Chapitre VII [.1]

Par Melau

Les premières semaines de Thaïa au CMT passèrent à une vitesse folle. Les fêtes de fin d’année approchant, les demandes se multipliaient. Certains souhaitaient être les plus beaux, d’autres les plus extravagants, et une petite partie des Modifiés voulaient être absolument méconnaissables lorsqu’ils reverraient leurs familles – même si cela impliquait d’avoir des oreilles de félin ou une langue de serpent. Avoir une langue de vipère n’était plus seulement une expression dans le monde de Thaïa Dinh.

Pour répondre à toutes ces demandes, et surtout pour proposer de nouvelles Modifications qui seraient en promotion quelques jours avant les fêtes – cadeau idéal pour les retardataires ou ceux en manque d’idées – le CMT comptait sur ses généticiens et techniciens en tout genre. Les médecins du Centre avaient de nombreuses missions : ils devaient non seulement collaborer avec le pôle technique afin de combiner transformation génétique et internet, mais ils avaient surtout la lourde responsabilité de vérifier, par des tests tout aussi complexes et longs les uns que les autres, que toutes les Modifications pouvaient être faites et téléchargées sans danger.

Si les journées étaient éreintantes, Thaïa n’en retirait pas moins une immense satisfaction. Elle avait l’impression de faire quelque chose d’important.

Cette année, la Modification la plus attendue et la plus promue par le CMT ne permettait pas moins que de faire apparaître des taches de rousseur sur le visage et partout sur le corps. Demandée, ou plutôt réclamée, par les utilisateurs depuis des années, le CMT avait dû en reculer la sortie à de nombreuses reprises. Les tests n’étaient pas concluant, et seuls quelques motifs fonctionnaient correctement. Thaïa travaillait sur ce projet depuis son arrivée, supervisée par le docteur An Banh. Elle avait déjà tant appris aux côtés de cette petite femme ! Bientôt, grâce au travail acharné de leur équipe, les Modifiés pourraient eux-mêmes imaginer les taches de son qui leur feraient plaisir. Et ce n’était pas une mince affaire ! Tout était à penser, vérifier et tester : les formes, les couleurs, les associations. Il fallait travailler avec la fluctuation du grain de la peau, gérer les possibles contacts entre Modifications et vérifier que l’ajout d’une mouche sur la narine droite n’empêcherait pas l’apparition des grains de beauté sur l’arrête du nez.

Après environ trois semaines de travail pour Thaïa, et des mois pour les autres, voire des années, il n’y avait plus qu’à faire les derniers tests : ceux sur des Modifiés volontaires. Le recrutement fait en amont avait permis de sélectionner une douzaine de participants. Un lundi matin, alors qu’ils attendaient le feu vert de la direction pour faire les tests sur autre chose que des logiciels informatiques depuis une semaine, Thaïa arriva au bureau et sa responsable lui refourgua une pile de documents.

— Ils sont tous arrivés, lui apprit-elle sans spécifier qui était ce « Ils ». Fais-leur signer ces décharges, on commence la dernière phase aujourd’hui.

Mai An Banh était toujours directe. Elle n’aimait pas passer par quatre chemins, elle considérait cela comme étant à la fois inutile, une perte de temps énorme et surtout complètement bête. Pourquoi tourner trois fois à droite quand on peut tourner une fois à gauche ?

— Je m’en occupe tout de suite.

Thaïa admirait le docteur An Banh. Comme une petite fille à qui on demanderait ce qu’elle souhaite faire plus tard, Thaïa rêvait de devenir « comme Mai An Banh ». Un mois après son arrivée au CMT, ce sentiment ne s’était pas éteint ; au contraire, il s’intensifiait.

Voyant que sa nouvelle recrue ne bougeait pas d’un poil, Mai An Banh fit claquer sa langue sur son palais.

— Allez, on ne traîne pas, Thaïa. On doit clore les tests avant la semaine prochaine si on veut sortir la Modification pour le 20.

Thaïa ne répondit rien ; un hochement de tête en direction de sa responsable et elle partit en direction de la salle d’attente attenante à une salle d’examen.

