Sur ces mots, Arcturus reprit sa carrure de président du mieux qu’il put, puis rejoignit Kennocha et Wallace près de la paroi qu’il devait enjamber dans les prochaines secondes, quand il lancerait le signal auquel tous ses camarades restaient suspendus…
Dès qu’il le donna, Lysander et trois des Springs se glissèrent dans les crevasses pour retomber sur une corniche de la falaise quelques mètres plus bas, face aux grandes branches qu’Alessandre et Théo utilisèrent pour continuer leur descente. Une fois le premier groupe d’assaut parti, les Autumns sortirent leurs têtes et déployèrent tout leur armement comme un seul homme, prêts à couvrir le passage de leur président que Cyrus encourageait une dernière fois. Bien sûr, Maria n’eut aucun mal à s’élancer dans le sillage de ses deux compatriotes, en compagnie de Raphaël qui la suivit de près jusqu’à ce qu’ils atteignent le toit plat d’un large bâtiment de terre aux poutres bien apparentes. Ensuite, elle n’était plus qu’à un petit saut du sol de ce village où ses compagnons prenaient déjà position. Tout aurait été plus simple si j’étais venue avec un contingent du Déméne, je n’aurais pas dû me contenter de Semper Peace pendant toutes ses années, s’agaça-t-elle, en essayant de se convaincre que la méthode d’Arcturus était probablement la plus souhaitable, malgré ce désir de vengeance qui ne la quittait toujours pas. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fait encore, soupira-t-elle en se retournant vers le mur qu’il finissait tout juste de descendre, sous les regards presque admiratifs de son amante ou du second des Springs. En vérité, il ne se débrouille pas si mal pour un bourgeois d’anglais, ironisa-t-elle intérieurement, partagé entre un sentiment de respect sincère et de curiosité, surtout lorsqu’elle le vit glisser contre la paroi pour atterrir plus rapidement sur le toit.
Il s’est probablement injecté une thérapie plus lourde que celle qu’il avait déjà, il a dû le faire en même temps que son père, ne put s’empêcher de penser Maria, tandis qu’il arrivait à ses côtés, sans une égratignure, et sans avoir l’air d’en craindre.
— Bon. Allons leur faire comprendre que la partie est finie. Je te laisserai volontiers l’honneur d’ouvrir les négociations, mais j’aimerais essayer une approche diplomate pour en finir avec ces gêneurs comme il le faut, lui confia-t-il, d’un air si décontracté que Maria mit un temps à comprendre que ce n’était qu’une façade, suffisamment convaincante pour qu’elle accepte de lui donner une chance.
— Soit, je n’interviendrai pas plus que nécessaire… du moins, tant que ta diplomatie ne tourne pas trop en notre défaveur, répliqua-t-elle, avant de tourner le regard vers la petite délégation qui commençait à s’approcher d’eux.
— Allons-y, ils semblent prêts à nous écouter de manière civilisée désormais, expédia-t-elle de sa voix la plus stoïque, lorsqu’il la doubla pour venir à leur rencontre le plus sereinement du monde, et les interpeler d’une voix tout aussi cordiale : c’est un beau village pour des adieux !
— Il est rempli d’innocents, mais ils sont, tous, prêts à le défendre jusqu’à leur dernier souffle, lui répondit Cassandre, presque immédiatement malgré la gêne que devait lui inspirer la prise en otage de la canopée par deux mitrailleuses – comme William ou Maria le craignaient.
Heureusement, ce n’était pas un problème pour le président, nous sommes tous prêts à mourir pour encore moins que ça en vérité, tel qu’il lui confia sèchement, avant de tourner brièvement son regard vers les crevasses bardées de canons.
