Chapitre VI.2. Surprise, surprise, te voilà en Enfer
“Tu es de mauvaise humeur, comprit Cash aussitôt.
-Je viens de dîner avec tous ceux qui me pourissent la vie, dernièrement. Enfin, il manquait ma mère, Emmanuella et Roff, mais bon…
-Ils sont nombreux, tu commences à en perdre le compte !”
Assise sur le bord de la baignoire qu’elle remplissait de l’eau la plus brûlante que le chauffe-eau pouvait produire, elle espérait qu’elle serait capable de calmer ses nerfs avant de dormir. Puisque c’était un repas très important pour la famille, à défaut d’avoir sa femme à table, Robert avait invité Rémi à venir dîner pour qu’il fasse pleinement connaissance avec son futur “beau-frère”.
Dans l’esprit de Kim, c’était tout bonnement ridicule puisque Gaëtan n’était qu’un intrus qui ne durerait pas et qu’elle ne comptait pas le moins du monde épouser Rémi. En tout cas, pas dans cette vie-là.
“Si ça peut te réconforter, j’ai moi aussi dû manger avec mon héritage, lui dit Cash en soupirant. Je ne sais pas ce qu’ils ont à être si collants...
-On ferait mieux de les lâcher et juste habiter toutes les deux.
-Attends, j’appelle mon agent immobilier…
-Ton agent immobilier ?
-Bah oui, Roff ! Avec tous les immeubles qu’il a, y’aura bien une place pour nous !”
Déjà un peu détendue par le brin de conversation avec sa meilleure amie et la vapeur d’eau qui venait se coller à sa peau, Kim éclata de rire alors que Cash se mettait à dresser toute la liste d’exigences pour leur appart de rêve. Elle ignora donc le bruit de la porte qui se refermait, signe que Gaëtan regagnait la chambre d’en face de la sienne qui lui appartenait désormais, et se glissa dans son bain, en mettant Cash en haut-parleur.
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Les rues d’Aubéry défilaient derrière les vitres teintées et ses piétons matinaux marchaient rapidement, en ce mercredi intransigeant de milieu de semaine, leurs diverses besaces et sacoches battant leur cadence. Le soleil ne perçait qu’à peine à travers les hauts bâtiments mais son ascension paraissait lente et douce en comparaison à la vie frénétique qui battait aux tempes d’Aubéry.
Kim aimait les trajets en voiture. Son chauffeur conduisait avec souplesse, un véritable expert des virages agiles et des freinages en tendresse, elle n’avait rien à faire, sinon se laisser bercer et laisser s’échapper ses idées noires par la vitre qu’elle laissait toujours entr’ouverte, même en hiver. L’air frais la vivifiait et le tapage de la ville saccageait le silence. Et dans ce calme spectacle de l’énergie urbaine, elle profitait de la vingtaine de minutes de répit.
Désormais, elle n’était plus seule dans la Bentley. Juste à côté d’elle, Gaëtan regardait par l’autre vitre et encore une fois, elle ressentit la trahison de son père en pleine puissance. C’était sa voiture, c’était sa pause quotidienne et plus rien ne lui appartenait à présent.
“Tu peux fermer la fenêtre ? lui lança-t-il avec une exaspération qui démontrait qu’il s’était retenu un long moment.
-Pourquoi ?
-T’es sûrement insensible au froid mais on est en hiver, et il caille.”
Le doigt sur la commande de la vitre, elle la remonta tout en fixant son demi-frère et imaginant que sa tête blonde était coincée dans la fenêtre qu’elle refermait.
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“Comme c’est touchant, se moqua Roff, vous êtes venus à l’école en famille…”
Il était appuyé contre l’un des poteaux qui soutenaient le petit préau qui abritait les motos et vélos, et autres deux-roues, des quelques originaux qui ne se rendaient pas à Saint-Paul à bord de leur berline rutilante. Kim jeta un coup d'œil aux motos, et ne connaissant que trop bien Roff, elle devina sans mal quel engin lui appartenait ; la moto la plus grosse du lot. Et noire, bien sûr, puisqu’il n’y en avait aucune en rouge. Roff était ce genre de mecs prévisibles. Tout en rouge et noir. Gris ou blanc, dans ses bons jours.
