Les quatre Savants
« … Enfin… Le calme revient toujours après la tempête. Mais elle cause beaucoup de dégâts en chemin, elle tue les êtres vivants. C’est problématique que le prix du remous soit aussi haut. Mon seigneur devra gérer ça le moment venu et veiller à ce que chacun reçoive remboursement. Il serait regrettable qu’un tel ordre des choses se perpétue davantage, ce marché finirait alors forcément par se dérégler… Dieu devrait le savoir… la remise en cause est la source de la perfection tout comme l’erreur est la source de la leçon, vous l’apprendrez à la fin… Si votre tête est encore hors de l’eau à ce moment-là. »
Raziel, debout sur le fil du lac de Corbara, poursuivant son monologue, en tournant à présent son regard vers Marco-Aurelio, Italie, 1867.
Ainsi, dès le lendemain de cette réunion interminable, le Conseil partit en chasse de cette curieuse forêt souterraine, non sans avoir envoyé quelques lettres urgentes à leurs associés pour que leurs manigances commencent à se mettre en place.
Tout d’abord, la voiture des quatre savants se mit en route vers le petit village de Morzine, suivie par une grande charrette remplie de bagages divers, et cernée par deux diligences bondées par ceux de leurs mercenaires qui n’étaient pas à cheval.
C’était un véritable convoi d’une quarantaine d’hommes, devant lequel les autorités suisses s’écartaient à la moindre présentation du laissez-passer de Solar Gleam, signé par le président Seafox — très bon ami de la confédération, presque un membre de celle-ci. Et s’il n’allait pas très loin de Genève, leur chemin faisait de sacrés détours à cause du relief, ce qui ne manquait pas d’offrir des panoramas charmants de ruisseaux dévalant les vallées, commentés par Alessia et William, mais aussi de rallonger la durée du voyage. Le couchant finit donc par pousser l’expédition à camper une nuit sur la route de Morzine, dans une ambiance joyeuse que la présence du père d’Arcturus venait pimenter davantage, même si les deux dames du Conseil avaient parfois du mal à accepter sa vanité ou sa vulgarité. Enfin, c’était moins insupportable que celle d’Alessandre et d’Ezio qui, après quelques gouttes d’alcool, finirent très vite par vouloir se vanter, avant d’être refroidis par leurs propres collègues — comme toujours. D’un côté, l’attitude des Latins restait plus conviviale et accueillante que celle des hommes d’Arcturus, largement en surnombre, et souvent à discuter de leur côté — d’autant plus que les Neufs Printemps et les Neufs Automnes s’étaient toujours appréciés. Quant au trio Samara, il demeurait à l’écart lui aussi et ne communiquait généralement qu’avec leur camarade William, ils avaient l’habitude de camper tous les trois, c’était un soir comme un autre à leurs yeux. Mais pour les quatre élèves, cette excursion avait une importance bien plus grande, une importance sentimentale et nostalgique, c’était autant un voyage vers l’avenir que vers le passé, puisque c’étaient des vallées dans lesquelles ils avaient campé avec leurs professeurs, du temps où ils étaient tous réunis. Et les paysages ensoleillés qu’ils traversèrent encore le lendemain ne pouvaient que raviver leur amitié, au-delà de toutes les causes ou de tous les drames advenus depuis.
Ils avaient une mascotte pour les distraire durant ce long voyage : un singe parlant aussi curieux que stupide, fasciné par cette vue de liberté que lui offraient les campagnes alpines. D’ailleurs, la guenon ne cessait de questionner les trois collègues de sa maîtresse, sur tout ce qu’elle pouvait voir et entendre de leurs discussions, bien qu’elle ne comprît pas la moitié de leurs réponses, eux qui maniaient des concepts bien trop intellectuels comme si c’étaient des évidences. Elle ne savait pas vraiment ce que voulait dire cette liberté tolérante qui était si chère à Arcturus, ce que représentait cette égalité amorale que William espérait tant, et encore moins ce qu’était cette foi surnaturelle en laquelle Alessia croyait dur comme fer. Heureusement qu’il y avait cette ambition sans limites dont suintait Maria pour qu’elle s’y retrouve. Ça être plus simple, ça être pour cerveau à je, finit-elle par en conclure pour faire rire tous les élèves, sauf sa maîtresse, peu flattée par cette comparaison, tandis qu’ils arrivaient enfin à Morzine pour y laisser leurs voitures et continuer à pied — avec quelques chevaux pour porter leurs affaires. Mais alors que le singe alimentait sa réflexion par toutes sortes de questions, et pendant qu’ils faisaient marche vers le sud-est à travers les bois variés de ces vallées, les humains finirent par lui rappeler la raison de sa présence dans l’expédition. En effet, Maria n’était pas venue promener son singe, il était censé les aider à atteindre la Forêt d’en Bas et cette fameuse voix sans perdre de temps. Cependant, encore fallait-il trouver un animal qui ne fuit pas à l’approche du groupe d'hommes, ce qui n’était pas gagné.