Les participants regardèrent la jeune femme arriver avec des yeux écarquillés, étonnés. Il fallait dire que Thaïa ne se présentait pas sous son meilleur jour : partie en retard de chez elle, elle avait renouvelé l’expérience du bus démarrant sous son nez et refusant de s’arrêter pour la prendre à son bord. Elle avait donc marché, presque couru, jusqu’au CMT. Arrivée en sueurs dans la file d’attente, elle avait badgé aussi vite qu’elle l’avait pu. Et au lieu de prendre l’ascenseur, elle avait pris les escaliers. Grimper les marches quatre à quatre, avec un manteau d’hiver et des bottes fourrées, la fit arriver à l’heure mais en sueur. Elle n’avait donc pas vraiment l’air d’une généticienne ou d’un médecin. Et ce n’était certainement pas rassurant pour ces quelques personnes qui ne savaient pas vraiment ce qui les attendait. Peut-être même allaient-ils prendre définitivement leurs jambes à leur cou lorsque Thaïa leur donnerait les formulaires de consentement.

— Bonjour à tous et toutes. Euh… Je m’appelle Thaïa Dinh, je suis généticienne. Je vous remercie tous pour votre présence aujourd’hui et de vous être portés volontaires pour ces tests. Vous verrez, vous aurez de très jolies taches de rousseur !

Aucun des participant n’esquissa le moindre sourire. Aucune réaction. Bon. On pouvait dire que ça commençait plutôt mal toute cette histoire…

— Comme vous le voyez, reprit-elle avec autant d’assurance qu’elle le put, je ne suis pas venue les mains vides.

Thaïa désigna du menton la pile de papiers qu’elle tenait.

— Je vais vous distribuer ces formulaires de consentement. Vous devrez les lire et les signer avant que nous commencions les tests. Globalement, ils vous informent des risques que vous prenez et déchargent le CMT de toute responsabilité s’il venait à vous arriver quoi que ce soit.

Si les participants n’avaient pas encore eu envie de fuir, cette fois ils avaient carrément envie de quitter le pays. Thaïa s’aperçut de sa bêtise lorsqu’elle constata le blanchiment des visages et les mains qui s’accrochaient aux sacs à mains comme si les personnes étaient prêtes à déguerpir.

— Euh… Je vous rassure, hein… Nous avons déjà fait des tests, le pire qui peut vous arriver c’est un petit bug temporaire de votre station de téléchargement.

Elle ne prit pas le risque d’évoquer la défiguration due à un défaut d’interaction entre deux Modifications, ni même la mort qui pouvait tout à fait survenir dans ce type de tests. Non, mieux valait qu’elle se taise et distribue papiers et stylos aux participants tant qu’ils étaient encore là. Une fois cette corvée accomplie, Thaïa tenta d’afficher un sourire qu’elle voulut bienveillant. Il lui semblait plutôt faire une tête déformée et monstrueuse, mais tant pis.

— Bon, eh bien, voilà. Je vous laisse lire tout ça et signer les documents. Mettez bien vos initiales en bas de chaque page et signez lorsque cela vous est demandé. Je reviens d’ici une trentaine de minutes, ça vous convient ?

Quelques hochements de têtes, des regards fuyants : Thaïa prit cela pour un oui. Certains faisaient déjà semblant de lire. Parmi les douze, combien prendraient véritablement connaissance de ce qu’ils signeraient ?

 

Après cette première corvée, Thaïa prit enfin le temps de poser ses affaires à son bureau dans l’open-space et saluer ses collègues. Elle profita de ces instants de tranquillité pour échanger ses grosses bottes doublées d’une fourrure crème chaude et confortable contre des escarpins noirs qui lui donneraient des cloques aux talons et à la plante du pied. Elle se débarrassa également de son manteau pour laisser place à sa blouse. Enfin, elle se servit un café et s’assit à son bureau.

Minuteur en route, non plus dans un coin de sa tête, mais bien dans un coin de son bureau, Thaïa se lança dans une relecture des dossiers des participants pour trente minutes. Le temps pour eux de signer, le temps pour elle de connaître leurs noms, prénoms, âges et antécédents. Rachel, 34 ans… Mehdi, 19 ans… Terenz, 57 ans… Ils étaient tous d’âges et d’horizons différents, ce qui plut particulièrement à la généticienne. Pour elle, le CMT permettait de rapprocher les gens et de former une seule et même communauté en créant des connivences, des buts communs, et une culture bien qu’elle soit au détriment de la nature.