Non, ce qui nous dérangerait tous les deux, ça serait que tous ces gens meurent pour des choix qui n’ont aucun sens, conclut-il d’un air plus solennel, plus grave, sans que ça ne décourage Cassandre de lui rétorquer que mourir pour la garde de la Forêt d’en Bas n’est pas dénué de sens, soit exactement le sujet où Arcturus comptait l’emmener. Puisqu’en réalité, c’est précisément ça, qui n’a pas de sens, vous ne pouvez pas m’empêcher d’y aller, dût-il lui annoncer, d’un air si certain qu’il pouvait même se permettre une petite confession à ce sujet : tout comme vous ne pouvez pas empêcher William et Alessia d’y rejoindre Jasper en ce moment-même. Pourtant, le chef de la couvée avait encore le cran de lui demander ce qu’ils venaient faire ici, plutôt que d’être auprès de leur collègue si tout cela était vrai. Parce que je suis venu chercher justice, lui résuma-t-il sans ciller, en désignant le trou dans son vêtement encore tâché de sang, vous comprenez bien que je ne peux pas en rester là, ni faire comme si de rien n’était après ça. À ces mots, Arcturus profita du silence pour se tourner vers la canopée du village d’un air presque rêveur, si sincère que personne n’aurait pu soupçonner qu’il en profitait pour chercher ses mots. Je ne devrais peut-être pas me risquer à énoncer toutes mes conditions maintenant, se questionnait-il intérieurement, jusqu’à presque ressentir une pointe d’admiration pour son interlocuteur, il a beaucoup plus d’aplomb que prévu…
Seulement, Arcturus n’avait plus de temps à perdre non plus, il le comprenait davantage à chaque mouvement qu’il distinguait entre les branches de cette jungle à flanc de falaise, je dois obtenir des otages le plus vite possible, avant que ça n’échappe à mon contrôle.
— Que devrais-je faire selon toi ? lança-t-il à Cassandre, pendant qu’ils fixaient encore ce paysage idyllique.
— Je ne peux pas quitter cette vallée, et même si vous veniez à m’en chasser au prix de la perte de votre foyer. Je serais forcé d’y revenir avec plus d’hommes. Ni mes cités, ni les autorités suisses et françaises n’accepteront votre attentat ou votre présence. Ce beau village est condamné si nous ne parvenons pas à nous accorder entre dirigeants responsables, insista Arcturus.
— Nous pourrions… consentir à négocier votre libre-accès à la Forêt, ainsi que le secret autour de votre venue. Nous ferons comme si nous ne nous étions jamais rencontrés, à condition que vous fassiez de même et que vous ne reveniez jamais.
— Je pourrais me laisser tenter par un tel arrangement à l’amiable, si tu m’offres des garanties que je puisse discuter avec toi. Et tes hommes ne doivent pas chercher à me trahir pendant que nous concluons notre accord, répliqua-t-il sèchement, avec assez de fermeté pour que la délégation se mure dans un silence pesant.
— … Quelles seraient ces garanties ?
— Déposez vos armes aux pieds de ma collègue.
Finalement, ce cher président a un certain talent, songea-t-elle en réprimant son sourire satisfait, tandis qu’elle le voyait réduire Cassandre et tout son petit état-major en otage, même s’il est encore loin d’avoir gagné tout ce qu’il a annoncé…
Car le Vol n’avait concédé que des négociations, rien de plus pour le moment, et Arcturus le pressentait au fond de lui, il vaudrait mieux que je reste prudent. Certes, la couvée ne disposait pas de la puissance de feu pour répondre aux Neuf Automnes, mais elle semblait dissimuler un immense réseau de galeries sous les branches de sa canopée. Évidemment, il avait immédiatement compris que la secte pourrait y réfugier sa population, menaçant la prise d’otage et tous les espoirs de paix qu’il y avait suspendus. En vérité, il était toujours à deux doigts du bain de sang, il suffisait d’une erreur pour qu’il se retrouve entraîner dans une fuite en avant, vers un monde souterrain d’où il ne pourrait peut-être plus revenir. En bref, il valait mieux d’attendre avant d’exiger le droit de piller leur sanctuaire sans être dérangé, sans parler de leur recette de l’immortalité ou de l’arrivée prochaine de Solar Gleam dans les parages. Malgré tout, cela n’allait pas le décourager de continuer sur sa lancée, puisqu’il refusa toujours de négocier tant que la secte n’aurait pas promis de garder ses forces hors du village, et sa population à l’intérieur. Néanmoins, il reprit un air conciliant lorsqu’il invita aussitôt Cassandre à faire quelques pas en sa compagnie, à l’écart de la délégation, dans l’espoir de lui faire progressivement admettre la totalité du verdict. Bien entendu, continuer à s’acharner sur lui était la meilleure tactique à adopter, mais au-delà de ça, Arcturus ressentait une forme de connexion avec ce chef de village, pris entre son devoir sacré et l’amour de son foyer. Il se sentait tellement proche de lui qu’il savait déjà comment le convaincre, puisqu’il s’agissait exactement des propos qu’il avait cauchemardé tant de fois, à chaque nuit où la vision de David était revenue menacer ceux qu’il chérissait.
