Huit heures trente, sur le promenoir de l’Auster, De Northwood patientait. Le son de la cloche prévenant le petit déjeuner ne devait plus tarder. Un orage avait éclaté non loin, aussi rare que cela était pour une matinée ; on en percevait les éclairs à des kilomètres, et le maître imaginait les dégâts que devaient subir les villages voisins à l’instant. Il réfléchissait à une aide adéquate qu’il pourrait faire envoyer dès les jours suivants : des vivres, du bois de charpente, de la paille pour nourrir les animaux. Il se mit à tout noter dans un calepin lorsqu’un son inattendu lui parvint entre deux lointains coups de tonnerre. Il peinait à reconnaître le bruit, car d’habitude il l’entendait partir, mais cette fois-ci il arrivait vers lui : une charrette progressait péniblement sur le sentier de Windrose. Tiré par deux chevaux de trait qu’il reconnut comme appartenant au hameau le plus proche, le chariot était en revanche étonnamment précieux. Du métal cerclait les marchandises à la place du bois troué habituel, et une bâche en tissu pourpre flambant neuve protégeait le tout, attachée par de la corde noire. De Northwood reconnut également le passeur local, marchant aux côtés des bêtes de somme, l’air franchement fatigué.
Il se leva de son banc et se pressa contre la balustrade. Le chariot avait quelque chose de trop formel, de menaçant. Le lien avec Victoria fut rapidement établi ; dès lors il descendit jusqu’à la porte d’entrée et se précipita vers le passeur, sans même prendre la peine de couvrir sa chemise de nuit grise qui se plaqua contre son torse au gré du vent.
A peine arriva-t-il près des chevaux, qui le surplombaient tous deux de quelques centimètres, que l’homme qui les accompagnait lui demanda de s’écarter.
« Hop, tout doux Sieur de Windrose, les deux vieux sont déjà tout choqués du tonnerre, un homme de plus pourrait bien les faire détaler » affirma-t-il avec l’accent marqué qui caractérisait la région. « Parlez à moi plutôt, eux, y vous écouteront pas. »
De Northwood maintint le rythme près du passeur, malgré la peine qu’il y éprouvait. Il haussa la voix, luttant contre le vent et le vacarme de la bâche frappant le chariot, demandant la provenance de ces provisions.
« Londres, m’sieur. Voilà loin. Heureusement qu’j’ai pas tout fait, ni les deux bonhommes, on serait l’repas des corbeaux. C’est pas vous qui commandiez, hein ? Une madame « Victoria » si j’ai bien lu. Une domestique à vous ? Ou une bonne femme ? Ah, ça j’en doute. »
Le propriétaire des lieux marqua une pause. Le vent s’engouffrait dans ses narines au point où il respirait difficilement. Il remarqua effectivement, sur les larges roues de la charrette, les armoiries de la capitale anglaise, leur croix rouge sur fond blanc, la devise « DOMINE DIRIGE NOS » inscrite en blanc dans le métal du cerclage. De Northwood se mit à suivre le passeur sans prononcer mot, impuissant face à la situation, bien qu’il craignait que cette charrette ne transporte tout un tas d’outils compromettants pour son avenir. Il ignorait ce que cette enquêtrice prévoyait de lui infliger et sa terreur n’en fut que décuplée, comme si ce convoi transportait poisons et outils de torture.
A quelques pas seulement de leur arrivée, sur le plateau de terre battue étendu devant le porche principal, Cierge surgit de la grande porte. Il portait un manteau sur le bras et une grande tasse de thé dans l’autre main, assez lourde pour lutter contre le vent. Il approcha, proposant le manteau à son maître et la tasse au passeur, qui s’en délecta.
« - Tout y est, m’sieur Cierge. Vous logez des gens, alors ?
- C’est à peu près ça », répondit Cierge en souriant. « Entrez donc prendre le petit déjeuner, tout est déjà prêt. »
De Northwood accorda son regard le plus significatif à son majordome. Démuni et confus, il peinait à se fier à qui que ce soit. Cierge désamorça rapidement, de son air tendre comme à son habitude.
