Entre cet indice et le fait qu’elle se soit immobilisée dès que fût prononcé le nom de Samaël, il n’était pas possible d’écarter l’idée que Tisseuse ait reçu un don de la part du Très-Haut, du moins, aux yeux d’Alessia. Car, pour le Premier Savant de la Cause, elle allait beaucoup trop vite en besogne. D’ailleurs, même s’il avait admis l’hypothèse que des formes de vie supérieures puissent exister, il ne comptait pas se mettre à les invoquer à tout bout de champ, un peu de bon sens. Néanmoins, je ne suis pas contre l’idée que tes Anges ou les anciens habitants de cette Forêt d’en Bas aient joué un certain rôle dans sa mutation, tel qu’il le concéda dès les premières insistances de sa collègue. Puisque la Florentine avait incontestablement raison sur une chose : cette araignée est au service de quelque chose, elle n'entretiendrait pas tout ce réseau sans raison.
— Elle doit forcément se nourrir quelque part ou y couver des petits, voulut suggérer William.
Renard lui répéta immédiatement qu’elle ne mangeait personne ou qu’elle était trop unique pour avoir des enfants.
— Très bien, admettons-le si vous y tenez tant. Dans ce cas, elle fait tout ça parce qu’un ange lui aurait demandé ?
— Ça ne peut pas être la Voix d’en Bas si elle a lié ses crocs pour lui résister… se mit à réfléchir Alessia.
Si sincèrement qu’il finit par lui demander d’arrêter de croire tout ce qu’on lui dit.
— Ce n’est pas « on » qui me le dit, c’est Renard qui le tient de Tisseuse, et j’ai confiance en eux.
— Pardonnez-moi, Madonna, mais vous ne la connaissez même pas, et Renard vaut ce qu’il vaut en matière d’indicateur… glissa Ezio, avant que le goupil ne lui rappelle qu’il les avait guidés jusqu’ici, ou qu’Appolonio ne décide de faire du zèle – comme d’habitude…
— Je vous crois, Madame. Seulement, cette créature ne doit pas œuvrer pour Samaël, sinon elle aurait dû annoncer sa présence ou se retourner quand vous avez prononcé son nom. Or, ça n’est pas le cas… Œuvrerait-elle pour le troisième ange dont parlaient vos professeurs, ou pour Satan ? acheva-t-il d’un air grave, aussitôt imité par sa pontife qui ressassa les noms des divers anges qu’elle avait découverts cette année.
Malheureusement, l’Allemand du Conseil n’était pas convaincu par toutes ces théories fumeuses, il lui fallait plus qu’une couleur et le témoignage d’un renardeau pour s’en remettre à des forces que la raison ignore.
Alors, durant la traversée du long du tunnel, il s’épuisa à proposer des hypothèses crédibles pour expliquer cette créature, puisque ce n’est pas parce que quelque chose nous échappe qu’il faut s’abandonner à des réponses bien arrangeantes. En effet, outre les hypothèses qu’il avait déjà formulées, il n’était pas impossible que cette créature agisse simplement par habitude, voire par occupation, malgré tous les arguments qu’Alessia pouvait lui opposer. Quant à Renard, il continuait de guider les chasseurs silencieux en dispensant quelques commentaires, plus ou moins pertinents, jusqu’à ce qu’il ne pointe le museau vers le bout de cette galerie, légèrement plus lumineux que le reste. Nous approchons de la sortie, se réjouit-il en se ruant dans les derniers tournants du souterrain, sans même se soucier du groupe qui le suivit en toute hâte, afin de le retrouver sur le seuil d’un paysage unique, si féérique que même Alessia aurait peiner à imaginer un tel paradis.
Depuis leur petit surplomb, ils découvrirent une immense forêt aussi luxuriante que radieuse, baignée par des averses de lumière, parée d’une centaine de filaments écarlates et d’une quinzaine de rivières. À l’inverse de son quart sud, l’ouest de la Forêt d’en Bas grouillait de couleurs et d’odeurs éclatantes, de fleurs parfumées où voletaient des papillons bariolés et des abeilles aux teintes orangées. D’ailleurs, Alessia n’avait qu’à baisser la tête pour apercevoir des arbres fruitiers, à la fois étranges et familiers, ou des buissons de baies scintillantes vers lesquels Renard descendit sans plus attendre. Bien sûr, elle voulut se lancer à ses trousses afin de lui déconseiller ces baies mutantes, mais William attira soudainement son attention sur un détail qu’il croyait discerner à l’horizon.
