Chapitre 7. dring, dring, c’est encore moi
“Après avoir laissé autant de messages qui restaient sans réponse, je ne pensais pas que vous comptiez me rappeler un jour…
-J’étais simplement occupée, toutes mes excuses.
-Ce n’est rien, répondit Saïra Kuffra. Il n’est pas donné à tout le monde d’être l’une des meilleurs élèves de Saint-Paul.”
Avec un soupir discret, Kim s’appuya contre le dossier de son siège et son regard glissa sur la surface tapissée de dossiers et de feuilles dispersées. Son ordinateur était ouvert sur le dernier article de Kuffra, un sordide scandale de prostitution chez les élites.
C’était triste à dire mais, ces derniers temps, elle ne ruinait plus ses nuits grises à ses révisions. Elle avait même lamentablement loupé son dernier oral de mathématiques. Rémi avait ce sourire perfide dès qu’il la croisait ; il avait toujours été un ou deux rangs au-dessus d’elle dans quasiment chaque classe et il savait pertinemment que l’annonce de leur mariage prématuré la distrayait de ses études. Se doutait-il qu’elle s’était lancée dans une mission avortement de grande envergure ?
Très certainement que non. Il était bien trop obtus et prétentieux pour ça.
“Alors ? Vous m’offrez l’interview exclusif ? attaqua la journaliste d’emblée.
-Non, pas d’interview. Je ne veux ni parler du mariage, ni des suicides.
-Comment ça ? s’agaça la femme aussitôt. Je fais pas d’article sur les routines matinales et le shopping compulsif !
-Je vous pensais féministe activiste, commenta Kim avec un sourire narquois. C’est drôle comme vous sonnez vachement plus sexiste et condescendante au téléphone.
-Je parle des vrais problèmes de notre société, grinça Kuffra.
-Ca tombe bien alors, je vais en épouser un.”
Le silence régna aussi bien dans l’immense chambre de Kim qu’à l’autre bout du fil.
“J’ai peur de ne pas comprendre…
-J’ai une affaire de corruption pour vous. Sur notre très honorable maire et son fils. Combien ça vaudrait, un scoop pareil, à votre avis ?
-Ce serait préférable que nous en parlions... plus tranquillement.
-C’est vous, l’experte, Kuffra. Rappelez-moi quand vous avez un créneau, je retourne à ma routine matinale.”
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“Vous les payez combien pour qu’ils se permettent d’être en retard ?
-Il n’y a pas de “nous”,” grinça Kim.
Comment pourrait-elle payer quelqu’un quand elle ne gagnait rien ? Gaëtan était d’une naïveté exaspérante. Peut-être avait-il trop abusé des séries sur les jeunes des beaux quartiers et qu’il ne savait plus différencier la fiction de la réalité. Ils étaient tous piégés dans le compte en banque de leur parents, étouffés avec leurs chèques en blanc, mais ils n’avaient rien, absolument rien qui leur appartenait. Ou bien… était-ce juste elle ?
Plus pour longtemps, non. Plutôt crever.
Le talon battant le bitume, Kim regarda leurs camarades prendre à gauche ou à droite, après avoir passé les grandes grilles prétentieuses de Saint-Paul, monter dans un cabriolet rutilant ou le dernier 4x4 affiché partout dans la ville sur de grandes publicités impossibles à manquer.
“Mais calme ton esprit révolté, ils sont bien payés. Mieux que ta mère.
-Parle pas de ma mère, tu ne la connais même pas.
-Pourquoi je la connaîtrais ?”
Ils se défièrent un long moment du regard, comme s’il y avait quelque chose à gagner, ou même à perdre. C’était puérile et bêtement méchant, et Kim avait pris la sage décision de se calmer avec lui. Ça ne servait à rien qu’ils soient en conflit ouvert, mais pouvait-il seulement arrêter de la provoquer ?
Elle détourna le regard en soupirant, observant plutôt le trafic incessant dans la rue devant l’école.
“On sera jamais une famille, finit-il par dire.
-On l’a toujours été.”
Il lui arrivait à elle aussi d’essayer de se voiler la face, prise dans des accès de colère et de frustration. Quand elle envoyait ses oreillers à travers de sa chambre, au beau milieu de la nuit, ou quand elle plongeait la tête dans l’eau de sa baignoire pour hurler des bulles d’oxygènes furieuses. Il n’était pas son frère. Elle ne le connaissait pas, elle ne le voulait pas, ne l’acceptait pas. Jamais. Jamais-jamais-jamais.