« - Madame Vale a fait venir cette marchandise pour couvrir sa semaine avec son équipe. » Il défit plusieurs attaches de la bâche qu’il souleva. Rien d’inquiétant n’apparut : des cagettes d’aliments, des bouteilles, du papier. « De plus, nous pourrons en profiter également. Madame a fait venir des viandes de la plus haute qualité, des fruits et légumes exotiques, même des épices. Et je suis certain que nos enquêteurs n’auront pas besoin de tout ce papier de la meilleure facture. Ne lui en voulez pas, Monsieur : Madame Vale est ici dans le cadre de son travail et a besoin de vivre dans les meilleures conditions pour le mener à bien. Vous savez ce que l’on dit de Windrose. »
Le maître des lieux, démuni, décida qu’il n’avait plus rien à faire près de ce chariot. Il donna une tape sur l’épaule de son majordome en rentrant dans le manoir, davantage pour sonder sa réaction que pour marquer son affection. Cierge ne bougea pas d’un poil.
Victoria devait se trouver sur le porche de l’entrée. Lui ajustait toujours le haut de son manteau, seul, ainsi que le contenu de ses poches. La visite commencerait bientôt. Une bulle acide s’était formée au creux de son estomac, qui le grignotait petit à petit au point de provoquer une douleur froide, mais il savait qu’il était obligé. Lorsqu’il osa descendre les premières marches de l’escalier principal, il croisa le regard de Victoria à travers le carreau des portes, ce qui lui glaça le sang, et sa langue se mit à devenir pâteuse. Cependant, Cierge, qui le supervisait durant ce dernier instant, ne lui laissait pas la possibilité de s’enfuir. De Northwood tira finalement la porte, les yeux rivés sur l’horizon. Le vent était d’un calme inhabituel, ainsi la voix de sa convive le transperça comme une flèche, à la fois tendre et terriblement autoritaire.
« - Bonjour, Monsieur. Premièrement, je vous remercie pour le petit-déjeuner ainsi que pour le déjeuner, même si votre absence fut regrettable. Ensuite, permettez-moi de m’excuser pour cette histoire de marchandise, qui, il paraît, n’était pas annoncée dans votre programme. » Elle joignit ses mains contre son ventre et baissa la tête en guise d’excuses. De Northwood fut démuni et ne répondit pas. « Si vous n’avez aucune interrogation, je pense que nous pouvons procéder à la visite des lieux. L’ordre serait le suivant : Rez-de chaussée en premier, quartiers alimentaires puis quartiers de vie, suivi de l’étage, en finissant par les chambres ; les deux tours ensuite, nous redescendrons enfin aux caves et termineront par le domaine extérieur. Je pense pouvoir visiter les combles seule. Cela vous convient-il ?
- Très bien », répondit le concerné, qui ne se souvenait déjà plus du programme. Victoria portait le manteau qu’elle revêtait lors de son arrivée, une véritable cape qui, même sans vent, voletait comme un linceul.
Ils avancèrent à travers le hall jusque dans le premier couloir, vers les cuisines. Tous les domestiques avaient été conviés dans leurs quartiers le temps de la visite. L’enquêtrice profitait de ce calme pour parler abondamment de tout et de rien : des tapis qu’elle trouvait élégants, aux murs qu’elle assimilait à ceux de certains palais qu’elle avait visités par delà l’océan. Le maître ne s’attarda pas trop sur ces anecdotes, qui sortaient pourtant de l’ordinaire.
« -N’êtes vous pas soulagé d’amener cette affaire dans le concret, Sieur de Northwood ? » aborda-t-elle.
Ils pénétrèrent dans le garde-manger. Trois rayonnages en bois supportaient tantôt des cagettes de légumes, de fruits, de bouteilles remplies de vinaigres, d’huiles, parfois d’épices ; la température entretenue par les murs en pierre permettait de stocker pendant quelques jours toutes sortes de viandes, œufs, et produits laitiers. Le carreau du sol y était propre, les murs en roche fraîchement grattés, et des lettres y étaient gravées dans les étagères. On y lisait « volaille », « poivres », « fromages », comme autant de rayonnages de bibliothèque. A côté de la porte étaient, à moitié encastrés dans le sol, de grands bacs remplis de céréales aux couleurs variées. Victoria ne masqua pas son étonnement de voir un garde manger si soigné et si rempli. Lorsqu’elle demanda à son hôte qui profitait d’autant de denrées, il répondit sans mal qu’il arrivait au domaine de redistribuer aux hameaux voisins en temps difficiles, et l’enquêtrice nota cette première information dans un carnet.
Ils traversèrent ensuite la cuisine. Alors qu’elle observait en détail l’agencement des lieux, Victoria ramena le précédent sujet sur le tapis.