— C’est là-bas, à flanc de falaise, entre la cime des deux très grands arbres qui dépassent ici. On dirait le sommet d’une construction humaine, une sorte de clocher, de tour qui longe la paroi. Tu le vois aussi ?
— Euh… Difficilement, reconnut-elle.
Ils se résignèrent à demander confirmation auprès de leurs protecteurs.
— Nous devrions faire quelques relevés, nous nous y rendrons dès que nous aurons fini ici, lui suggéra-t-elle pour qu’il accepte volontiers de la suivre jusqu’à leur guide, déjà en train de s’empiffrer à une trentaine de pas.
En l’occurrence, c’était un bosquet de grandes framboises allongées aux teintes rouge vif, couvertes d’une poussière luisante qui lui donnait ce goût si agréable aux papilles du goupil.
Renard comptait bien manger un maximum de ces baies mutantes, quoi que puisse en dire la religieuse, venue l’interroger au sujet de l’eau des rivières qu’elle comptait rapidement étudier. Pendant ce temps, William partit déambuler près de quelques arbres fruitiers, afin d’y observer l’écosystème en compagnie de Kyril – l’assistant idéal pour ce genre d’études de terrain. D’autant plus que ce dernier ne tarda pas à lui faire remarquer plusieurs détails anodins, tel que l’absence, presque complète, d’oiseaux, entraînant ainsi la prolifération des insectes qu’ils voyaient grouiller à leurs pieds. Heureusement, ça devrait m’aider à trouver rapidement ce que je cherche, se réjouit William tandis qu’il scrutait le sol, sous les airs amusés de son orateur, si ce sont des fourmis que vous cherchez, j’en vois ici. Aussitôt, William se pressa donc d’enfermer l’une de ces petites bêtes dans un réceptacle en verre, afin de l’étudier à la loupe pendant que son camarade remontait jusqu’à la fourmilière. Cependant, il était loin de s’attendre à découvrir une nouvelle espèce de fourmi, tel qu’il le comprit dès les premiers coups d’œil, c’est une variante de la fourmi rouge, plus sombre et plus grosse. Pourtant, et bien qu’il fût enthousiaste à l’idée de la baptiser, une particularité capta brusquement son attention, elle a le bout des pattes beaucoup plus vives que le reste, presque brillantes. Intrigué, il sortit de sa tenue une sorte de petite pince à épiler qu’il avait préalablement limée, puis se risqua à saisir l’insecte avec toute la délicatesse qu’il avait pu acquérir au fil des années. Certes, il n’avait pas l’habitude de travailler par terre, avec une loupe dans une main et une fourmi aussi remuante dans l’autre, mais il réussit très vite à l’immobiliser suffisamment pour confirmer ses premières hypothèses : elle est sévèrement atteinte de mutation.
D’une certaine manière, les pattes de cette simple ouvrière lui rappelait celles de Tisseuse, que ce soit au vu des veines sur leur chitine ou des échos qu’elles étaient capables d’émettre. Alors, serait-il possible qu’elle en fasse un usage similaire, qu’elle s’en serve pour manipuler des échos, se questionna-t-il logiquement, en essayant de repérer un éclat bleu entre ses fêlures rouges, sans succès. Néanmoins, cette petite différence de couleur n’invalidait pas sa théorie. Après tout, les araignées et les fourmis n’ont pas la même sensibilité aux vibrations, se consola-t-il en jetant désormais son regard vers les antennes, aussi fêlées que je le craignais. Vraisemblablement, cette espèce ne se contentait pas de consommer du LM, elle doit le manipuler pour une raison ou une autre, en concluait-il logiquement, avant d’en venir à l’idée qu’elle puisse le récolter.
— Ce serait curieux tout de même… Ce serait la première espèce de fourmi qui ne cache pas le LM, et même la première espèce à le collecter tout court… Après nous… lâcha-t-il à voix-basse, surpris d’un tel paradoxe, au point d’être encore perdu dans son observation.
— Professeur ! J’ai trouvé ce que vous cherchez ! l’interpela Kyril.