Sauf que cette fois, c’est moi qui me retrouve dans le mauvais rôle, en venait-il presque à soupirer, tandis qu’il cherchait encore les premiers mots de ce tête-à-tête, jusqu’à finir par se rendre à l’évidence : non, je ne suis pas comme David, ce n’est pas comme ça que je gagne
— Pourquoi nous avez-vous attaqué ce matin ? Vous saviez déjà que nous avions trouvé votre village, pourquoi n’avez-vous pas cherché à négocier ?
— … Parce que je croyais pouvoir vous décourager de continuer, ou de revenir. Je ne pensais pas que vous vous obstineriez à ce point… au point de vous abaisser à menacer un village innocent, à promettre un bûcher dont vous ne ressortiriez même pas vivant.
— Évidemment que j’en ressortirai vivant, je sais qu’il y a d’autres accès vers la Forêt d’en Bas, j’en trouverai un pour remonter, bluffa-t-il sans la moindre hésitation.
Si sûrement que son interlocuteur laissa flotter un silence approbateur.
— Quant à ce bûcher, je n’ai aucune honte à le promettre, car je suis le seul à vraiment désirer l’éviter… Sais-tu quel plan me conseillait la Lune Pâle, avant que je la raisonne ? le questionna-t-il, pour n’obtenir qu’un hochement de tête négatif.
— Elle comptait vous attaquer par surprise, causer le maximum de chaos, puis en profiter pour disparaître dans les profondeurs. Et je t’épargne tous les détails sordides d’une telle stratégie, l’informa Arcturus, sans ciller.
— Où veux-tu en venir ?
— Si je l’avais voulu, ce village serait déjà en feu et je serais dans le tunnel pour la Forêt d’en bas. Connais-tu les raisons qui me forcent à venir ici ?
— Vous cherchez à vous approprier les ressources qui s’y trouvent.
— Exactement. Mais tu dois te douter que je ne suis pas venu ici par hasard, l’Arthurie Grisonne soupçonne très fortement votre présence –
— Et je sais que vous reviendrez avec les Suisses ou les Français. Mais nous ne nous laisserons pas faire, nous n’abandonnerons pas notre foyer. S’il le faut, nous mourrons tous ici, l’interrompit-il brusquement, pris d’un élan de courage qui laissa le président de marbre, parfaitement serein.
— J’espère sincèrement que de telles extrémités ne seront jamais atteintes, tout comme je crois les Cantons assez sages pour venir à bout de vous pacifiquement… Non, lorsque je pense à ton beau village, ce n’est pas ça qui m’inquiète… confia-t-il d’un air rêveur, presque poète qu’il jouait si bien.
— Quelqu’un d’autre viendra ici, quelqu’un qui sera encore plus expéditif que les Français. Il ne t’a pas échappé que l’Alliance for Progress, le grand cartel marchand dont je fais partie, est légèrement agité ces derniers temps, continua-t-il, ainsi, son petit résumé, pour semer la crainte.
Il apprit, alors, que le Vol de Jais était bien informé de sa petite rébellion contre David.
— Dans ce cas, tu dois probablement supposer le véritable choix qui s’impose à toi. Ce n'est pas entre une vie au service de ton village ou une mort pour ton devoir. C’est entre moi et David que tu choisis maintenant… conclut-il solennellement, sur ces mots qui plongèrent de nouveau Cassandre dans ses pensées. Il ne s’embarrassera pas de cet endroit, ni de ton sanctuaire, ni de cette Forêt d’en Bas… clôtura Arcturus, pour enfoncer le clou.
— Parce que ce ne serait pas le cas avec toi ?
— Pas si nous parvenons à un accord, ni tant qu’il tiendra. Et je t’offre ma promesse de ne rien faire qui puisse le rompre, acheva-t-il en lui tendant un regard aussi franc que résolu, à tel point que le chef d’Émosson s’en retourna à son silence, durant de longues secondes, jusqu’à consentir le dernier aveu qu’attendait l’Anglais du Conseil : quel serait cet accord ?
Alors, comme pour assurer sa victoire, Arcturus se permit une dernière question, si j’obtenais la garde de vos terres, m’offririez-vous le droit d’étudier ces secrets ?