« - Cette affaire de meurtre devait vous peser, je me trompe ? Les services d’enquête sont souvent submergés ces temps-ci. Beaucoup de clients attendent plusieurs mois avant de recevoir leurs services. »
De Northwood crut reconnaître une occasion pour éloigner Victoria de chez lui.
« - A vrai dire, Madame Vale, je crains que vous ayez réalisé le trajet pour rien. J’ignore qui a rapporté un meurtre en nos lieux, mais il s’agit d’un cas fantôme. Personne n’est mort à Windrose. »
L’enquêtrice ralentit ses mouvements et envoya un regard tranchant à son hôte, qui se sentit particulièrement inconfortable.
« - Comment expliquez-vous une telle fausse alerte, dans ce cas ? Il manque bien un homme dans ce manoir, je me trompe ?
- Eh bien… il manque bien un homme. Mais il n’est pas mort, et…
- N’en dites pas plus. L’enquête n’a pas commencé, nous évoquerons toutes les possibilités les jours qui viennent. Indiquez-moi plutôt l’emplacement des lumières, s’il vous plaît. »
La visite progressait à un rythme lent, Victoria ouvrant et analysant chaque placard, tiroir, soulevant certains tapis, essayant même l’ouverture de chaque fenêtre. Elle notait plus ou moins en détails ce qu’elle relevait dans son carnet, selon une science qui échappait complètement au maître des lieux. Celui-ci se sentait perdu au sein même de sa propre demeure, qu’il avait pourtant partiellement construite ; le temps se dilatait dans sa tête au point où il ne différenciait plus l’après midi du soir. Il avait omis de prendre sa montre, ainsi il fouillait frénétiquement ses proches sans ne jamais rien y trouver à part des morceaux d’ongles.
En passant par le salon de thé cependant, il avait su se détendre légèrement lorsque Victoria aborda la large frise aux motifs antiques. Elle reconnut la déesse chasseresse sans mal, posant alors quelques questions à propos des motifs de l’œuvre. De Northwood se méfia, suspectant que sa convive s’essayait à établir un lien avec lui, malgré sa parole qui semblait sincère.
Revenus dans le hall pour rejoindre les quartiers de vie, l’enquêtrice et l’hôte croisèrent Cierge qui patientait là, en train de lire une nouvelle partition qui semblait toute neuve. Victoria rangea son carnet dans une poche et s’approcha du majordome.
« - Votre demeure est ravissante, pleine de surprise.
- Les cuisines de Windrose sont connues à travers tout le pays parmi les connaisseurs, Madame Vale. En ce qui concerne le confort de notre grande famille, notre propriétaire ici présent n’a jamais lésiné sur l’excellence. L’équipement des cuisines est d’une qualité notable, expliquée par les matériaux et l’excellente facture de chaque élément.
- Cela, je n’en doute pas une seule seconde. Chaque élément de ce manoir attire l’œil : un œil curieux, pas un œil cupide. J’apprécie cette nuance. Le mobilier du salon de thé est également très précieux, je me trompe ?
- Sa couleur s’explique par son noble bois d’ébène, provenant directement des îles de Madagascar. »
De Northwood avança d’un pas. « Sauf votre respect, Cierge, mais le bois d’ébène n’est présent qu’à l’étage. L’argent utilisé pour le payer a servi à mobiliser des docteurs directement sur l’île : les locaux souffrent de maux inconnus qu’il serait cruel d’ignorer. Nous avons utilisé du morta de Lituanie pour le salon de thé. Il s’agit d’un bois qui s’abîme, mais il possède un rendu sans pareil. Ce fut un véritable défi pour en obtenir des morceaux exploitables, mais terriblement stimulant. J’ai moi-même participé à l’effort. »
L’enquêtrice s’étonna de la remarque du propriétaire, drôlement loquace tout d’un coup. Cierge, au contraire, ne réagit aucunement. Ils continuèrent d’échanger à propos du manoir un court moment, durant lequel De Northwood confirma pas son enthousiasme qu’il était finalement le guide le plus approprié.