Il se réjouissait face au grand monticule de terre qui lui arrivait jusqu’au menton, si haut que William s’empressa de libérer sa captive pour le rejoindre.
— Elles sont sacrément entreprenantes par ici, je n’en ai jamais vu d’aussi imposant, même chez les Russes.
— C’est normal, je crois qu’il n’y a que les termites pour créer des dômes pareils, lui concéda le spécialiste des fourmis, en venant s’agenouiller près d’une entrée bien fréquentée.
— D’habitude, les fourmis rouges communes ne font que creuser des galeries… Mais celles-ci sont beaucoup plus élaborées. Tu vois les petites billes brillantes que ces ouvrières poussent à la colonie ? ajouta-t-il.
Il pointa du doigt un petit convoi de ces boules orangées, pour que son assistant opine du chef.
— Je pense que ceux sont des gouttes de LM, scellées par des sécrétions durcies afin d’être ramenées depuis le lieu de collecte. Bien sûr, tu me diras peut-être que ce n’est pas si étrange venant de ces insectes-là, mais ça l’est vraiment. Le LM rouge est plutôt incompatible avec l’esprit de ruche, il a besoin d’être canalisé pour ne pas trop exciter les pulsions ou les ambitions individuelles. Je ne pense pas qu’elles en consomment, expliqua, encore, William.
— Comment auraient-elles pu muter à ce point sans en boire ? lui fit remarquer Kyril, toujours dubitatif.
— Plusieurs millénaires d’exposition aux échos peuvent probablement suffire !
— Dans ce cas, pourquoi en amasseraient-elles ? reprit-il sous les soupirs de ce dernier, bien incapable de prouver son hypothèse.
Malgré tout, William gardait l’espoir d’éclaircir ce mystère avant de repartir, puisqu’Alessia obtenait tout juste ses premiers résultats quand il se mit à fouiller les environs de cette énorme fourmilière.
D’ailleurs, ils ne devaient pas être très réjouissants, comme en témoignait le regard défait qu’elle jetait à son écouvillon rouge sang, gorgé du LM qui s’y était agglutiné dès qu’elle l’avait plongé dans son tube à prélèvement. Ici, le taux de concentration dans l’eau était au moins dix fois supérieur à tout ce qu’elle avait pu mesurer ailleurs, tel qu’elle le résuma à ses chevaliers, cette rivière est un véritable vecteur de mutation. Cependant, ce qui l’inquiétait vraiment, ce n’était pas tant la présence de LM que sa provenance, car il ne pouvait pas venir de la montagne, mais bien de la vase. Pour s’en assurer, elle fit plusieurs prélèvements à divers points de cette rivière, seulement son constat fût sans appel, la contamination provenait d’en-dessous, et sa source était proche. Alessia en venait presque à se suggérer l’idée que toute cette forêt recouvre une nappe de LM, voir qu’elle serait en train de s’y enfoncer progressivement, sous l’érosion des échos. En bref, tout ce petit paradis était potentiellement voué à disparaître sous peu, englouti par une marée rouge qui la transformerait en une tumeur cancéreuse pour le reste du monde.
Je comprends mieux pourquoi Samaël m’a exhorté à venir ici, confia-t-elle à ses deux compatriotes, légèrement dépassés à l’idée qu’un immense marécage souterrain et mutagène émerge aux marges de l’Italie.
— Comment pourrions-nous agir contre ça ? lui demanda Ezio.
Elle se mura dans le silence, impuissante.
— Bah ! Dans le pire des cas, ça nous fera un bon coin de chasse. Qu’est-ce que t’en penses, Appio ?
— Si telle est la volonté de Dieu, nous devrons bien gagner ce combat. Tout est entre ses mains après tout, en conclut Appio, sobrement, sans un doute, si certain qu’Alessia en sourit.
— En revanche, j’avais une question plus innocente à vous poser, Madame. Puis-je ? reprit-il afin qu’elle accède à sa requête.
— Il y a comme des petites billes orange qui flottent sur l’eau, c’est normal ?
— C’est exactement ce que je cherche, ironisa William.
Il revenait justement pour leur demander s’ils avaient aperçu ce genre de chose.