Derrière eux, leur Bentley les salua dans un vrombissement de moteur discret avant de partir.
“Ta gueule, Teodre,” rétorqua Gaëtan avec une sous-couche de haine. Puis, il lança un vague regard à Kim. “Pars sans moi, ce soir, je vais voir ma mère.”
Comme si elle l’aurait attendu, de toute façon. S’il était en retard, il rentrait à pied. Il dût comprendre le fil de ses pensées rien qu’en la regardant puisqu’il s’en alla avec une mine agacée.
Roff décolla son dos du poteau pour venir se poster près de Kim mais bien loin de se réjouir de sa compagnie, celle-ci n’attendit pas une seconde pour marcher en direction du bâtiment C. Le parc de l’école était immense et la fine couche de neige menaçait de fondre si le soleil s’entêtait encore pendant quelques jours. Cependant, la météo annonçait une nouvelle tombée de neige pour la fin de semaine.
“Ca doit être le karma, supposa Roff. Qu’un tel bouffon se révèle être ton frangin, du jour au lendemain.
-Peut-être, fit-elle. Mais ça aurait pu être biiiien pire. Imagine, ça aurait été toi, mon nouveau demi-frère…”
Elle mimiqua un frisson de dégoût et il eut un petit rire jaune avant de rapprocher son visage du sien pour lui susurrer :
“Ouais, sauf que ma mère aurait jamais trompé mon père…”
Oh oui, certes, mais sa mère à lui était morte, donc elle ne pouvait plus tromper personne. La réplique était là, piquante et vicieuse, juste sur la pointe de sa langue acérée comme un poignard. Après un bref moment d’hésitation, elle referma la bouche et le laissa croire qu’il avait gagné.
Aucun d’eux ne pouvait réellement gagner, de toute façon, leurs vies étaient bien trop pourries pour ça.
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Dans un drôle de sentiment de longueur et d’avance rapide, la semaine se termina sur une tempête de neige qui tenta tant bien que mal de nettoyer la ville de la dernière coulée de sang qui faisait les choux gras des médias. Le corps de deux hommes avaient été retrouvés immolés et gelés dans la neige de ce matin, et on supposait un règlement de compte. Aubéry n’était pas à son premier massacre à l’essence et à l’allumette, alors les journaux reprirent les gros titres de la dernière flambée humaine et les radios glissaient un bref résumé de l’avancée de l’enquête entre deux chansons pop.
“Les flics ont juste à aller toquer à la porte des Teodre pour coincer les coupables, ironisa Gaëtan, alors qu’ils écoutaient la radio de la Bentley. Mais bien sûr, ça risque pas d’arriver… c’est leurs petits toutous.
-Tu n’as qu’à rentrer dans la police et arrêter les méchants toi-même, si la justice te préoccupe tant.
-Tu me prends pour un naïf, frangine ? lui demanda-t-il avec raillerie.
-Faut vraiment que je réponde ?
-J’ai très bien compris comment ce monde marchait, t’inquiète pas. Je vais certainement pas être flic. Pour faire la différence, il faut être riche.”
Les sourcils de Kim se froncèrent et sa mâchoire se crispa. Elle l’aurait préféré naïf, avec une cape de Super-Héros dans le dos, il aurait été bien trop occupé à survoler Aubéry à la recherche de malfrats pour lui gâcher la vie. Mais en cet instant, elle le vit dans son regard. Il n’était pas question de partage, il voulait tout lui prendre.
“Ca tombe bien, dans ce cas, grinça-t-elle, que ton père soit un multi-millionnaire.”
Il se mit à rire et elle le regarda faire. Après tout, il avait bien raison de rire, tant qu’il le pouvait encore.