Surpris, interloqué d’entendre un tel espoir se présenter, Cassandre demanda plus d’explications sur ces termes que le président prit plaisir à éclaircir, avec un soulagement qu’il laissait presque entrevoir. Car, durant une bonne dizaine de minutes, il n’eut plus aucun mal à convaincre le chef du village sur toutes les clauses qu’il fallut débattre, y compris les plus délicates. Bien sûr, il dut s’engager à réintégrer le Vol de Jais au sein de l’Arthurie Grisonne, à ne pas implanter de site d’exploitation dans la Forêt d’en Bas, à leur verser une rente mensuelle ridicule ou à rendre tout objet qu’il emprunterait. Mais honnêtement, il se fichait bien de toutes ces petits accommodements qu’il faisait semblant de négocier âprement, tant qu’il arrivait à obtenir tout ce qu’il voulait en échange. Et, finalement, il parvint même à obtenir tout ce que Maria n’aurait pas cru possible, du droit de prélever des biens du sanctuaire jusqu’à l’assurance que le village ne dérangerait pas son nouveau protecteur.
Pourtant, c’est sur une mine très partagée qu’Arcturus clôtura ces négociations pour revenir auprès de sa collègue, seule, pensive à l’écart des otages qu’elle surveillait distraitement – après s’être permise de leur poser quelques questions cette forêt cachée, en vain.
— Ton fidèle chien de chasse n’est pas à tes côtés ?
— Raphaël est avec Alessandre et Théodose, ils sont partis reprendre les biens de Jasper, expédia-t-elle sobrement.
Elle dévoila à peine son agacement d’entendre le petit surnom qu’il avait donné à son serviteur le plus loyal.
— Tes négociations ont abouti à ce qu’elles devaient, ou ton air faussement serein est censé me préparer à d’interminables justifications ?
— Ma foi, je suis devenu gardien des lieux sacrés, lui lâcha-t-il d’un air distant, banal.
Maria crut qu’il plaisantait.
— Tu n’avais pas confiance en moi ?
— Pour être franche, non, je ne suis pas assez niaise pour ça. Mais je serai bien curieuse de savoir comment tu as réussi un coup pareil, lui avoua-t-elle d’un air curieux, presque méfiant.
Il lui dressa un bref résumé de ses pourparlers menés d’une main de maître, et sans une goutte de sang.
— Eh bien, je te savais fourbe, mais pas à ce point, en sourit-elle, visiblement réjouie et amusée par une telle façon de l’emporter.
— Venant de toi, je vais prendre ça comme un compliment. Tu aurais préféré que je les accable de garanties ou que nous chargions dans le tas sans nous soucier de rien ?
— Non, au contraire, tu as très bien fait. Seulement, je n’aurais pas cherché à jouer les sauveuses, ni… à m’engager autant auprès d’eux. J’imagine que tu comprends déjà que je ne leur rendrai rien de ce que je serai amenée à emprunter.
— Nous ferons tout comme, pour le moment. Je reviendrai discuter l’accord en temps voulu, rien n’est jamais figé en affaire, lui confia-t-il, d’un air malicieux.
— On croirait entendre un véritable président de la République, ricaner, aussitôt, sa collègue.
— Hm ! J’essaye de l’être, en tout cas. Malheureusement, il y a eu un petit imprévu durant les négociations : Cassandre n’a rien pu m’apprendre sur l’immortalité. En réalité, il sait juste comment l’activer à partir des échos de son phalène ; quant aux autres sectateurs de ce village, ils se contentent de faire pareil avec des fioles qu’ils portent à haute-résonnance. Je ne suis même pas sûr qu’ils sachent comment fonctionne véritablement le LM ou les thérapies qu’ils ont reçues, et les connaissances de Cassandre en la matière semblaient très limitées.
— Et ça se prétend gardiens des lieux sacrés… Toutes les sciences nouvelles doivent passer pour de la magie aux yeux de ces abrutis.
— Par chance, leurs prêtres seraient moins ignorants, ce sont eux qui s’occupent de manipuler le LM et d’étudier la Forêt d’en Bas. Nous irons chercher nos réponses directement dans leur sanctuaire, ils nous offriront même un lieu de repos pour notre expédition, ils ne pourront rien nous refuser de toute façon. C’est vraiment dommage que William et Alessia ne soient pas restés avec nous, cela complique les choses pour rien…
— À qui tu le dis… soupira-t-elle.
Elle jeta un regard désabusé vers ce tunnel qui les conduirait à ce monde enfoui.