— Je crois que la nature a déjà pris certaines dispositions pour réguler la mutation. » résuma-t-il à sa collègue qui ne tarda pas à le suivre vers ce curieux spectacle qu’il lui promit : le terminal fluvial de la fourmilière.
Bien plus petit que le grand dôme auquel il était relié par une minuscule route, ce complexe s’élevait tout de même à une bonne vingtaine de centimètres du sol, et formait comme une grappe de collines en bord de rive.
Tout autour de ces bosses, des centaines d’ouvrières roulaient leur bille vers des entrées surprotégées, toutes défendues par leur régiment de guerrières, surplombées par des plateformes où Alessia vit traîner quelques-unes de ces abeilles orangées. Moi aussi, ça m’a intrigué lorsque j’en ai trouvé dans leur fourmilière, lui accorda William dès qu’elle lui fit remarquer, avant d’attirer son attention sur les berges de ce monticule, et ce qu’il cherchait à y trouver : des petites rampes à moitié immergées d’où sortaient les petites billes qu’Appolonio avait vu flotter. En bref, les fourmis ou les abeilles œuvrent à évacuer le LM par les cours d’eau, comprit sa collègue en essayant de se consoler du travail de ces merveilleuses petites bêtes, même si une question continuait de l’inquiéter.
— Où partent ensuite toutes ces billes ? Tu penses que les ruisseaux aboutissent au cœur de la Forêt ou qu’ils retombent dans la nappe ? le questionna-t-elle, sans qu’il ne puisse répondre catégoriquement pour le moment.
— Malgré tout, cela offre un bon espoir pour cette forêt, préféra-t-il en conclure d’un ton presque enthousiaste.
Alessia ne put se retenir de lui demander s’il regrettait la foi aveugle du Conseil dans le LM, maintenant qu’il voyait ses conséquences sur la nature.
— Au contraire, cela confirme ce que j’ai toujours supposé, c’est-à-dire le fait que la nature s’autorégule à condition que le temps lui soit laissé. Ces fourmis ou ces abeilles en sont la preuve, et nous n’avons pas encore observé le moindre végétal. D’ailleurs, je n’ai pas le matériel nécessaire pour ramener des reines de ces espèces à la surface, mais je compte bien proposer au Conseil de le faire, dès que l’un de nous reviendra ici.
— Tu ne comprends pas que cette nature cherche précisément à combattre cette contagion ? À se protéger de cette corruption ? voulut-elle lui faire admettre, quitte à prendre un ton agacé qui ne le dérangeait absolument pas.
— Avant de vouloir ramener ces fourmis à la surface, tu devrais d’abord t’assurer qu’elles ne viendront pas dévorer celles que tu plantes un peu partout en Allemagne. On ne sait jamais… soupira-t-elle.
Elle détourna son regard vers l’horizon, dans la direction du sanctuaire qu’ils avaient cru apercevoir.
— Désires-tu faire des prélèvements supplémentaires ou pouvons-nous poursuivre notre route ? lui demanda-t-elle.
— Nous partons dès que possible, j’ai hâte de pouvoir me rendre à ce Cœur de la Forêt pour y confirmer quelques hypothèses. Je vais chercher mes compagnons, et je te laisse le malin plaisir d’achever la sieste de notre guide, lui sourit-il.
Il lança un petit geste de la tête, vers le goupil, déjà endormi sous son framboisier dépouillé, soit le portrait idéal pour attendrir, un peu plus, sa consœur après toutes leurs découvertes.
Quelques minutes plus tard, le groupe était ainsi de nouveau en chemin, à travers ces bois radieux et parfumés, si paisibles que les chasseurs ne savaient plus s’ils devaient garder leurs fusils en main.
Quant aux savants, s’ils s’arrêtèrent à quelques reprises pour observer des plantes qui leur parurent étranges, ils ne découvrirent rien de plus intéressant qu’un arbre immense dont les feuilles captaient les échos de LM. Néanmoins, ce fut largement assez pour occuper leurs discussions jusqu’à ce qu’ils atteignent la lisière des bois, et le seuil d’une merveille d’architecture qui stupéfia même Renard. Taillé dans la montagne, ce refuge était exactement celui qui était représenté sur le parchemin d’Arcturus, avec ses multiples promontoires jaillissant du flanc de falaise, entièrement recouvert d’un revêtement argenté qui le rendait impossible à escalader. Il n’y avait pas la moindre fumée d’encens, ni même le moindre son pour s’élever de toutes ses galeries, tout semblait abandonné par-delà l’entrée monumentale qui se dressait devant eux. D’ailleurs, la forme de cette dernière fascina immédiatement Alessia, puisque l’ouverture formait un grand pentagone concave, comme une sorte de triangle affiné, dessinant telle une crevasse sur toute la hauteur de la paroi, jusqu’à culminer sur la flèche de métal que William avait aperçu.
