dryades battirent en retraite, mais pas assez vite au goût de Paddy, qui empoigna une petite pierre sur le tumulus pour la lancer dans leur direction. Il n'y voyait pas très clair et n'atteignit que le tronc d'un pin, mais cela suffit à les convaincre d'accélérer.

La dryade du bouleau leva les yeux au ciel.

-Bon, on  est pas plus avancés.

-Il a dit que ce n'était pas eux.

-Tu ne pensais tout de même pas qu'il allait nous répondre que oui ? Tu connais les leprechauns... On aurait dû arriver avec une brassée d'or pour qu'il nous écoute. On s'est précipités, comme des idiots. "Le plus malin, c'est encore l'escargot, personne ne tente de l'arrêter."

-J'y retournerai. Je sais où se trouve l'or dans les montagnes.

Octobre fixait la mousse entre ses pieds. Elle avait vu les brûlures de Samare, la douleur restée empreinte sur ses traits juvéniles, les larmes qui avaient traversé l'écorce de son visage quand elle avait aperçu la silhouette torturée de son érable. Ca n'aurait pas dû arriver. L'existence même de la cicatrice noire au beau milieu de la Forêt avait quelque chose de répugnant et plus encore d'absurde. Cela lui faisait l'effet d'un cauchemar éveillé.

-Octobre ? 

Elle releva la tête et inspira un grand coup.

-Je vais aller voir la lechuza.

-Tu disais que ce n'était pas elle...

-Elle me répondra, j'ai besoin d'informations.

Ravin écarquilla les yeux et insista d'une voix douce :

-Tu veux vraiment y aller ? Seule ? 

-Tu ne viendras pas, de toute façon.

-J'ai trop peur, admit Ravin. Mais quelqu'un d'autre pourrait...

-Tout le monde a peur d'elle, je le sais. J'irai toute seule, ne t'en fais pas.

La dryade d'épicéa serra les lèvres et hocha la tête. Mine de rien, il scrutait Octobre, qui faisait de son mieux pour ne rien montrer, et finit par lui lancer :

-Si elle te tue, je viendrai te replanter.

Octobre sourit, mais en se retournant pour le saluer, elle vit sur son visage qu'il ne plaisantait pas.

 

Les dryades ne pouvaient pas se rendre à la grotte de la lechuza par la voie de leurs arbres-portes, tout simplement parce qu'aucun arbre ne poussait à proximité. La créature vivait seule, à une altitude des montagnes où seul un léger voile de mousse osait défier la roche brute. Elle recevait d'ailleurs très peu de visites. L'être de bois traversa donc un arbre plus bas sur le versant, avant de partir pour une longue marche. Les marmottes se retournaient en la voyant passer, mais ne sifflaient pas. Des rafales froides balayaient les pics et décrochaient quelques feuilles de ses cheveux, et très haut, loin au-dessus d'elle, un rapace flottait immobile dans le ciel cristallin. Elle escalada des pierriers au milieu de lézards qui profitaient du soleil automnal et longea un petit torrent. Sa sève se gorgeait de l'air pur et frais des hauteurs. La fatigue dans ses fibres devenait la bienvenue, lui prouvait qu'elle agissait. L'herbe montait encore à hauteur de ses chevilles, mais déjà, elle voyait se profiler la grotte au-dessus d'elle, sur le versant. Aucun mouvement visible à proximité. En l'absence de passages réguliers, il n'existait aucun sentier et Octobre franchit les dernières dizaines de mètres en escaladant la paroi rocheuse.

Contrairement au refuge de Givre, aucun rideau de plantes n'embellissait ni n'abritait la roche nue. La cavité s'ouvrait comme une gueule béante à même le flanc déchiqueté, environnée d'autres ouvertures plus petites. Les pas d'Octobre murmuraient sur un sol sec et poussiéreux, entre des rais de lumière qui tombaient de trouées dans le plafond. Chacun tombait sur une zone du sol soigneusement aménagée, creusée pour accueillir un peu de terre et une plante assortie d'un tuteur.

Un froissement d'ailes derrière la dryade l'avertit que son hôte se trouvait non pas au fond de son antre mais à l'extérieur.

-Qui est chez moi ? siffla une voix froide, aussi minérale que les parois.

-Octobre, répondit aussitôt la créature des bois.

Seul un froissement lui répondit avant qu'une haute silhouette ne surgisse dans la lumière d'un puits devant elle.

Si les habitants de la forêt craignaient la Lechuza, cela venait probablement de son visage humain. Si les humains la craignaient, c'était pour tout le reste. Elle ne portait aucun autre vêtement qu'une sacoche en bandoulière ; tout son corps de rapace se dissimulait sous un épais plumage blanc moucheté de noir, à l'exception de membres inférieurs écailleux et griffus. Ses épaules hautes et étroites portaient un visage ridé et crevassé de peau brune habité par deux yeux ronds, noirs et liquides, perturbants par leur fixité. Quand elle se redressa pour observer la dryade, elle la surplombait d'une bonne tête ; seule sa posture oblique en avant l'empêchait de frotter le plafond.

-Bonjour, petit arbre.