— D’ailleurs, ils sont peut-être en difficulté pendant que nous discutons. Va prévenir ton père de notre départ, je vais quérir Raphaël et les autres. Nous partons dans cinq minutes, se ressaisit-elle brusquement, avant de l’abandonner sans même répondre à ses contestations, comme s’il pouvait faire un aller-retour là-haut avec tous ses otages en si peu de temps…
Néanmoins, les inquiétudes de Maria n’étaient pas infondées, car la voie choisie par les deux autres membres du Conseil n’avait rien de tranquille.
Dès les premières minutes, le groupe avait dû se coller à la paroi pour suivre Renard dans ces tunnels humides, avant de se mettre à y ramper lorsqu’ils se retrouvèrent inondés d’une semelle d’eau froide, presque glacée. Heureusement, ils avaient déjà pu ranger leurs lanternes quand il fallut se laisser glisser dans des pentes trop brutes, puisque les façades de ce souterrain furent bientôt couvertes de ces lierres scintillants, si familiers à Alessia. Finalement, Renard ne croyait pas si bien dire à propos de ce chemin, pensa-t-elle en approchant du prochain obstacle à venir, une galerie si basse et si raide qu’elle allait devoir la descendre à quatre pattes et à reculons. Mais d’un côté, il a eu raison sur tout le reste, il n’y a pas de méchanceté ici, pouvait-elle se consoler tandis qu’elle prenait garde à ne pas tomber sur cette pierre mouillée, sombre, tellement noire que l’éclat des lierres peinait à l’éclairer.
C’est de la nachtstein, de la nachtstein qui aurait été percé par les échos, s’interrogea-t-elle en observant la prise à laquelle se raccrochait l’une de ses mains, avant de prendre un bref instant pour réfléchir, reprendre son souffle, puis jeter un coup d’œil aux cinquante bons mètres qui l’attendaient encore.
— Tout va bien, Alessia ? Ça doit faire six ou sept ans que nous n’avions pas crapahuter comme ça, plaisanta William, juste derrière elle, mais tout aussi épuisé.
— C’est vrai, et c’était même pire quand nous étions aux Grisons. Mais j’étais trop occupée à écouter vos bêtises pour ressentir la fatigue, lui accorda-t-elle, en souriant nerveusement à l’évocation de ces souvenirs qu’elle chérissait malgré tout..
— Hm ! Je ne me souviens même plus de quoi nous discutions, ça devait être la faute d’Arcturus ou Maria, s’amusa-t-il.
Elle lui rappela que c’était lui qui avait lancé cet obscur débat, au sujet des effets du LM sur le cours mondial des monnaies.
— Ah ! Oui, ce n’était peut-être pas le moment d’aborder ce genre de discussions. Seulement il faut bien quelqu’un pour tempérer les ardeurs de ces deux-là, et ces questions ennuyantes sauvent plus de vies qu’on ne pourrait le croire, se justifia-t-il brièvement avant de l’encourager à reprendre la descente.
— Malgré tout, je regrette qu’ils ne nous aient pas suivis… soupira-t-elle en restant collée à sa paroi, hésitante à continuer jusqu’à ce qu’il se mette à lui raconter d’autres épisodes de cette expédition aux Grisons.
D’autant plus que les anecdotes ne manquaient pas, il y en avait tellement qu’Alessia en parlait encore lorsqu’elle arriva au bout de la pente, dans une cavité suffisamment large pour qu’elle puisse se redresser au beau milieu de ses compagnons.
Nous sommes bientôt arrivés, le plus dur est passé, leur annonça Renard tout en se grattant la puce, au grand soulagement de William qui en profita pour poser quelques questions banales à son guide – histoire d’en revenir à une discussion moins intime. Il y a beaucoup de tunnels comme celui-ci autour de la Forêt d’en Bas, lança-t-il au goupil qui s’arrêta de trottiner pour lui donner une réponse des plus intrigantes : oui, sauf que je ne pense pas que l’on puisse vraiment appeler ça des tunnels. Bien sûr, l’Allemand lui demanda où il voulait en venir, seulement Renard préféra lui répondre qu’ils allaient bientôt franchir un pont, avec vue sur là où je veux en venir. Les savants n’eurent pas le temps d’insister, quand ils réalisèrent que cette petite galerie ne débouchait pas sur une forêt, mais sur une cavité bien plus sombre, et bien plus grande. Seigneur Dieu, lâcha Alessia en empoignant son médaillon, dès qu’elle atteignit le pont rocheux où tous ses autres compagnons restaient fascinés, saisis par ce que le goupil nommait l’en Bas.