— Je crois bien n’avoir jamais entendu parler de trésors pareils, confia-t-elle à William, aussi ébahi qu’elle par cette architecture trop belle pour être humaine.
— Suggèrerais-tu que les Anges sont à l’origine de ces souterrains ? l’interrogea-t-il
Leurs protecteurs commençaient à ouvrir la marche, vers ce qu’elle considérait même comme l’un des sanctuaires angéliques mentionnés par Gaël.
— … Je reste dubitatif… J’aime mieux encore la théorie qu’il s’agisse d’une ancienne civilisation, cela me parait bien plus crédible. Ils sont peut-être à l’origine de tout cet écosystème que nous devrions étudier afin de le propager au reste du monde.
— Comme toujours, et comme les deux autres, tu es incorrigible… soupira-t-elle en le voyant s’obstiner à refuser ses croyances.
— J’espère que nous y trouverons des inscriptions qui vaudront des preuves à tes yeux, comme celles que j’ai vues à Fatima, avec Anastasia ou Théo qui ne sont pourtant pas de fervents croyants, voulut-elle insister, sans que cela paraisse le faire douter.
Ils furent tous les deux déçus par ce qu’ils découvrirent à l’entrée : une vaste pièce circulaire vide, complètement en ruine, débouchant sur quatre galeries toutes condamnées par d’épaisses portes de nachtstein poussiéreuses.
Certes, quelques parchemins gisaient sur un petit autel au fond de la salle, entre les deux plus grandes bouches scellées, et les parois grouillaient tellement de gravures ou de sculptures qu’Alessia ne savait plus où regarder. Seulement tous ces manuscrits sont en étrusque tel que William le lui lança pendant qu’elle restait fascinée par les façades usées, trop décrépies pour que nous puissions en tirer quelque chose de concret. À l’entendre, cet endroit ferait un bon abri en cas de nécessité, à condition qu’ils ne puissent pas rejoindre leurs deux collègues comme prévu, mais rien qui vaille la peine de rester ici plutôt que d’aller repérer le Cœur. Même lorsqu’il ajouta n’avoir trouvé aucune inscription angélique, Alessia persista à vouloir étudier ces gravures, car elles seraient beaucoup plus intrigantes, beaucoup plus révélatrices que leur état lamentable pouvait le laisser présager. Sur la plus grande des fresques, la Florentine discernait comme les contours d’une gigantesque ville, établie à flanc de falaise, s’élevant des berges d’un fleuve jusqu’aux nuages ensoleillés. Il doit s’agir d’une fresque religieuse, une représentation d’une variante étrusque de l’Olympe, tel que son collègue vint lui faire remarquer pendant qu’elle restait silencieuse, pensive jusqu’à ce qu’elle ordonne à ses chevaliers de repérer toutes les autres traces de couleurs ayant subsisté sur ces murs.
Puis, très vite, la gravure changea complètement aux yeux des deux savants, le fleuve devint un lac rouge et les nuages se changèrent en pierre.
— C’est une gravure de la cité qui s’étendait derrière ces tunnels, nous sommes à l’entrée, acheva-t-elle.
Elle désigna les deux rampes d’accès qu’elle voyait en bas de fresque, avant de repartir vers les autres façades.
— Quelque chose les a scellées avec la nachtstein… Ce devait être un ange, ne put-elle s’empêcher d’affirmer.
— Doucement, même toi, tu ne peux être certaine que la nachtstein est exclusive à ces Anges. Nous pourrions aussi supposer que ces Étrusques savaient la maîtriser, et qu’ils ont été forcés d’abandonner leur ville, et la condamner pour que des pillards ne viennent pas profaner leurs sites ancestraux. Enfin, si tant est qu’il y ait une ville derrière ces tunnels, nuança-t-il.