Mais il n’y avait pas de jamais, parce qu’il n’y avait pas de choix. On s’amusait à croire que la famille était synonyme de chaleur et d’amour, mais la famille avait une définition bien plus froide et cynique que ça.
C’était juste du sang.
“Tu peux pas vraiment comprendre, pas vrai ? railla-t-il après un hoquet dédaigneux. Notre père n’a pas l’air d’en avoir grand-chose à foutre de toi, et ta mère… faudrait déjà que je la vois. Alors, te parler de famille, c’est comme te parler… j’sais pas… d’amour, je suppose ? Tu sais juste pas ce que c’est.”
Puisqu’elle ne le regardait pas, c’était un peu comme si le vent lui soufflait ses propres pensées. Alors, c’était donc ça cohabiter avec une nouvelle personne. Gaëtan n’était pas chez elle depuis une semaine qu’il semblait déjà avoir tout vu, tout compris. Bien sûr, ce n’était que la première couche. Mais parfois il n’y avait pas besoin de creuser pour faire mal.
Un petit rire lui échappa, pourtant. C’était amusant, d’une certaine façon. L’un des tous premiers discours plein d’éloquence de son grand-frère. Amusant, et ô combien touchant.
“Mais maintenant, t’es là, n’est-ce pas ? Et comme tu sais tout de la famille et de l’amour, tu vas pouvoir être le parfait grand-frère dont j’ai besoin, répondit-elle. Je suis sauvée.
-Peut-être bien, ouais.”
Peut-être bien, ouais, un jour dans ses rêves.
Un bruit lourd, de collision, leur parvint alors et Gaëtan et elle pivotèrent sur leur gauche. Entre deux arbres, une jeune femme que Kim reconnut quasiment aussitôt tenait un type par terre, dans la pelouse, et elle le tenait par la gorge. Comme si elle pouvait l’étrangler à la moindre plaisanterie. Il n’y avait plus grand-monde de Saint-Paul dans la rue mais une fille à côté était en proie à la panique, suppliant Emmanuella de libérer celui qui semblait être son petit-ami.
Gaëtan fut le premier à réagir mais Kim le suivit dans la seconde.
“WOW, qu’est-ce qui se passe ?! se scandalisa Gaëtan. Ca va pas ?! Lâche-le !
-Elle est complètement dingue !” leur assura la fille.
Oh, la grande nouvelle du jour. La surprise vite passée, Kim eut un gros soupir fatigué. Quelle vie de merde, mais quelle vie de merde. Ces derniers temps, son emploi du temps constituait à tantôt empêcher les gens de se tuer, tantôt à les retenir de s’entre-tuer. Avec un petit bonus pour Emmanuella qui semblait capable de tout faire d’une seconde à l’autre. Personne ne lui avait dit que la violence ne résolvait rien ?
Bien sûr, tout le monde savait que c’était un mensonge. Juste assez de violence résolvait à peu près tout, c’était simplement un peu trop radical pour être autorisé.
Gaëtan attrapa l’épaule d’Emmanuella pour tenter de la calmer mais le seul résultat probant fut qu’il se reçut un puissant coup de coude dans le nez et que la colère de l’agresseuse redoubla de brutalité. La victime qui se débattait dans la pelouse fut alors le réceptacle d’un bon gros coup de poing dans la figure.
“Emmanuella, j’appelle la police,” l’avertit Kim soudainement.
C'eût le petit effet escompté et Emmanuella eut la courtoisie de tourner son visage vers elle, ce qui fut amplement suffisant pour Gaëtan et le garçon au sol pour maîtriser cette dernière. Gaëtan l’avait soulevée et la tenait immobile en bloquant ses bras derrière son dos. L’autre jeune homme amorça une approche menaçante, visiblement tenté par la situation bien plus à son avantage pour rendre les coups, mais Kim s’interposa.
“Rentre chez toi, lui dit-elle avec autorité. Tu peux porter plainte à la police, ou à l’école demain, on témoignera de ce qu’on a vu.
-Est-ce que j’ai la gueule d’un branleur qui porte plainte ?! cracha l’autre. Je vais lui régler son compte, moi-même !
-T’as la gueule d’un branleur qui a cherché la merde, répondit Kim avec sarcasme. Qu’est-ce que tu as dit sur ses amies mortes ?”