Un profil en particulier attira l’attention de Thaïa. Une jeune femme, à peine plus âgée qu’elle d’un an ou deux, était Autochtone. Cette semaine, en participant aux tests, elle allait donc devenir Modifiée. Thaïa savait que ce genre de choses était normal, et qu’il fallait bien voir si les Autochtones pouvaient faire cette Modification sans créer de problème, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir un petit pincement au cœur. Quelque part, elle se sentait trahie, et en même temps, elle se sentit extrêmement proche de cette certaine Anissa. Même âge, toutes deux Autochtones, mais aussi toutes d’eux de famille asiatique. Thaïa n’avait pas fait attention à elle dans la salle d’attente, mais elle se promit d’y remédier lorsqu’elle lui ferait son examen préliminaire.

 

La demi-heure passa rapidement. Thaïa eut tout juste le temps de finir de relire le dernier dossier lorsque la sonnerie stridente du minuteur retentit. En relevant la tête, la jeune généticienne surprit des regards amusés dans sa direction. Ses collègues commençaient à s’habituer à ses petites manies au travail, telle que celle de travailler en permanence avec un minuteur pour rythmer ses journées et ses missions. Si au départ la sonnerie les gênait, ils couvaient désormais la jeune femme de regards attendris. Elle était presque devenue comme une fille ou une sœur pour la plupart d’entre eux ; certes, la fille ou la sœur un peu bizarre, qu’on ne comprenait pas toujours bien, mais celle qu’on aimait malgré, ou sûrement grâce à ses petites manies excentriques.

 

Redressée sur ses talons aiguilles, Thaïa retourna voir les participants. Elle réprima son soulagement lorsqu’elle entra dans la pièce et qu’elle s’aperçut qu’aucun n’avait pris la poudre d’escampette. Ils avaient tous signés, et Thaïa suspecta qu’environ la moitié avait pris le temps de lire quelques pages du formulaire, et peut-être deux ou trois de l’avoir parcouru en entier.

Après vérification des signatures et des paraphes de chaque participant, elle donna à chacun un numéro aléatoire.

— Ce sera votre ordre de passage, leur expliqua-t-elle. Nous vous appellerons par ce numéro pour les examens et pour les tests, ce qui nous permettra d’anonymiser au maximum cette expérience pour de futures publications.

Thaïa prit le temps de leur exposer les différentes étapes de cette phase finale de tests. Elle souhaitait inclure au mieux les participants en leur permettant de comprendre ce qui se passait au CMT.

— Ce midi, vous pourrez vous restaurer au self-service qui se trouve au rez-de-chaussée. Nous vous donnerons des tickets permettant de couvrir l’ensemble des frais de repas et de boisson. Et cet après-midi, vous rencontrerez l’un de nos informaticiens qui a travaillé avec l’équipe médicale sur cette Modification. Il vous expliquera bien mieux que moi ce qu’implique son téléchargement et comment tout cela se déroule.

Les participants semblaient désormais enjoués à l’idée de faire cette expérience. Ils avaient tous repris des couleurs à peu près normales, sauf pour un, le jeune Mehdi, que Thaïa soupçonnait d’utiliser une Modification pour rendre son teint volontairement très pâle. Souhaitait-il ressembler à l’un de ces vampires revenus à la mode dernièrement, lorsqu’une réédition de Dracula de Stocker avait fait éclater les scores de ces dernières années ? En même temps, avec la couverture et ce vampire à moitié à poils, Thaïa n’était pas étonnée que ce soit un best-seller. Y avait-il au moins une scène de nu dans ce roman pour en justifier l’illustration ?

— Mais avant tout ça, termina-t-elle, nous allons vous faire un petit examen de routine pour vérifier que tout est conforme et que vous êtes prêts pour télécharger vos nouvelles taches de rousseur ! Avez-vous des questions ?

Aucun signe, aucune réponse.

— Je vais prendre ça pour un « non ». Bien, on va pouvoir commencer. Laissez-moi quelques instants pour m’installer et appeler mon collègue qui vous examinera.

Thaïa traversa la salle d’attente, entra dans la salle d’examen et referma la porte derrière elle. Elle appela un collègue, Jérémiah, médecin de formation. Elle aurait pu faire tout cela toute seule, mais la procédure exigeait un médecin et non un généticien… Tant de mots, tant de salive, et tant d’efforts gâchés pour revenir exactement au même résultat !

Lorsque ce dernier arriva, il fit signe à Thaïa qu’ils pouvaient commencer. Thaïa ouvrit donc la porte menant dans la salle d’attente et appela le premier participant :

— Numéro 1, s’il vous plaît.

 

La dernière phase pouvait enfin commencer.

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