Son amie soupira, épuisée de le voir toujours s’opposer à elle, à tel point qu’il s’en sentait gêné lui-même.
— Je ne dis pas ça pour t’ennuyer, je cherche juste à éviter les raccourcis et à te suggérer des hypothèses auxquelles tu n’aurais pas pensé. Rien ne prouve que cette cité soit ici, ni même qu’elle existe vraiment.
— Ne penses-tu pas que toutes ces autres sculptures sont typiques de celles qui décoreraient l’entrée d’une cité antique ? reprit-elle en lui indiquant plusieurs silhouettes érodées.
Elles trônaient dans des petits emplacements creusés, sans que cela paraisse le convaincre, puisqu’elles pouvaient bien être ici pour d’autres raisons.
— Me laisserais-tu au moins un quart d’heure pour étudier cet endroit ?
— … Bon, c’est bien parce que c’est toi, je ne peux pas refuser ça à une passionnée d’histoire comme toi. Mais fais attention avec les parchemins là-bas, ils sont vraiment en piteux état. Je vais me trouver un insecte à tripoter en t’attendant, je suis juste devant la grotte si tu as besoin de moi, concéda-t-il de bon cœur, souriant même lorsqu’il la pria de ne pas être trop en retard, avant de repartir en compagnie de ses trois camarades et de Renard — bien plus à l’aise en extérieur.
Alessia ne perdit pas une seconde pour se diriger vers le petit autel, afin d’essayer d’y trouver le moindre vestige à comprendre, tandis que ses chevaliers recevaient la mission d’examiner la salle plus en détail.
William ne s’était pas trompé en affirmant qu’il n’y avait pas un mot de latin dans ces parchemins ni d’encre luminescente comme la religieuse espérait en trouver. Quant à cet autel en pierre, s’il était orné d’une myriade de reliefs moins abimés, elle comprit très vite qu’il n’avait rien d’angélique ni de sacré, puisque cela ressemblait davantage à une table d’offrande assez classique. Elle devait recueillir les hommages des étrangers ou la bénédiction de ceux qui travaillaient hors de la cité, pouvait-elle simplement en conclure, après avoir fait trois fois le tour de ce caillou qui ne valait pas un gravier du piédestal de Fatima, lorsqu’Appolonio l’interpela. Certains de ces dégâts du temps étaient étranges, pas naturels selon les propres mots du chevalier qui lui désigna le grand creux que son collègue étudiait encore. Celui-ci n’était pas plus profond qu’une flaque, seulement la roche était si fêlée autour de lui que seul un choc terrible aurait pu le causer.
Le problème c’est qu’un rocher tombant du plafond laisserait plein de gravats qui ne sont pas là, sans parler de l’état dudit plafond, résuma Ezio en levant la tête vers cette voûte délabrée, fragmentée à quelques recoins, mais dans l’ensemble intact.
— Vous pensez que ce choc aurait été produit par un mutant, un ange ou des êtres surhumains ? questionna-t-elle.
Ils confirmèrent à l’unisson la première de ses suggestions, c’était le plus envisageable.
— … Vous avez sûrement raison, c’est ce que me dirait William… Deux créatures se seraient donc affrontées ici ?
— Oui, deux mutants très puissants, lui affirma le Napolitain, lorsque son collègue commença à arborer une mine hésitante, à la fois gênée et pensive.
— Madame n’a peut-être pas entièrement tort, regarde le seuil de cette pièce. C’est vrai que l’entrée du souterrain est immense, mais le tunnel se rétrécit au fur et à mesure, et il a cette forme de triangle amaigri qui ne le rend pas commode, à moins d’être un animal rampant. Bref, si deux mutants se sont battus ici, ils n’étaient pas plus gros qu’un éléphant, et encore, je n’en ai jamais vu de réel… dit-il à son compagnon qui ne voyait toujours pas où il voulait en venir.
— Pourtant, il a fallu beaucoup de force pour créer un impact comme celui-là… termina la pontife, sous les airs approbateurs de ses deux chevaliers.