Piqué au vif, la totalité de son visage changea en un instant d’expression. Il jeta un coup d'œil à sa copine qui elle-même baissa le regard sur ses escarpins. Kim n’avait pas besoin de récit détaillé, elle savait pertinemment ce qui s’était passé.
Elle les entendait à longueur de journée, les commentairs déplacés et l’humour noir moyennement drôle. On ne pouvait pas empêcher une école entière de jeunes adultes de philosopher sur le double suicide de leurs camarades, qui se trouvaient bizarrement être amies de leur vivant. En un mois, combien en avait-elle surpris à imaginer qu’Emmanuella les avait conduites au suicide, ou qu’elle serait la prochaine ?
Personne ne s’était vraiment remis des évènements du mois passé, et personne ne voulait vraiment oublier. C’était bien trop lugubre et excitant, il y avait bien trop de choses à dire et à se rappeler. Ils avaient simplement tous occulté leurs propres actes. Estelle s’était suicidée parce qu’elle était mal dans sa peau et avait les mauvaises amies, elle s’était suicidée parce qu’elle était trop fragile et trop lâche, elle s’était suicidée pour rien.
Certains se rappelaient. Emmanuella, par exemple, à n’en pas douter.
“Les femmes sont toujours les victimes ! finit par se plaindre le garçon. Même quand c’est elles qui nous frappent !
-Oh, ta gueule et dégage de là !” s’énerva Gaëtan.
Après quelques autres insultes et injures lâchées avec énervement, il s’en alla avec sa copine et Kim soupira une nouvelle fois. Après avoir jeté un coup d'œil à sa montre, elle maudit leur foutu chauffeur et son magnifique sens de la ponctualité. Vivement qu’ils rentrent chez eux. Gaëtan et elle n’étaient pas les jumeaux blonds de la justice.
Enfin, peut-être lui, mais ce n’était carrément pas son style.
“Tu peux me lâcher, maintenant !” gronda alors Emmanuella.
Leur tournant le dos jusque-là, Kim fit volteface juste à temps pour voir Gaëtan relâcher les bras d’Emmanuella. Elle remarqua alors que son demi-frère avait le nez qui ruisselait de sang et se rappela qu’il avait lui-même reçu un coup. C'eût le don de méchamment l’énerver.
“Et tu peux le remercier ! riposta alors Kim. Sans lui, tu serais en garde-à-vue, ma vieille ! Parce que c’est ce que tu mérites !
-Quoi ?!
-Il n’a pas tort quand il dit que t’es loin d’être une victime, tu crois que c’est normal d’agresser tous ceux qui passent par là ? T’avais tes mains autour de sa gorge, espèce de cinglée !
-Kim, arrête…, voulut intervenir Gaëtan.
-Regarde-toi, tu pisses le sang du nez à cause d’elle ! lança Kim à son demi-frère.
-Je rêve, fit Emmanuella avec ébahissement. Tu sais, tu sais exactement ce qu’il a dit ! Et t’oses me dire que j’avais pas le droit de… ?
-Non, t’avais pas le droit. Tu veux le tuer parce que c’est un connard ? Vas-y ! T’as qu’à aussi tous nous tuer !”
Le visage d’Emmanuella s’assombrit et elle s’avança vers elle. Tendu derrière elle, Gaëtan semblait hésiter à intervenir une seconde fois mais il était bien trop occupé à faire en sorte que sa rivière de sang atterrisse dans la pelouse plutôt que sur son manteau.
“C’est peut-être bien ce que je vais faire, approuva Emmanuella en regardant Kim droit dans les yeux. Après tout, vous l’avez tous tuée. Et ensuite, je sais pas ce que t’as fait à Clara mais…
-Tu crois qu’elle s’est suicidée à cause de moi ?
-C’est possible.
-Alors, commence par moi. Commence par me tuer, moi.
-Putain, mais vous allez arrêter vos conneries ?!” s’exaspéra Gaëtan.
Elles lancèrent toutes les deux un regard à Gaëtan qui ne s’en sortait pas avec sa perte de sang prolongée, et Emmanuella parut le prendre en pitié puisqu’elle s’en alla, non sans avoir asséné un dernier coup d'œil menaçant à Kim.
Celle-ci ne s’en formalisa pas et alla plutôt rejoindre son frère dans la pelouse où une flaque de sang assez dégoûtante commençait à se former à ses pieds.
“T’es vachement sensible du nez, remarqua-t-elle.
-J’ai passé toute mon enfance à saigner du nez sans raison.