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Les luttes de pouvoir que Kim maîtrisait le mieux étaient sans l’ombre d’un doute les guerres froides. Sans qu’aucun conflit n’ait été déclaré, chaque front était tapi dans l’ombre, aux aguets, des missiles prêts à être catapultés et BOUM ! tout pouvait basculer du jour au lendemain. Il y avait quelque chose de calculateur et de perfide dans une guerre froide, comme une lente fatalité, qui lui allait parfaitement. Elle savait mentir, elle savait espionner et sa vie n’était qu’une constante préparation au combat.
Alors, elle souriait à Gaëtan du matin au soir, passait son bras autour du sien comme une vraie sœur, et elle enlaçait et embrassait Rémi comme une vraie âme-soeur. Après tout, ils devaient toujours se marier le 26 février mars et tous les invités avaient reçu depuis des semaines leurs jolies enveloppes dentellées et blanc nacré. Et Gaëtan se comportait chaque jour qui passait un peu plus comme le digne héritier Termentier que Robert voulait qu’il soit.
Sa vie était toujours prévue pour devenir un véritable enfer dans une histoire de quelques semaines. Mais ce qui était bien c’était que, de l’autre côté de ses sourires implacables, personne ne s’en doutait.
Elle s’empara de la vinaigrette et traça un mince filet doré sur la surface rouge et juteuse de ses tomates tranchées. Aux alentours d’elle, son cercle social était, quant à lui, déjà devenu l’un des neufs cercles de l’Enfer dantesque. Elle ne saurait trop dire lequel… certainement le sixième ou le huitième.
Juste devant elle, la miss précieuse, Aubépine, avait pris place, encadrée de ses deux fidèles chevaliers servants, Roff à sa droite, et Gaëtan à sa gauche. Ces deux-là se lançaient des regards foudroyants sans que leur princesse ne remarque rien d’anormal à la tension qui régnait dans l’air. Les triangles amoureux étaient un peu trop clichés pour Kim, elle avait l’impression de regarder une mauvaise série pour ados. Quand elle avait proposé à son demi-frère de manger à sa table le midi, c’était dans le seul but de sauvegarder les apparences d’une famille saine et heureuse, pas pour qu’il attire son mélodrame personnel à déjeuner.
“J’ai toujours voulu te demander…, commença Aubépine en levant ses yeux de biche sur elle. Comment tu fais pour avoir toujours l’une des meilleures notes en marketing et management ? Je ne comprends jamais la moitié des cours !”
Oh rien de plus simple, elle flirtait avec l’insomnie et le surmenage.
“Mon père m’a tout appris,” répondit-elle.
A côté d’Aubépine, Gaëtan serra si fort sa fourchette que le pauvre couvert se plia presque contre la table. Kim lui lança un coup d'œil faussement perplexe. Pourquoi tant de sensiblerie pour si peu de cruauté ? A quoi s’attendait-il, honnêtement, en voulant se faire un nom dans la famille de la cruauté ? Sa maman ne lui avait ainsi donc vraiment rien appris.
Quel putain de veinard.
Cash laissa échapper un petit rire et, curieuse, Kim se tourna vers elle. Elle trouva sa meilleure amie en pleine observation rancunière d’Emmanuella qui marchait dans le réfectoire comme s’il s’agissait d’un champ de guerre -et il y avait un peu de ça, Kim voyait la ressemblance. Un champ de guerre ou bien, un cimetière.
“Qu’est-ce qui te fait rire ? s’enquit Kim en croisant le regard noir d’Emmanuella.
-Elle va pas tarder à se faire expulser, lui indiqua-t-elle. Mon oncle m’a dit que c’était un joli bordel à cause d’elle, ces derniers temps.
-Ah oui, parce qu’elle se bastonne toutes les deux heures avec n’importe qui ? intervint Victoria. Quelle psycho, cette meuf… faudrait l’enfermer !
-Oh mais elle t’avait même foutu un coup de poing, c’est ça, Kim ?! se rappela Emi. Pourquoi, d’ailleurs ?”