Arrivés dans la pièce à vivre, où un feu vivait calmement dans le large foyer en pierres noires, De Northwood se posta devant les flammes où il trouva un élément idéal pour détourner son regard ainsi que ses pensées. Victoria effectua son tour habituel, soulevant parfois une question à propos des matériaux, de la routine des habitants. Elle s’attarda sur plusieurs traces qui abîmaient le sol, témoins d’un usage régulier. L’homme ne répondait que brièvement aux questions, bien que parfois des bribes de conversation découlaient de ses réponses. Malgré le feu, une sueur froide lui parcourait le dos et la taille à partir de l’estomac, chaque phrase de l’enquêtrice lui faisant l’effet d’un interrogatoire. Alors que la pluie était maladroitement balayée à l’extérieur par un vent incertain, De Northwood entendit sa convive s’asseoir sur le long sofa en tissu unicolore du même mauve que les rideaux, les fauteuils et le tapis.
« - Depuis combien d’années habitez-vous ici, Monsieur ? » demanda-t-elle calmement. Le feu crépitait avec lassitude. La gorge du concerné se noua, effrayé à l’idée de délivrer quelconque information.
« - Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Cantonnons-nous à l’enquête, si vous le voulez bien. Sans vouloir vous manquer de respect, bien sûr.
- Votre intérêt pour vos murs a simplement piqué ma curiosité. Je ne cherche pas à vous acculer, Sieur De Northwood, simplement à établir une communication. Dès après-demain nous devrons dialoguer avec une transparence absolue. J’ai bien compris que ma présence vous éreintait. Je le comprends. » Elle marqua une pause, fouilla dans son manteau, et en sortit quelque chose. Lorsque De Northwood se retourna, il aperçut une cigarette qu’elle coinça entre son index et son annulaire. « Plus vite nous trouverons un terrain d’entente, plus vite nous partirons, avec mon équipe. »
Elle se leva, rejoignit l’âtre à son tour et alluma sa cigarette en l’offrant aux flammes. Ses cheveux sentaient la noisette, le propriétaire y était terriblement allergique. Il s’éloigna d’un pas sur le côté, fuyant les effluves de noix, mais l’odeur du tabac le rattrapa à son tour, profondément herbacée.
« - Vous fumez, Sieur de Northwood ? »
Cette senteur lui faisait l’effet d’un poison. Derrière Victoria traînait toujours ce lugubre manteau en forme de cape, qu’il lui était arrivé plusieurs fois d’effleurer durant la visite. Il s’éloigna davantage, vers une fenêtre, déclinant l’offre d’une cigarette d’un mouvement de tête. Victoria nota quelque chose dans son carnet et la visite reprit, de la pièce à vivre à la salle de jeux, à la grande bibliothèque. L’enquêtrice proposa en plaisantant une partie d’échecs à son guide, qui refusa. Il craignait par dessus tout de découvrir les aptitudes de cette femme en calcul et en manipulation.
L’étage fut fouillé en détail ; pendant plusieurs heures Victoria et son guide parcoururent les différentes chambres qui composaient les quartiers. La chambre principale, où dormait De Northwood face à la mer, fut l’objet d’une analyse toute particulière. Victoria inspecta les grandes fenêtres ainsi que la porte donnant sur le promenoir de l’Aquilon, elle essaya toutes les poignées, frotta les gonds et charnières. A chaque fois qu’une fenêtre s’ouvrait, un courant d’air brutal soulevait sa chevelure ondulée puis partait hurler à travers le couloir. Au dessus des vitres, sous un plafond de planches sillonné de poutres intriquées où étaient pendues quelques lanternes, une frise cerclait la pièce, rappelant celle du salon de thé. Ici, pas de chasseresse ni de phacochères, mais une large représentation du char du soleil traversant les cieux : tantôt entre les constellations, tantôt au dessus d’une forêt, il finissait par incendier le monde et revenait à son point de départ dans une boucle infinie. Les gravures étaient d’un niveau de détail tel qu’il était possible d’observer un seul motif pendant des heures.
Victoria marqua un arrêt sous le départ présumé de la frise, l’observant avec attention. Les pigments étaient parfaitement appliqués, comme flambant neufs.
« - Vous êtes un érudit, Monsieur ? » La question relevait du rhétorique.
« - Cela dépend », répondit-il en observant le dos de l’enquêtrice. Il remarqua un petit écusson au creux de ses omoplates, enfoui sous ses cheveux. « J’ai beaucoup lu.
- Et qu’avez-vous lu ? J’ai moi-même beaucoup lu, Sieur De Northwood, et ne suis en aucun cas une érudite aujourd’hui.