-Au moins, maintenant, on te trouve des bonnes raisons.”
Gaëtan la fusilla des yeux alors qu’elle se mit à rire toute seule.
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Le karma avait sa manière bien à lui de la rappeler à l’ordre, elle s’en rendit compte une fois de plus quand elle vit que son prétendu futur-beau-père, Monsieur le Maire, l’appela au moment même où elle s’apprêtait à pénétrer dans le bureau de Kuffra. Ca ressemblait fortement à un avertissement, il y avait après tout cette rumeur selon laquelle la trahison était mal vue par l’univers cosmique. Elle comprenait. Malheureusement, elle craignait d’être une vilaine fille avec un petit problème de loyauté et de gratitude.
Elle prit tout de même le coup de fil du Karma.
“Bonjour, Monsieur le Maire, que me vaut cet honneur ?
-Ah, ma belle-fille préférée ! Je ne t’appelle pas assez souvent si c’est encore un honneur !”
Il ne l’appelait que pour les bonnes nouvelles. En effet, ça ne faisait pas lourd. Peut-être une fois… par trimestre ? Pourquoi les hommes les plus absents de sa vie se croyaient le devoir de la cajoler à chaque fois qu’ils se rappelaient son existence ? C’était tellement suspect et désagréable.
“Ta belle-mère pense que ce serait une idée fantastique de vous organiser une fête de fiançailles dans les prochains jours.
-On en a déjà eu une, il y a trois ans,” contra Kim.
Kuffra l’observait depuis le bureau, par sa vitre, et il était clair qu’elle ne perdait pas une miette de la conversation téléphonique. Elle devait penser que Kim avait tout orchestré pour vendre un peu mieux son scoop. Si Kim avait encore la sensibilité d’être gênée par l’attention des autres, elle le serait très certainement en cet instant… c’était tellement ridicule.
“Une fête de fiançailles tous les trois ans, ça me semble raisonnable,” plaisanta le Maire.
Donc, il avait besoin de faire sa pub. Se lançait-il dans les présidentielles, maintenant?
“Dîtes à Carine que je suis très touchée par cette attention et remerciez-la de ma part.
-C’est bien naturel !”
La communication fut rapidement coupée et Kim rangea son téléphone dans son sac, et sa mauvaise humeur dans le placard métaphorique où elle classait toutes ses idées noires. Elle ne prit pas la peine de frapper à la porte puisque, de l’autre côté, Kuffra la fixait avec la même intensité.
“Melle Termentier.
-Appelez-moi Kim, lui indiqua-t-elle en s’asseyant en face de la journaliste.
-Je peux vous tutoyer ?
-Je ne préfère pas.”
Kuffra haussa les sourcils comme pour accuser le coup du manque d’amabilité de son interlocutrice mais lui proposa rapidement un café ou un thé, et encore une fois, elle la regarda avec agacement quand Kim opta seulement pour un verre d’eau.
“Ne soyez pas si tendue, l’avisa-t-elle.
-Je sais que c’est assez ironique de recommander à une journaliste de se mêler de ses affaires mais… mêlez-vous de vos affaires.
-Vous avez besoin de moi, non ?
-Êtes-vous la seule journaliste de France ?
-Votre éducation laisse affreusement à désirer.”
Pour toute réponse, elle sourit sardoniquement.
“J’ai réfléchi et je veux bien vous offrir une interview.
-Vous ne voulez pas qu’on établisse une relation entre vous et votre soi-disant scoop après vous avoir vue venir dans mon bureau.
-Vous êtes vraiment très intelligente, Kuffra, l’applaudit Kim, sa patience atteignant ses limites. Vous voulez de ce scoop, ou non ?
-Je dois le payer combien ?
-Avec toute votre discrétion.”
Kuffra la fixa quelques secondes avant d’acquiescer vivement de la tête.
“Je ne révèle jamais mes sources, Kim.”
On revient, lors des derniers chapitres, sur l'intrigue principale, et c'est tout aussi bien. Même si, dans le temps qu'il reste, je vois mal Kim arriver à se séparer des 2 garçons.
Le fait que Gaëtan vienne habiter avec Kim, nous permet de découvrir un autre personnages un peu plus profondément. Cela qui manquait un peu de découvrir un personnage autre que Kim. (la vision totalement désabusé et biaisée de Kim, fait qu'il faut que le personnages reste proche / soit présent pour arriver à le découvrir au travers la pensée de Kim).
Au plaisir de lire la suite.