De part et d’autre, une gigantesque faille souterraine s’étendait à perte de vue, si profondément que les lierres mutants semblaient n’y trouver aucun fond, si loin que les innombrables filaments de leurs échos rougissaient toutes les parois abruptes à l’horizon.
— Eh ben… S’il y a un enfer sur cette terre, j’imagine qu’il ne devrait pas être loin, résuma William.
Il contemplait cette fosse d’un air légèrement inquiet, perturbé par la vision de ces ténèbres qui lui rappelaient le Puits d’Ombre.
— Je n’aurais jamais cru que les échos puissent tailler une chose pareille dans la roche, tout ça a dû prendre des millions d’années. J’en viendrais presque à me demander si les profondeurs de la Mondlicht-Turm n’aboutissent pas au même genre d’endroit, et pourquoi pas au même réseau. Qu’en penses-tu ? demanda-t-il en indiquant à sa collègue l’un des innombrables tunnels qu’il avait déjà repérés.
— Je n’ai rien à ajouter… sauf au sujet de ces grands filaments, tu as une idée d’où ils partent ? S’ils rejoignaient ceux de la surface par des sortes de cheminées ou de crevasses que nous ignorons, nous devrions les apercevoir au moins à la nuit tombée.
Ils conviennent très rapidement du fait que ces échos restaient probablement enfouis, ou en transit vers d’autres profondeurs plus reculées.
— Je pense que Maria et Arcturus en viendraient aux mêmes conclusions. Mais si c’est le cas, une source de résonnance maintient ses échos en sous-sol. Probablement celle qui les a excités pendant toutes ses années, au point de creuser la terre à ce point, reprit-elle afin qu’ils débattent de cette théorie, jusqu’à ce qu’Ezio les interrompe.
— Madonna, venez voir ça. Nous ne sommes pas seuls ici, lâcha-t-il en désignant la corniche qu’il ne quittait plus des yeux.
À une cinquantaine de mètres en contrebas, une silhouette humanoïde se balançait lentement au bord du précipice, les mains plaquées contre son visage silencieux, visiblement nue malgré l’épaisse chevelure hirsute qui le couvrait jusqu’au nombril.
Nous ne pourrions garantir qu’il s’agisse d’un être humain, ni s’il l’a été, ajouta son camarade italien aux deux savants qui découvraient cette scène effrayante, si dérangeante que même Alessia n’en ressentait que de l’inquiétude. Peut-être s’agit-il d’un ancien prisonnier du RFA, ne put s’empêcher de supposer William, d’un air presque compatissant pour cette pauvre créature qu’il voyait hésiter entre le suicide et la folie, plusieurs de ces malheureux ont été jetés dans les profondeurs de la prison. Évidemment, sa collègue lui prouva que c’était très improbable, puisqu’ils étaient à des centaines de kilomètres du territoire autrichien, au beau milieu d’un monde souterrain sans eau, sans nourriture, sans même un son qui en trahisse la présence. En revanche, il était bien possible qu’il s’agisse d’un sectateur égaré depuis trop longtemps, errant seul dans ces souterrains, livré à ses pensées que les échos avaient dues attiser jusqu’à finir par le consumer.
— En toute honnêteté, je crois que…
— Que nous devrions essayer de le sortir de là ? termina William pour qu’elle hoche timidement la tête, sous les airs abasourdis des deux chevaliers.
— Madame, nous vous déconseillons de tenter une chose pareille, nous ne savons pas comment cette créature pourrait réagir, ni ce dont elle est capable, lui recommanda Appolonio, avec une retenue dont son collègue ne s’encombra pas : ça pourrait être un foutu démon, tout est possible ici, nous devrions en profiter pour l’achever.
— Ezio, tu ne peux pas tuer sur des jugements si –
— Professeur von Toeghe. Restez calme. Retournez-vous, mais je vous en prie, restez calme, les interrompit soudainement Kyril, d’une voix à la fois sereine et nerveuse.
Malgré la surprise, ils s’exécutèrent sans un mot pour découvrir six aiguilles noires en travers de la faille, trépignant en silence, couvertes d’une chitine brillante sous l’éclat rougeâtre trahissant sa présence.