- Eh bien, un peu de tout. »
Il n’épilogua pas. Victoria se mit à manipuler un objet dans l’une de ses poches, et se déplaça vers le lit et sa table de nuit. Il s’agissait d’un lit modeste, assez large pour accueillir deux personnes tant qu’elles n’étaient pas bien grandes. La parure de lit était simple et beige, se confondant presque avec la couleur des murs. Il y avait quelque chose de moderne dans le mobilier de la pièce que Victoria mit du temps à appréhender. Sur les draps était étalée une large toile de jute, qu’elle se permit de manipuler.
« - Cela ne vous sert pas de couverture, j’espère », plaisanta-t-elle en lui lançant un regard. De Northwood capta son œil et ressentit une chaleur vive, un signal qu’il attribuait au danger. Il recula d’un pas. Victoria détourna le regard lentement sur la table de nuit. « Excusez-moi, mais je suis obligée de fouiller un minimum. »
Quelques minutes plus tard, il s’assit sur un petit fauteuil de rotin, une sueur froide lui envahissant les tempes. Victoria avait le nez dans une partie de ses documents personnels, et il ignorait ce qu’elle comptait en faire. Malgré tout, elle semblait y accorder peu d’attention, son carnet déposé loin d’elle sur le lit.
« - Vous êtes un homme de famille, Monsieur ? Ou bien préférez-vous les amis, ou simplement votre corps de domestiques ?
- Cela a peu d’importance. »
Elle lui accorda un regard froid.
« - C’est bien dommage. Vous gardez pourtant près de vous de nombreuses lettres, je me trompe ? Ne vous inquiétez pas, je ne lis rien, simplement les dates et les noms des expéditeurs. » Elle plissa les yeux devant plusieurs documents mais n’émit aucun commentaire. «- Je ne privilégie rien de tout cela. Ni famille, ni amis, ni rien, je veux dire. J’ai mes collègues, sur qui vous vous ferez une idée dans les jours qui viennent. Avez-vous déjà voyagé, Sieur de Northwood ? Votre domaine témoigne d’une grande diversité culturelle. J’ai reconnu des ethnies différentes sur les visages de vos domestiques également.
- Beaucoup viennent de Londres, d’autres de Paris. Une poignée proviennent d’outre-mer, il est vrai.
- Indes ? Amérique ? »
De Northwood marqua un temps d’arrêt. L’enquêtrice prenait ses aises, et il craignait pour la sécurité de ses domestiques. L’une d’entre elles était recherchée activement par un groupe de hors-la-loi pour être rendue à sa famille sectaire. La jeune Priya avait à peine l’âge de servir dans une telle demeure, mais le maître des lieux avait refusé catégoriquement de la laisser vulnérable, dans la nature.
« - Indes et Amérique, oui », répondit-il.
« - J’ai grand hâte de rencontrer tout ce beau monde », admit Victoria en se redressant. Elle se tenait particulièrement droite. « Leur cuisine est délicieuse et les lieux sont bien gardés, mais certains… certains affichent une moue un peu déprimante, vous ne trouvez-pas ? » Elle lui fit face.
« - Plusieurs facteurs peuvent expliquer cela. Certains ont traversé une histoire qui aurait abattu la moitié de la population de notre pays. Vouez-leur le respect qu’ils méritent, s’il vous plaît, Madame de Vale.
- Bien, progressons. Je ne désirais pas émettre un reproche, excusez-moi. »
Ils quittèrent la pièce, Victoria noircissant son carnet alors qu’elle marchait.
Les domestiques les regardaient d’un œil curieux. L’un d’eux, Abel, était arrivé d’Amérique latine il y a quelques semaines et apprenait tant bien que mal les rudiments de l’anglais auprès de ses camarades. Lorsque Victoria lui posait une question, le dialogue progressait surtout à base de mimes et d’expressions faciales. Les autres étaient très réceptifs à cette visite, répondant aux questions avec un sourire en prime et une pléthore de détails supplémentaires.
La salle commune faisait la largeur de l’aile du bâtiment, longeant la totalité du promenoir du Zéphyr où les domestiques avaient l’habitude de se retrouver en fin de journée. Il s’agissait définitivement des quartiers les plus vivants de Windrose, l’un des rares lieux du domaine où des discussions et des rires filtraient à travers les fenêtres, quelle que soit l'heure. La pièce était équipée de quatre longs sofas en tissu, tous de couleurs différentes. Autant de tapis habillaient le sol, de couleur identique à leur sofa respectif. Les murs supportaient un grand nombre de peintures de plusieurs styles différents, et quelques ardoises où des horaires et des instructions du genre pratique étaient inscrits. Les œuvres d’art avaient toutes été ramenées ou produites par les domestiques, ce qui expliquait les inspirations et les techniques diverses employées.