Kim grimaça légèrement au souvenir de l’énorme bleu que cet épisode, vieux d’un peu plus d'une semaine désormais, lui avait valu. Heureusement, le temps gardait ses promesses et les seules traces qui restaient chez Kim étaient enfouies bien profondément dans sa mémoire. Et elle n’était pas prête d’oublier.
On lui avait infligé bien des coups, au cours de sa vie, mais ils avaient été rarement physiques. Les seules personnes à l’avoir jamais frappée n’étaient qu’au nombre de deux, et c’était déjà amplement suffisant pour qu’elle connaisse l’humiliation, la honte, la peur, et, la petite dernière qui arrivait plus tard, la colère. Ce n’étaient pas des sentiments faciles à oublier.
“Pour le plaisir, répondit-elle.
-Elle était énervée, c’est tout ! s’agaça Roff. Vous pouvez pas arrêter deux secondes de parler sur les autres ? J’vous rappelle que c’est comme ça qu’Estelle est morte.
-Parce que c’est mieux de taper sur les gens ? ironisa Cash avec emportement.
-C’est bon, Cash, tu sais que c’est pas ce que j’voulais dire !”
Kim les laissa se disputer et reporta son regard sur Emmanuella qui, quelques mètres plus loin, était assise seule à une table. N’avait-elle qu’Estelle et Clara comme amies ou bien, tous les autres étaient partis aussi mais autrement ? Elle était seule comme Estelle, se sentait certainement seule comme Clara, et ses deux fantômes d’amies devaient lui souffler de bien mauvaises idées à l’oreille, mais Kim ne se leva pas pour aller la rejoindre et lui tenir compagnie. Un mini ange, qui sortait miraculeusement d’un des derniers tréfonds encore bienveillants de son fort intérieur, lui fit la douce réflexion qu’Emmanuella avait certainement besoin de quelqu’un, n’importe qui, même d’une des filles qu’elle détestait le plus dans cette école… et que, malheureusement… jamais deux sans trois, tu sais, Kim ? Tu ne veux pas la sauver celle-là, dis ?
Mais ils étaient tous cruels. Chacun à leur façon, que ce soit avec leurs poings, leurs langues ou leur indifférence.
Kim finit sa salade de tomates mais ne mangea rien d’autre.
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”Ca lui arrive à ta mère de rentrer ?”
Le bout de ses doigts tréssaillirent mais Kim ne réagit pas plus à l’attaque surprise. Pas si surprise que ça, cela dit, ça faisait près d’une semaine que les pics volaient d’un siège à l’autre dans la Bentley. Chaque trajet était l’occasion parfaite de décharger leur litre d’amertume. Mine de rien, Gaëtan avait été éduqué à la mode Termentier. Même à l’autre bout de la ville, même sans voir ni sa demi-soeur, ni son père, il semblerait qu’il avait ça dans le sang. La rancoeur et la rage corrosives, l’envie irrésistible de tout détruire.
Il n’était pas si gentil que ça pour une victime. Après quelques secondes, Kim tourna son regard vers lui.
“Non.”
A quoi bon mentir quand il habitait chez elle ? Ses failles et ses faiblesses étaient placardées partout dans la grande maison Termentier, comme d’immenses portraits de famille.
“Et mon père n’est rentré que pour toi,” ajouta-t-elle.
La dureté sadique dans le regard de son demi-frère s’évapora, juste avant qu’il ne le détourne pour le reporter sur son téléphone portable. D’un coup d'œil, Kim reconnut le sourire d’Aubépine sur le fond d’écran.
“Vous êtes en couple ? demanda-t-elle.
“Non. Juste des amis.”
Quel dommage. Kim eut un petit sourire avant de lui glisser :
“Oh, pourquoi ? Vous iriez bien ensemble.”
Qu’il laisse petite-soeur s’en charger. On lui avait gentiment arrangée son mariage, elle allait lui arranger son coup. En famille, c’était d’usage, on se serrait les coudes.