Elles étaient si longues qu’elles plongeaient jusque dans les ténèbres de la fosse, et culminaient sur une masse sombre jusqu’au ras de la voûte, tapies dans un recoin, à des dizaines de mètres au-dessus du pont où le groupe restait figé. Ce serait… non, c’est impossible, s’apprêtait à reconnaître William en discernant les poils à la surface des deux autres pattes qu’il aperçut plus haut, recroquevillées contre cette ombre inquiétante : c’est une araignée géante. Plus précisément, il s’agissait d’un pholque, comme ceux qu’Alessia voyait tout le temps traîner sur les plafonds de son monastère, avec leurs corps fins et leurs membres démesurément allongés mais celui-ci avait muté. Et, comme ses congénères, cette horreur cauchemardesque devait très probablement se nourrir de proies, même les chasseurs paraissaient l’avoir compris au premier coup d’œil.
Cependant, avant même qu’ils n’aient le temps de réagir, Renard se mit à sautiller comme s’il voulait attirer l’attention de ce monstre.
— C’est Tisseuse ! » lança-t-il d’un air enjoué.
Aussitôt coupé par ses compagnons qui lui ordonnèrent sèchement de se taire.
— Vous n’êtes pas obligés d’être aussi méchant… C’est une de mes amies, elle m’a aidé la première fois que je suis passé ici… confia-t-il en s’allongeant au sol, oreilles rabattues, aux pieds d’Alessia.
— Explique-toi plus calmement, lui confia-t-elle pour l’encourager à reprendre, même si William n’allait pas attendre pour le questionner.
— Comment peux-tu savoir qu’elle ne nous fera aucun mal ?
— Parce qu’elle n’est pas du genre à faire du mal, je la connais, elle parle, elle-aussi, résuma-t-il aux deux savants étonnés.
Appolonio plaida pour qu’une décision soit prise, l’air d’être prêt à combattre cette chose si cela lui était ordonné – sous les haussements de sourcils de tous ses collègues…
Bien sûr, Renard leur fit remarquer qu’ils n’auraient aucune chance contre elle, ou même qu’elle aurait déjà pu les tuer si elle le souhaitait, prouvant bien qu’elle n’était pas agressive envers les humains non plus.
Pourtant, Alessia comme William préférèrent traverser le pont, par sécurité, afin de poursuivre leur observation depuis le seuil du prochain tunnel qu’ils devaient emprunter, sans retenir leurs chasseurs de sortir leurs armes. Là-bas, les deux savants interrogèrent le goupil sur cette araignée immense qu’ils ne pouvaient plus lâcher du regard, à la fois terrifiés et fascinés par cette créature que leur guide décrivait comme unique. À l’entendre, Tisseuse était presque du même tonneau que la Voix, c’était une immortelle bien connue de tous ceux qui avaient fréquenté l’en Bas durant plusieurs jours, bien qu’elle ne quitte jamais les profondeurs. Effectivement, cette dernière consacrait l’essentiel de son temps à entretenir le réseau souterrain avec ses fils si particuliers, puis passait le reste à patienter dans des recoins de la faille dans l’attente de visiteurs, tel qu’elle le faisait maintenant. Et selon les dires catégoriques de Renard, Tisseuse ne mangeait rien, elle avait même lié ses crocs avec ses propres fils pour défier la Voix, pour la vampiriser au nom de la Nature Vivante, il y a bien longtemps.
— C’est ce qu’elle m’a dit quand je fuyais la Forêt d’en Bas. Elle est restée à côté de moi pendant que je me reposais, et elle m’a motivé à reprendre mon chemin. Vous devriez pas la menacer avec vos trucs dangereux, elle ne vous a rien fait, acheva-t-il d’un air penaud qui ne pouvait qu’attendrir Alessia.
— Il a raison, nous avons très mal-jugé cette créature, William. Allons-nous excuser auprès d’elle.
Pardon ? lâcha-t-il, aussi stupéfaits que les deux chevaliers de sa collègue, visiblement très sérieuse.
— Ta bonté est légendaire, vraiment. Mais je refuse d’aller attirer l’attention d’un… spécimen pareil. Tu comptes vraiment aller au beau milieu de ce pont et lui faire des excuses pour engager la conversation ? Je passe mon tour, et j’encourage tes chevaliers à t’en empêcher, reprit-il en essayant encore d’imaginer ce qu’elle lui confirma, sans le moindre doute, avec un petit sourire innocent en coin.
— Je crois que c’est pas la peine de vous disputer pour ça, trancha Renard tandis que l’araignée se remettait silencieusement en marche.