D’autant plus que les bêtes se faisaient de plus en plus rares dans l’étage subalpin où arrivait maintenant la mission, après plusieurs heures de marches éprouvantes qui n’étaient pas du goût de tout le monde, même si Alessia faisait de son mieux pour retenir ses plaintes.
— Euh - Maria, Arcturus, vous êtes sûrs qu’il n’y a pas un meilleur chemin ? Ça monte beaucoup vers là, nous pourrions faire une pause, non ? » leur demanda-t-elle avec une pointe d’optimisme trop exténuée pour continuer à tenir sa robe de bonne sœur comme elle l’avait fait jusqu’à présent en espérant ne pas l’user, avant que William ne soit obligé de lui avouer la vérité.
— Malheureusement, ce n’est que le début, et nous allons devoir monter bien plus haut si Arcturus veut pouvoir scruter tous les environs pour notre prochaine halte. » Lui confia-t-il, tout aussi fatigué qu’elle, lorsqu’Arcturus voulut les remotiver tout en ravalant l’un de ses petits cachets énergisants.
— Ce n’est plus si loin, le col de Bretolet nous offrira une bonne vue, tu verras !
— En même temps, quelle idée de partir en expédition dans une tenue pareille… » lâcha Maria pour que sa meilleure amie lui rétorque qu’elle ne se vêtirait jamais de ces pantalons disgracieux qu’affectionnait la Française, c’était affreux sur une femme.
Mais l’Anglais n’était pas de cet avis, même s’il souriait déjà de la bêtise qu’il comptait bien dire pour exprimer sa pensée.
Car le Soleil Marin ne se priva pas de faire remarquer qu’il aimait beaucoup les pantalons pour femme, et plus encore les shorts ou les jupes que Kennocha pouvait parfois porter, c’était si agréable au regard, un vrai progrès comme seule notre époque peut le permettre. Malheureusement, les deux dames du Conseil n’étaient clairement pas de cet avis, au grand amusement de leur collègue allemand, toujours prêt à commenter les plaisanteries ou les critiques de ses amis. Par chance, Arcturus fut tiré hors de cette mauvaise passe, avant qu’il ne doive encore se justifier d’avoir reluqué d’autres femmes devant Kennocha, lorsque le singe lâcha un cri d’étonnement.
— Ah ! Belette revenir ici ! Ici ! » s’emporta la guenon en courant après le rongeur, sous les ricanements des quatre. « Moi t’emmener Forêt d’en Bas ! Venir Belette, venir ! » ordonnait-elle avant que le rongeur ne bondisse dans un buisson de montagnes…
— Alors, Belette coopérer ? » lui sourit sa maîtresse, pour qu’elle n’avoue piteusement que Belette partir elle aussi, en rabaissant la tête vers son bosquet d’un air triste qu’Alessia vint aussitôt consoler.
— Ce n’est pas grave, ma grande. Les belettes sont des animaux très actifs, c’est normal qu’elle ne se soit pas arrêtée pour te parler. » Lui assura-t-elle, avant que le singe ne s’écrie à nouveau en voyant le rongeur ressortir sa tête du buisson, faisant sursauter la religieuse comme la belette qui retourna aussi sec dans sa cachette. Il s’en lamenta encore pendant que sa maîtresse lui faisait sèchement remarquer qu’elle n’arriverait à rien si elle criait tout le temps, réfléchi un tant soit peu.