— L’auteur du Code a mentionné que sa cité aurait sombré durant des évènements tragiques, à tel point qu’il refusa d’en témoigner. Peut-être serez-vous aussi incrédule que William, mais je crois, au fait qu’il y a bien eu une cité derrière ces tunnels ; et que ces derniers n’aient pas été bouchés par l’homme, mais par la Providence. Quelque chose d’autre est venu ici, à un moment ou un autre, lorsque cette ville sombra dans l’anarchie, que ce fut à cause de l’action du Malin ou d’une crise de mutation soudaine, résuma-t-elle, ensuite, avec assez de conviction pour que même Ezio paraisse accepter toutes ses éventualités.
Elle savait bien qu’il ne serait pas aussi facile de convaincre William, tout comme elle comprenait qu’il n’y avait plus grand-chose à apprendre de cet endroit. Elle se résolut à abandonner les lieux.
Un sentiment de déception lui traversa tout de même l’esprit quand elle atteint le seuil de la salle, au point de la pousser à se retourner pour jeter un dernier regard. Dès qu’elle scruta le haut de ces fresques délabrées, un détail anodin jaillit dans son esprit, une pensée si évidente qu’elle ne se l’était pas encore faite : la plupart de ces statues semblent habillées à l’identique, elles se tiennent de la même manière, sur le même piédestal. En réalité, elles représentent toutes la même personne, comprit-elle en examinant les vestiges de ces reliefs érodés, jusqu’à ce qu’elle le confie à ses deux chevaliers, déjà prêts à la questionner sur l’identité de ce personnage si important. Alessia n’était pas certaine de pouvoir la définir précisément, malgré sa silhouette de vieillard encore vigoureux et sa longue toge. Il pourrait s’agir de la divinité tutélaire de cette cité, de son fondateur ou du roi du panthéon étrusque, hésitait-elle lorsque ses chasseurs lui proposèrent d’escalader une façade afin d’y traquer des couleurs ou des inscriptions, au grand soulagement de la religieuse qui n’aurait pas oser le leur demander.
Mais, là encore, un élément banal vint renverser ses maigres certitudes, puisque ces statues étaient dédiées à un certain Taranos Tins, dont la toge était d’une teinte rouge vif.
— S’agirait-il d’une vieille divinité ou d’une allégorie de la Voix d’en Bas ? Cette peinture rouge aurait-elle un lien avec le LM que cette ville devait consommer ? lança Appolonio pendant que son collègue redescendait, sous les regards partagés de sa pontife.
— À vrai dire, cela pourrait être ces deux choses à la fois. Tins, fait référence à Tinia, le Jupiter étrusque, et Taranos doit tout simplement être le nom que portait Taranis dans ce coin de l’ancienne Gaule. Ce devait être le dieu de leur panthéon et probablement celui qu’il devait vénérer, avec du LM… leur expliqua-t-elle.
Ezio lui demanda poliment quelle autre conclusion pouvait-elle en tirer.
— Rien qui ne puisse sortir William de sa vision rigoriste du monde ni l’amener à plus de prudence quant à ce Cœur ou cette Voix… Malgré tout, j’ai toujours le sentiment que ces tunnels n’ont pas été scellés pour rien, ni par la main de l’homme. Quelque chose de terrible s’est produit ici, seulement ça n’avait rien à voir avec ce dont j’ai été témoin à Fatima. La Providence ou ses Anges ne furent pas seulement de passage ici, ils furent à l’œuvre, conclut-elle d’un air si grave qu’il en plongea ses chevaliers dans le doute, partagés entre la curiosité et l’inquiétude de venir fouiner dans le passé de leur Dieu.
Déterminés à éclaircir tous ces mystères, ils rejoignirent le pas du souterrain, afin d’y retrouver William, qui s’impatientait de partir à la recherche du Cœur — probablement caché à des heures de marche dans cette jungle.