— De toute façon, elle se serait déjà baissée si elle voulait nous parler, elle y voit pas très bien… ajoutait-il lorsque l’une des pattes vint délicatement se poser sur le pont, à quelques mètres du spécialiste en arthropodes du Conseil, aussitôt captivé par cette merveille.
Car celles de Tisseuse étaient très particulières, elles n’avaient plus grand-chose en commun avec celle de ses congénères.
En vérité, on dirait un ressort, pensa-t-il en voyant comment elles s’entortillaient afin d’épouser parfaitement le relief des parois, en pliant et dépliant ses segments poilus à la manière d’une hélice. Grâce à elles, Tisseuse pouvait déambuler aisément, rapidement et même gracieusement dans toute la faille, ne laissant échapper que des minuscules bruits de frottements caoutchouteux. Pourtant, elle doit, au moins, peser plusieurs tonnes, s’étonnait-il en fixant les griffes s’appuyer contre le rebord du petit pont sans le faire vaciller, jusqu’à ce qu’il discerne un détail entre ses épines noires, elle a des veines bleutées à la base des griffes. Plus exactement, elle disposait même de toute une arborescence de fins vaisseaux sanguins, parfois rouge, souvent bleu, s’écoulant vers la pointe de cette patte qu’il voyait très doucement tâter la roche. Sans y prêter attention, William était ainsi en train de s’interroger sur cette couleur très anormale chez les arthropodes mutants, lorsque l’un des crochets transperça brusquement la roche comme si c’était de la viande. Pendant l’espace d’une seconde, le Saxon crut alors sentir toutes les parois vibrer autour de lui, dans des battements si intenses et, en même temps, si imperceptibles que ça ne détournait même pas son regard des griffes de Tisseuse, fumante à présent d’une légère brume turquoise. Puis, sans plus attendre, la chitine se contracta de nouveau pour reprendre sa route avec les autres, jusqu’à ce qu’une voix ne l’interpelle. Nous sommes désolés de nous être cachés, lui cria Alessia en s’avançant sur le pont, avant d’ajouter qu’elle venait ici sur les conseils de l’Ange Samaël.
Malheureusement, si ces derniers mots stoppèrent cette grande masse sombre durant un instant, Tisseuse se remit à avancer, droit devant, telle une baleine paisiblement portée par le courant.
— Dieu soit loué, j’ai vraiment cru qu’elle allait se retourner contre vous, Madonna… soupira Ezio en jetant un regard à son camarade italien – encore prêt à dégainer au moindre mouvement.
— Vous devriez nous prévenir quand vous tentez des coups pareils.
— Elle aurait sûrement pu nous apprendre beaucoup de choses. Nous avons raté une occasion merveilleuse, à bien des égards… se contenta-t-elle de lui répondre d’un ton las, désabusé tandis qu’elle la regardait disparaître définitivement dans l’obscurité.
— C’est bizarre qu’elle soit pas venue discuter, intervint Renard, en revenant trottiner au-devant du groupe.
— Je suis sûr qu’elle m’a reconnu, mais elle avait peut-être pas envie ou elle a senti un autre truc anormal dans les tunnels. Ses fils courent partout dans la montagne vous savez ! Ils poussent comme des racines sauf qu’ils fanent jamais ! s’enthousiasmait-il au fur et à mesure de son explication.
William finit par lui demander si cela avait un rapport avec la brume bleue qu’il avait observé.
— C’est ça, c’est la magie de Tisseuse !
— Je m’en doutais, ce qui m’intrigue vraiment, c’est la nature de cette magie, lui répondit-il en se tournant vers sa consœur.
— Je n’ai jamais entendu d’échos bleutés, hormis chez des patients traités exclusivement au LM d’Orient et dont les yeux bleus ont une teinte très foncée. Chez les araignées, je n’ai connaissance d’aucune molécule qui puisse engendrer une brume pareille. Il n’y a que les limules qui en génèrent, sans pour autant obtenir le même aspect. C’est peut-être un vieux caractère génétique qui s’est perdu, qu’en penses-tu ? proposa-t-il en espérant la consoler par un débat, sans s’attendre à la théorie qu’elle allait lui opposer.
Après tout, cette teinte bleue était très familière à la religieuse, c’était pratiquement la même que celle du message laissé par sa Sainte Vierge Marie à Fatima, c’était probablement un signe.