Sur une longue table en bois noble et sombre, parée d’une nappe blanche brodée d’or, étaient éparpillés des miches de pain, des fruits, un tas de dominos, des jeux de cartes, et d’autres détails témoignant d’un quotidien animé. Les domestiques étaient tous assis autour de cette table, certains debout derrière leurs camarades par manque de place.
De Northwood privilégia un fauteuil écarté au coin de la pièce pour s’installer. Il parcourait un livre sur l’alchimie qu’il avait trouvé là, mais peinait à se concentrer. Quand à Victoria, elle répéta son habituel tour des lieux, manipulant fenêtres, bougies et portes, mais elle épargna pour cette fois les documents papiers et les babioles personnelles - ce qui représentait une grande partie de l’habillage de la pièce.
Lorsque l’enquêtrice marqua une pause face à l’horizon, derrière lequel le soleil commençait à se dissimuler sous un voile cramoisi, une domestique éleva la voix pour lui poser une question.
« - Madame Vale, vous êtes ici pour un meurtre, c’est bien cela ? Parce qu’il nous manque un camarade, et on aimerait le retrouver. »
Cierge, qui se tenait près de la porte, envoya à la domestique un regard en coin. De Northwood figea sa lecture, et Victoria se retourna, le visage neutre.
« - Le retrouver ? »
Un autre domestique devança sa camarade. « - Madame Vale, ce qui nous inquiète à l’instant n’est pas une affaire de meurtre, mais une disparition.
- Je vous en prie », interrompit Cierge, « l’affaire n’a pas encore été ouverte. Meurtre ou disparition, peu importe, Madame l’enquêtrice tranchera avec son équipe dès la semaine prochaine. » Il se retourna et courba légèrement le dos face à l’enquêtrice. « Excusez-nous, nous ne voudrions pas interférer avec votre travail.
- Les témoignages auront lieu plus tard, il est vrai », déclara Victoria. « Mais je vous invite à vous mettre d’accord d’ici-là, car quelqu’un nous a bien fait venir depuis Londres pour un meurtre à Windrose, preuves à l’appui. Mesdames, Messieurs, je vous souhaite une agréable soirée. »
Elle quitta la pièce en souriant à l’assemblée. De Northwood suivit, mais Simon, le commis, lui agrippa la manche avec douceur.
« - Que se passe-t-il, Monsieur ? Parlons-nous réellement d’un meurtre ?
- Je ne sais pas », répondit froidement le maître, avant de quitter les lieux.
Dix heures quarante, Victoria sirotait un thé et grignotait plusieurs mignardises ; De Northwood but sa tasse et ne toucha pas à la nourriture. Il remarqua que du maquillage noir avait coulé des yeux de l’enquêtrice, ce que la fatigue expliquait sans doute. Victoria avait jugé non nécessaire de visiter les deux tours ce jour-ci, ainsi ils avaient terminé l’inspection avec la visite des quartiers des domestiques. L’heure tardive condamna la visite des caves au lendemain, ce que De Northwood accueillit comme un coup de coude dans les côtes car il prévoyait de profiter seul de la journée suivante. Par politesse, Cierge sonda la londonienne sur la qualité de sa nuit, de ses repas et de son séjour au global, ce à quoi elle répondit avec une satisfaction non dissimulée et transpirante de sincérité. Windrose semblait lui plaire, en tout cas elle en revoyait cette image, et le maître des lieux s’inquiéta à l’idée que cette visiteuse devienne récurrente. Il ignorait s’il serait capable de lui refuser l’hospitalité à l’avenir, par crainte de manquer à son devoir le plus humain.
La dernière action de l’enquêtrice fut d’allumer une cigarette dans l’âtre, sans prendre la peine de protéger ses doigts. Elle flancha à peine lorsque les flammes léchèrent son index. Elle souhaita la bonne nuit à tout le monde, l’air légère et complètement détachée, avant de jeter les restes de son tabac dans une coupole qu’elle rapporta elle-même à la cuisine.