Pourtant, ce dernier fumait tranquillement sa pipe à quelques dizaines de mètres du seuil, assis dans la pente en compagnie de Renard et Kyril, face à un grand couloir de gazon et de fleurs qui s’allongeait à perte de vue. C’est bien la première fois que tu ne rates pas le train, ne put s’empêcher de plaisanter le Saxon, tout en leur désignant cette voie qui allait leur simplifier la vie. Selon Kyril et ses prétendus pouvoirs du RFA, les échos étaient très nombreux le long de cette étrange route naturelle, jonchée de centaurées aux pétales violacés bien trop radieux pour ne pas jouer un rôle dans ce circuit. Ce dernier indice était tout ce qui manquait à William pour finaliser sa théorie, celle d’un Cœur de la Forêt qui fonctionnerait non seulement comme une antenne, mais également comme un épurateur et un anesthésiant pour tout le LM d’en Bas. Ce serait aussi un merveilleux sujet d’étude pour parfaire la Toile Rouge et ma thérapie Reine, pensa-t-il en retenant son excitation ravivée par la tournure intéressante de cette expédition, Maître Achille avait peut-être raison au bout du compte. Bien sûr, les révélations d’Alessia, au sujet du culte que cette cité déchue aurait voué au LM ne le firent pas changer d’avis, puisque cela ne changeait rien, tel qu’il lui asséna tandis que le groupe se mettait en marche, Neptune est bien Dieu des océans que ça ne le rend pas plus réel. Non, en vérité, c’est le Cœur qu’il vénérait, et c’est de lui que doit venir cette fameuse voix qu’il fait porter par ses échos, clamait-il sans le moindre doute, quoi que sa collègue puisse opposer comme argument, y compris le fait qu’elle n’ait trouvé aucune représentation d’arbre sur les fresques du sanctuaire.
Ainsi, au bout d’une vingtaine de minutes à débattre, Alessia en vint même à se demander si William était sincère, ou s’il ne se braquait pas stupidement contre tout ce qui pourrait avoir trait à la divinité — en bon socialiste scientifique qu’il était.
— Tu ne penses pas que tu en fais trop ? Qu’il soit judicieux d’ouvrir les yeux si tu prétends vraiment vouloir découvrir la vérité sur ce lieu ?
— C’est précisément parce que j’ai les yeux grands ouverts que je ne m’obstine pas dans une interprétation monomaniaque des faits, tout est à cause des anges à t’entendre. Tu construis tout un récit sur des suppositions, puis des certitudes qui s’entre-nourrissent à chaque nouveau morceau de caillou que tu croises. Est-ce que tu te rends compte de tout ce que tu me dis depuis tout à l’heure ? Tout ça parce que tu as vu deux statues et une inscription dans un vulgaire temple perdu ? Tu te comporterais pareil si nous nous rendions dans une vieille ruine aztèque ? lui asséna-t-il.
Elle se mura dans un silence plein d’agacement, mais il continua de lui asséner quelques-unes de ses vérités
— Tu sais que ce n’est pas de cette manière qu’il faut raisonner… Que toute hypothèse extraordinaire se doive de fournir des preuves solides avant d’être rabâchée ainsi, même Maitre Marco-Aurelio s’en souvenait dans ces divagations les plus impromptues…
— Il disait aussi que la raison n’a pas toujours raison, surtout lorsqu’il est question de LM, de nachtstein ou de miracle, lui répliqua-t-elle aussitôt, avec une telle assurance qu’il en soupira, l’air de vouloir lâcher l’affaire.
— C’est vrai qu’il le disait. Par contre, je ne pense pas qu’il aurait tenu le même discours à partir d’aussi maigres preuves, et Marco-Aurelio n’avait pas la science infuse non plus, contrairement à ce que tu t’es mise à croire ces derniers mois. Enfin, tant que tu ne cherches pas à entraver les recherches, ça me va… s’exaspérait-il devant l’obstination presque obscurantiste de sa consœur, lorsqu’un coup de feu perça brusquement le calme de cette forêt souterraine.
Bien sûr, leurs protecteurs étaient déjà sur le qui-vive, mais ils se mirent bientôt à sourire lorsqu’ils entendirent la fusillade, décuplant la violence, rugissante d’un calibre qui ne pouvait être que celui de Semper Peace.
Visiblement, les négociations de leurs deux collègues avaient échoué, mais il n’y avait pas le moindre souci à se faire pour eux d’après William, au contraire, ce sont plutôt ces sectateurs que je plains d’avoir poussé Arcturus à de telles extrémités. Car, au vu du vacarme qui leur parvenait, l’autre moitié du Conseil avait largement les moyens de piller ce sanctuaire, et elle n’allait pas se retenir de le faire. Alors, il vaudrait mieux se dépêcher, qui sait ce que ce Cœur peut apporter de plus grandiose que des babioles mystiques…