— Ah. Bon. Bonjour, Belette. » Commença-t-il très sérieusement, pendant que la majorité du groupe éclatait de rire en entendant cette salutation, jusqu’à ce qu’il aperçoive la tête du rongeur. « Euh — bonjour, Belette ? » reprit-il, sans obtenir de réponse. « Ah, Belette comprendre ce que je dire, mais Belette pas savoir parler à autres animaux, ça marcher que dans un sens. » Conclut-il, en se retournant vers sa maîtresse, un brin désemparé par ce cas de figure imprévu.
Néanmoins, c’était déjà un bon début, Belette pouvoir peut-être guider nous jusqu’à quelqu’un qui savoir parler à tu, comme Maria le fit remarquer, avec un talent à parler le singe qui força le respect de William et Arcturus, toujours amusés par cette grammaire si révolutionnaire, ou par le fait que le Conseil allait devenir une ménagerie à ce rythme-là.
La guenon n’arrivait pas à interpréter les couinements du rongeur, ni ses petits gestes des moustaches ou ses changements de posture corporelle, au point qu’elles en furent très vite lassées. Belette finit donc par venir s’asseoir devant eux, le regard fixe vers le sud-est, et les pics des Dents Blanches où elle consentait visiblement à les orienter. Elle aussi voulait rejoindre la Forêt d’en Bas, si bien qu’elle commença même à trottiner gaiement en tête du cortège, sur la longue crête qui séparait la France et la Suisse. Aussitôt, les quatre élèves se remirent ainsi en chemin, non sans débattre de cette curieuse communication interespèces née avec la propagation du LM. Cela pouvait augurer tellement de possibilités pour l’avenir des bêtes et des hommes, des choses curieuses, à la fois positives et néfastes, comme tout changement aussi important. Certes, tout cela n’inquiétait ni Maria ni William, mais Arcturus et surtout Alessia en restait bien plus anxieuse, il ne faudrait pas que tout cela remette en cause la place dominante de l’espèce humaine. Enfin, ce qui restait sûr, c’est que les dons du LM variaient beaucoup d’un animal à l’autre, et qu’il faudra bien étudier le fonctionnement de ce phénomène — ne serait-ce que pour aider les travaux de la Florentine sur le langage universel.
Cependant, tandis qu’ils débattaient encore de ces bouleversements, un hibou grand-duc surgit pour emporter la belette jusqu’à un rocher non loin, avant de lui briser la nuque d’un seul coup de bec.
— Hé ! » s’écria le singe, à la surprise du hibou tournant son regard vers elle, visiblement surpris de voir un chimpanzé doué de la parole dans les Alpes, accompagné d’une bande d’humains. Mais si William préférait essayer de réconforter Alessia en lui disant que cela faisait partie du cycle de la nature, la guenon ne voyait pas les choses sous cet angle. « Toi devoir payer pour Belette ! Toi, rendre service, toi devoir dette ! » s’emporta-t-elle avec un air menaçant qui n’impressionna pas le hibou. Néanmoins, les yeux du rapace se mirent à scintiller légèrement, de telle sorte que le singe parut obtenir des réponses. « Ah ! Lui parler ! Euh — nous vouloir — ah oui ! Voix de la Forêt d’en Bas, tu connaître ? » finit-elle par lâcher, avant de rougir, puis de s’énerver comme jamais, visiblement outrée par ce hibou. « Moi pas débile ! Moi apprendre plein de choses et tu ?! Tu juste hibou, alors tu fermer sale gueule et répondre ! Sinon maîtresse dégainer pistolet dans tronche à tu ! Et je chier sur tu après ! » explosa-t-elle en tapant rageusement sur le sol de ses poings, au pied de Maria qui renchaîna sans attendre.
— Exactement, toi répondre de tes actes ! » reprit-elle, en gâchant son air intimidant avec un sourire qui fit ricaner ses trois amis.
— Si l’on m’avait dit que je verrais ça un jour dans ma vie, bordel… » lâcha William pour que son ami éclate de rire.
— Ce singe des bas-fonds de Liverpool qui menace de mort un hibou !
— Une vraie scène de fable moderne… » en conclut Alessia lorsque le hibou finit par céder à la pression, en ouvrant ses yeux plus grands que jamais devant ces menaces d’une barbarie si humaine.
En revanche, si le rapace changea de ton visiblement à l’égard du groupe, il n’en devint pas très serviable pour autant.