Des rémiges de son aile droite, elle effleura sa hanche et sa joue où pendaient quelques feuilles noircies par les flammes.

-Du feu ?

Octobre hocha la tête.

-Une partie de la forêt a brûlé.

Les sourcils de la créature se froncèrent.

-Et tu penses que c'est moi ?

-Non. Tu n'es pas idiote. Mais je pense que tu peux nous aider à comprendre.

L'oiseau géant à visage humain se détourna pour déposer sa sacoche. Sous ses plumes luisaient trois griffes acérées qui n'en émergeaient que lors d'un mouvement d'extension. Une arme redoutable pour les êtres faits de chair.

-Et tu es venue seule.

-Je n'aurais pas dû ? interrogea Octobre en soutenant son regard.

Après quelques secondes d'un silence lourd, Lechuza fit entendre ce qui pouvait ressembler à un rire qui accentuait ses rides.

-Tu n'es pas comme les autres, petit bout de bois. En quoi est-ce que je peux t'aider ?

-Qui d'autre que toi sait faire du feu ?

-Les leprechauns.

-Ils ne veulent pas nous répondre. Mais ils ne sont pas idiots non plus, la Forêt les abrite autant que nous. 

La créature blanche battit des paupières pour marquer sa surprise avant de reprendre.

-Les gobelins.

-Ils vivent très loin. Mais on va aller voir, pour ne pas négliger de pistes.

Lechuza s'avança plus loin vers le fond de la grotte et se pencha devant un foyer éteint pour agiter les cendres. Aucune braise n'y avait survécu.

-Les humains.

La dryade croisa les bras. Cette piste lui faisait froid dans le dos, mais il ne fallait pas l'écarter.

-Nous n'en avons trouvé aucune trace. Et c'est très loin de leurs sentiers habituels.

-Tu sais qu'ils utilisent une corde pour retrouver le chemin de leur citadelle. Elle aurait brûlé avec le reste et tu n'aurais rien retrouvé.

-Mais pourquoi seraient-ils venus si loin ?

-Cela, petit bout de bois, ce n'est pas à moi de te le dire. Tout ce qui reste, c'est un dragon.

-Ravin dit que les dragons n'existent plus.

-Il se trompe. On en a juste pas vu depuis très, très longtemps.

Octobre tressaillit. Même elle n'en avait entendu que des histoires. Au-delà de son aspect, une créature capable de créer du feu à volonté lui parassaitt capable d'anéantir la Forêt. Ou au moins, de l'anéantir elle...

-Il aurait pu passer inaperçu ? 

-Les jeunes descendent parfois des Grandes Montagnes. Est-ce que quelqu'un vivait dans la zone brûlée ?

Octobre baissa les yeux et sa voix faiblit.

-Il y avait l'arbre-vie de Samare. Elle a survécu. Mais rien d'autre.

Un froissement de plumes seul lui indique que son interlocutrice a bougé dans le noir. Puis des paillettes rouges apparaissent au niveau du sol, mouvantes. La dryade ne peut plus les quitter des yeux.

-Alors pourquoi a-t-il attaqué ? Réfléchis-y, qu'est-ce qui a pu attirer un dragon à cet endroit en particulier ? Ou même les humains ?

La dryade se plongea dans la réflexion, sans quitter les braises naissantes du regard. Elle connaissait la Forêt comme la paume de sa main, il n'y avait décidément rien de particulier là-bas. Qu'est-ce qui intéressait un dragon ? Le poussait à cracher son torrent de mort ? Elle n'en savait rien. Il allait falloir qu'elle se renseigne.

-Où puis-je trouver quelqu'un qui s'y connaît en dragons ?

Enfin, une flamme claire se détacha du foyer, éclairant d'un coup leur visage par le dessous. La roche du refuge se para de reflets dorés et les billes noires et Lechuza rougeoyèrent. Octobre recula d'un pas, malgré elle terrifiée par cette chose sans vie, mais qui bougeait, grondait et palpitait comme un animal. Malgré sa ressemblance avec une fleur de lumière aux ondulations superbes, elle savait que sa beauté avait quelque chose de vénéneux, de sournois. Loin de montrer autant d'émotion, Lechuza se retourna pour poser sur le feu une vieille marmite noircie éraflée.

-Les lamias. Il y a des fossiles de dragon dans leurs souterrains et ils les ont étudés. Mais des dragons vivants... seuls les humains en ont déjà vaincu un.

Décidément, elle n'aurait pas de réponse tant qu'elle n'aurait pas réussi à établir un contact pacifique. Pourquoi son aspect les effrayait-il autant ?

Lechuza ne se méprit pas sur ses intentions.

-Fais attention à toi, brindille. Je sais ce que peuvent faire les humains quand ils nous craignent. Ils semblent fragiles, et c'est vrai : leur chair est faible, tendre, si vulnérable. Mais leur ame est d'acier, et ils tuent sans remords. Tu es la seule qui vient encore me voir, je ne veux pas que tu deviennes un petit tas de cendres que le vent éparpillera.

Octobre leva la tête, regrettant de ne voir que le plafond de la grotte. Il la démangeait déjà de sortir.

-Le vent fera de moi ce qu'il voudra.

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