Selon la traduction du singe, ce hibou grand-duc n’aimait pas les humains, et encore moins ceux à qui ils parlaient actuellement. Mais cela ne concernait pas la chasse qu’un rapace, comme lui, comprenait fort bien, c’était la curiosité humaine qui avait fini par énerver le hibou, par l’inquiéter même. Il semblait savoir où se trouvait la Forêt d’en Bas, tout comme il savait ce qu’était la Voix d’en Bas, seulement il ne voulait pas voir les humains y accéder, car ils priveraient les animaux de l’accès à cette dernière comme ils l’ont toujours fait, allant jusqu’à tuer ceux qui ont le privilège d’avoir reçu sa bénédiction. Alors, ce hibou préférait mourir plutôt que de révéler quoi que ce soit aux humains, et Maria eut beau essayer de lui faire croire qu’elle voulait simplement discuter avec cette entité, visiter sa forêt souterraine, ou même la protéger des autres humains, il en fallait plus pour le berner.
D’autant plus que les humains finirent par comprendre que le hibou avait aussi la faculté de comprendre ce qu’ils disaient entre eux, dans leur propre langage, mais seulement lorsqu’il tenait fixement leur regard.
— Sans contact visuel, la plupart des animaux n’arrivent pas à discuter entre espèces, hormis ton singe qui en est capable et émet des échos comme une radio, c’est ça ? » demanda Arcturus en confirmation, pour que Maria ne s’empresse de faire briller son savoir, pendant que son singe posait une longue question au hibou.
— C’est souvent le cas. Les yeux sont l’endroit du corps où la présence de LM est la plus visible, ils peuvent sentir les irrégularités dans le crépitement des iris et les interpréter.
— Les yeux sont la fenêtre de l’âme. Ce n’est pas anodin, c’est un signe. » Proposa Alessia, laissant William sourire de tant d’égocentrisme.
— Pour un humain peut-être, mais chez les fourmis et autres insectes, ce sont les antennes qui sont le plus altérées par le LM. Les articles du funicule peuvent même se fêler comme pour nos iris, ils émettent des échos tous pareils émanant des segments entre chaque article. Cela étant, je ne sais pas si elles ont une âme, les prophètes ne venaient que pour l’Humanité, semble-t-il. » Fit-il remarquer doctement, pour que chacun ironise sur sa curieuse passion, comme toujours — comme si c’était plus anormal que d’aimer d’autres animaux.
D’ailleurs, Arcturus n’avait jamais compris la passion de son ami pour des bêtes aussi dérisoires, quant à Maria, elle les trouvait simplement plus intéressantes que les cafards et moins dégoûtantes qu’eux. Il n’y avait qu’Alessia pour manifester de l’amour envers ces petites créatures si vaillantes, plus engagées pour les leurs que bien des humains ne l’étaient envers leur propre famille.
Enfin, quoiqu’il en soit, ils espéraient tous que William puisse un jour s’occuper à nouveau de ses fourmis, que ni le RFA ni les armées franco-anglaises ne détruiraient leur petit monde clos. Et Arcturus comme Alessia tentaient de le rassurer, en lui disant que cette guerre serait la dernière que l’Europe connaîtrait, lorsque le singe se retourna soudainement vers le groupe avec sa voix agaçante et criarde. Elle avait fini par comprendre où chercher la Forêt d’en Bas, car le hibou n’avait pas les mêmes références spatiales qu’elle, ainsi que l’identité de la tribu d’humains qui s’y trouvait — même si Arcturus soupçonnait, déjà, à qui il risquait d’avoir à faire. L’accès était vraisemblablement situé quelque part dans les environs du lac d’Émosson et du massif montagneux où il reposait, couronné de hautes montagnes comme les Dents Blanches, la Pointe Rousse des Chambres ou la Tour Sallière. Ainsi, il pouvait donc être sur n’importe quel versant de ce large pan de montagnes, et il serait vraisemblablement défendu par des humains armés et organisés, sur lesquels même le hibou semblait peu savoir puisqu’il préférait les éviter par sécurité. De son côté, Arcturus était certain qu’il s’agissait du Vol de Jais, en entendant le singe répéter les paroles du hibou à propos de cette curieuse communauté si proche de la nature et des animaux.